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Juillet/Août 2003
Vol. 35, no 4
ISSN 1492-4684

Lorne Pierce, de Ryerson Press, et l'art canadien, 1920-1950

Nicole Watier, Services de recherche et d'information

Mme Sandra Campbell, qui termine actuellement une biographie de Lorne Pierce, était la conférencière de la séance SAVOIR FAIRE de mars. Professeure auxiliaire au Pauline Jewett Institute of Women’s Studies à l'Université Carleton, Mme Campbell est aussi professeure à temps partiel à l'Université d'Ottawa. Dans sa présentation, Mme Campbell a abordé le rôle de Lorne Pierce en tant qu'éditeur et promoteur principal de l'art canadien et de l'histoire de l'art, et s’est penchée tout particulièrement sur son travail dans la collection « Art canadien » chez Ryerson Press.

Au début de sa conférence, Mme Campbell a remercié Beth Pierce Robinson, qui faisait partie de l’auditoire. Fille de Lorne et Edith Pierce, Mme Pierce Robinson a permis l'accès aux documents personnels de son père, qui ont grandement aidé Mme Campbell dans sa recherche.

Lorne Pierce (1890-1961) fut un personnage majeur dans le domaine de l'édition canadienne durant 40 ans en tant que directeur de Ryerson Press, l'une des maisons d'édition les plus anciennes et les plus importantes au Canada. Pierce ne laissa jamais ses handicaps physiques de surdité et de lupus l'empêcher de poursuivre ses buts. Mme Campbell a expliqué que, motivé par son nationalisme culturel, Lorne Pierce était décidé à publier des livres portant sur l'art canadien, d'où la collection « Art canadien ». Dans A Postscript on J.E.H. MacDonald, 1873-1932, Pierce partage ses opinions :

« Aucun pays n'est entièrement une nation tant qu'il n'arrive pas à une maturité grâce à ses poètes et à ses artistes… le monde va de l'avant grâce à ses prophètes. Quelque chose s'est produit au Canada quand les lithographies étrangères sur les murs des pionniers furent contestées par les peintures de Kane et Krieghoff. "The Horse Fair", "The Doctor", l'enthousiasme [d'artistes étrangers comme] Delacroix et la sentimentalité d'un Messonier, répétés un million de fois sur nos murs, ne feraient jamais du Canada une nation fière dès sa naissance. Ce que nous devons à nos écrivains et à nos artistes, de Haliburton et Krieghoff jusqu'à ce jour, dépasse tout calcul. Ils sont les vrais découvreurs et les maîtres-constructeurs de cette nation. »

Né à Delta, en Ontario, dans une maison méthodiste, Lorne Pierce a obtenu une licence ès arts de l'Université Queen's en 1912 et il est devenu ministre méthodiste ordonné en 1916. Son amour de l'art fut d'abord cultivé par sa mère, Harriet, également artiste amateure, et par son mentor de l'Université Queen's, M. William Jordan, qui était à la fois professeur d'études religieuses et collectionneur d'art.

Lorne Pierce est arrivé à Toronto en 1920 pour commencer à travailler chez Ryerson Press. Son intérêt pour l'art canadien fut décuplé par l'œuvre du Groupe des Sept, dont il rencontra plusieurs membres avec lesquels il se lia d’amitié au Arts and Letters Club de la rue Elm, un lieu de rencontre populaire au centre-ville de Toronto.

Parmi le large groupe d'amis de Pierce se trouvait Albert Robson, et c'est leur collaboration qui a rendu possible la collection « Art canadien ». Au fil des ans, ils ont mis au point une collection consacrée non seulement aux artistes du Canada anglophone, mais aussi du Canada francophone.

Mme Campbell a expliqué qu'avant 1920, la plupart des publications d'art canadien n'étaient pas des études en profondeur ou rigoureuses. Pierce lui-même a remarqué qu'au Canada « les artistes sont venus et sont partis, et que des détails à leur sujet, comment ils vivaient, travaillaient et pensaient, quand ils survivaient, sont souvent maigres, vagues et inutiles ».

En 1937, par un hasard extraordinaire, les cartes de Noël ont permis la production de la collection. L'entreprise Rous and Mann, responsable également de l’impression d'art chez Ryerson Press, avait acquis une presse couleur complexe et une collection de plaques en couleurs sur l'art canadien pour une gamme annuelle de produits sous forme de cartes de Noël, qui comprenait les œuvres de Cornelius Krieghoff et de Tom Thomson.

Robson a proposé la publication de la collection « Art canadien » avec des livrets consacrés à Krieghoff et Thomson. Il s'est expliqué dans une lettre à Pierce :

« L'idée que j'avais en tête était de produire des petits livrets… de grandeur normalisée, et portant dix ou douze reproductions en couleurs d'un artiste particulier, avec une appréciation du travail de l'artiste, incluant assez de ses antécédents et points de vue pour expliquer son œuvre… »

Avec Robson comme auteur, trois livrets sur Cornelius Krieghoff, J.E.H. MacDonald et Tom Thomson furent lancés en 1937. On y trouvait, mise en évidence dans les textes, la philosophie de Pierce en matière de nationalisme culturel. Robson fut l'auteur de trois autres livrets en 1938, portant sur A.Y. Jackson, Clarence Gagnon et Paul Kane. Après la mort soudaine de Robson durant cette même année, la collection a continué avec les auteurs Marius Barbeau, Thoreau MacDonald, Donald Buchanan, William Colgate et d'autres historiens et artistes de l'art dominants de l’époque qui dressaient des profils d’artistes de la fin du XIXe et du début du XXsiècle.

Le commencement de la Seconde Guerre mondiale entraîna des pénuries de matériel et de main d'œuvre spécialisée dans la production non seulement de la collection « Art canadien », mais aussi dans toute l'industrie de l'édition canadienne. En outre, les ventes des livrets demeuraient faibles, à l’exception de The Group of Seven, de Thoreau MacDonald en 1944, qui a connu plusieurs tirages. Malgré la lenteur des ventes, Pierce persiste à publier. D’une nature prudente, il utilisa peu de plaques de couleur dispendieuses et limita la longueur des livrets à environ 40 pages.

Les documents de Pierce, conservés aux archives de l'Université Queen's, montrent que la publication d’un plus grand nombre de livrets portant sur des artistes tels Lawren Harris, Emily Carr, David Milne, les sculpteurs de pierre Haida et plusieurs autres, était prévue. Cependant, le projet achoppe en raison de contraintes financières.

Au début des années 1950, Pierre doit composer avec la longue bataille contre le cancer que livre son épouse Edith et sa propre santé chancelante. Les priorités ne sont plus les mêmes : il n'a ni l'énergie ni l'argent pour poursuivre ses divers projets de publication. Durant cette période, Pierce a fait don de nombreuses pièces de sa collection d'art personnelle à des galeries d'art publiques, y compris le Musée des beaux-arts du Canada (appelé alors la Galerie nationale du Canada), l'Université Queen's et le Musée des beaux-arts de l'Ontario. En 1958, Pierce donna The Elements de J.E.H. MacDonald au Musée des beaux-arts de l'Ontario et, en se séparant de ce tableau, l'appela « ma plus précieuse possession », un exemple de son engagement à amener l'art et l'appréciation de l'art à la portée de tous les Canadiens.

Mme Campbell a conclu ainsi son entretien :

« Il est clair que Pierce, le nationaliste culturel, constitua une force aussi formidable en art canadien qu'en littérature canadienne, à cause de ses initiatives sans pareilles dans le domaine au cours de la période 1920 à 1950. Quelles que soient nos opinions sur l’art d’ici, les Canadiens lui doivent beaucoup pour l’œuvre de pionnier qu’il a accomplie dans l'histoire de l'art. »

Parmi les nombreux volumes publiés par Ryerson Press, Bibliothèque et Archives Canada possède l’ensemble de la collection « Art canadien », soit seize documents.