Roger Lemelin, témoin de son époqueMonique Ostiguy
Autodidacte, Roger Lemelin a mené une carrière diversifiée d’auteur, d’homme d’affaires et de journaliste. Né à Québec le 7 avril 1919, dans le quartier ouvrier de Saint-Sauveur, il fréquente l’école jusqu’en huitième année puis travaille pour un marchand de fruits et de légumes. Il rêve de devenir champion olympique de ski acrobatique mais à 17 ans il est terrassé par une mauvaise chute qui le forcera à se déplacer en fauteuil roulant ou avec des béquilles pendant plusieurs années. Son père lui offre alors une machine à écrire Underwood sur laquelle il écrira tous ses textes jusqu’en 1992, année de son décès. Grâce à Jean-Charles Bonenfant, voisin de la famille, Roger Lemelin a accès à la Bibliothèque du Parlement de Québec : une mine d’or pour un autodidacte. Tout en travaillant comme comptable dans une compagnie forestière, il se joint à la revue littéraire Regards dirigée par André Giroux. Cependant, il consacre tous ses temps libres à la rédaction d’un premier roman intitulé Les Grimpeurs, qu’il présente au Prix David en 1942. Le Prix est décerné à Ringuet pour Trente Arpents mais un des jurés, Albert Pelletier, offre à Lemelin de l’aider à revoir le style et la forme de l’ouvrage qui sera finalement publié en 1944 sous le titre Au pied de la pente douce. Le roman se verra attribuer le Prix David, le Prix de la langue française de même que les bourses Guggenheim et Rockefeller. Roger Lemelin fait alors ses débuts à la radio où il livre de nombreuses causeries consacrées aux manifestations littéraires et artistiques du Canada français. De 1944 à 1952, il travaille aussi à titre de correspondant pour les hebdomadaires Time et Life et pour le magazine Fortune. Il collabore à la revue Amérique française et à la revue parisienne Les Nouvelles littéraires. En 1948, il publie son second roman, Les Plouffe, grâce auquel il devient membre de la Société royale du Canada, puis en 1949, un recueil de nouvelles intitulé Fantaisies sur les péchés capitaux. En 1952, son roman Pierre le magnifique obtient le Grand prix de Paris et son film L’homme aux oiseaux remporte le Prix du meilleur court métrage au Canada. La même année, il donne vie à ses personnages dans La famille Plouffe, un radio-roman qui gardera l’antenne de CBF jusqu’en 1955 avant d’être repris à CKVL de 1961 à 1967. En 1953, deuxième année de la programmation de la télévision de Radio-Canada, il crée la série hebdomadaire La famille Plouffe. Cette émission, dont les comédiens sont encore idolâtrés, atteint dès 1954 la vertigineuse cote d’écoute de 4,4 millions de téléspectateurs, un record incroyable pour l’époque. Présentée en direct, elle gardera l’antenne jusqu’en 1959 et sera jouée par les mêmes comédiens au réseau anglais, de 1954 à 1958. Roger Lemelin délaisse ensuite le monde de l’écriture pour se consacrer aux affaires. Il fonde sa propre maison de publicité et achète la charcuterie Taillefer qui commercialisera les cretons préparés selon la recette du célèbre personnage de maman Plouffe. Il effectue quelques voyages d’affaires à Paris où il se lie d’amitié avec des écrivains français, dont Hervé Bazin. En 1971, il accompagne la délégation du premier ministre Pierre Trudeau en Russie et, au retour, publie un long reportage sur ce voyage. En juin 1972, il devient président et éditeur du journal La Presse, poste qu’il occupera jusqu’en octobre 1981. Nous sommes fiers d’annoncer que la tâche de classement et de description du fonds Roger-Lemelin faisant partie de la collection des manuscrits littéraires de la Bibliothèque nationale du Canada est maintenant terminée. Un instrument de recherche réalisé selon les Règles de description des documents d’archives (RDDA) en facilitera l’accès. Les archives de Roger Lemelin contiennent plus de sept mètres linéaires de documents textuels s’échelonnant de 1936 à 1988 et témoignant surtout de l’ensemble de sa production littéraire, radiophonique et télévisuelle, mais aussi de ses fonctions de président et éditeur de La Presse. Le chercheur y trouvera les manuscrits de ses premières œuvres de fiction, dont plusieurs contes et nouvelles inédites et, bien sûr, les manuscrits de ses romans qui mettent en scène des personnages du milieu populaire de la basse-ville de Québec et qui, comme le disaient les critiques de l’époque, témoignent de l’émergence d’une littérature canadienne libérée du terroir. Le fonds rassemble aussi 40 ans d’écrits pour les journaux : des critiques de concerts et de romans, des articles sur l’actualité politique et sociale, sur le syndicalisme, le journalisme et le métier d’écrivain, ainsi que sur la qualité de la langue française. On y découvre Lemelin humaniste, analyste du climat social du Québec et du Canada. La valeur de témoignage des articles des années 1970 est d’ailleurs enrichie par les nombreuses lettres de lecteurs de La Presse que Lemelin conservait aux dossiers même s’il décidait de ne pas les publier. En outre, Lemelin avait préservé la quasi totalité des textes des émissions radiophoniques quotidiennes mettant en vedette les personnages de ses premiers romans : un rappel de l’époque de l’âge d’or des radio-romans. Les chercheurs apprécieront aussi les textes des causeries sur la littérature canadienne-française diffusées sur les ondes de Radio-Canada ou de CKVL dans les années 1940 et 1950, ainsi que des billets rédigés plus tardivement, dont certains mettent les jeunes en garde contre le nationalisme et le Front de libération du Québec (FLQ). De plus, le fonds permet de retracer l’évolution de la série télévisée La famille Plouffe puisque la Bibliothèque nationale du Canada en a conservé tous les textes ainsi que ceux des émissions The Plouffes, En haut de la pente douce, Le petit monde du Père Gédéon, Chez le Père Gédéon et Viva Valdez. On y retrouve aussi quelques émissions pilotes, des contrats, des reportages et une série d’éditoriaux. Le fonds renferme également les différentes versions des textes des nombreuses conférences données par Lemelin sur le rôle des écrivains et des journalistes et sur les aspirations culturelles, économiques et sociales qui devaient être, selon lui, celles des Québécois. Ces textes font également état des prises de position politiques de Lemelin qui, tout en soulignant le dialogue difficile entre les Canadiens de langue française et les Canadiens de langue anglaise, proclame sans équivoque ses convictions fédéralistes. Les différentes versions de ces conférences sont d’ailleurs accompagnées d’une abondante correspondance nous renseignant sur la préparation des événements au cours desquels elles ont été prononcées et sur les réactions, tant positives que négatives, qu’elles ont suscité chez des politiciens, hommes d’affaires, journalistes, enseignants, médecins, avocats et autres notables y ayant assisté. Lemelin avait constitué plusieurs dossiers documentaires sur ses sujets de prédilection. L’un de ces dossiers témoigne du mouvement d’indignation des libraires et éditeurs du Québec lors de la distribution du roman Le crime d’Ovide Plouffe par l’entremise de la chaîne d’alimentation Provigo. Il s’agissait d’une première au Québec. Un autre dossier nous renseigne sur le rôle joué par Lemelin dans la polémique entourant les mots du poète Claude Péloquin « Vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves ! » gravés dans la murale de Jordi Bonet au Grand Théâtre de Québec. Elle fournit de l’information de première main sur la campagne menée par Lemelin en faveur de la disparition du fameux énoncé… ou de la murale. Par ailleurs, de nombreux documents rassemblés par Lemelin permettent de retracer l’histoire du procès des responsables du meurtre de Sault-au-Cochon, le 9 septembre 1949, lorsque le bijoutier Albert Guay, aidé de deux complices, fit sauter un avion DC3, tuant sa femme et 23 autres passagers. On y retrouve l’ensemble des interrogatoires, plaidoiries et confessions concernant cette affaire ayant inspiré Le crime d’Ovide Plouffe. Une autre volumineuse série de documents fait revivre la visite de membres de l’Académie Goncourt invités au Québec par Roger Lemelin en 1974 à la suite de sa nomination comme membre de cette académie. Cette série nous éclaire sur les débats ayant court à cette époque au sujet du colonialisme culturel de la France. Les chercheurs seront certainement intéressés par la correspondance de Roger Lemelin qui gardait une copie de chacune des lettres qu’il expédiait. Cette correspondance témoigne entre autres des relations de Lemelin avec de nombreux écrivains et éditeurs canadiens, français et américains, et avec plusieurs personnalités du monde politique. Comme le reste des documents créés et accumulés par Lemelin, elle fournit des renseignements inédits sur des événements qui ont jalonné l’histoire du Québec et du Canada. Ce fonds d’archives constitue donc un corpus intéressant non seulement pour les études littéraires mais pour plusieurs domaines de la recherche car il permet de retracer l’évolution culturelle, politique et sociale de la société québécoise de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970. Pour plus de renseignements, vous pouvez communiquer avec la : Collection des manuscrits littéraires |