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Volume 22, No 1-
2001

[Table des matières]

 

 

Agence de santé publique du Canada

La durée des épisodes de dépression majeure dans la population canadienne générale

Scott B Patten


Volume 22, No 1- 2001


Résumé

L'Enquête nationale sur la santé de la population (ENSP) a permis de recueillir une foule de nouvelles données sur la dépression majeure dans la population canadienne générale. En plus d'inclure un bref prédicteur de la dépression majeure, elle posait aux sujets deux questions sur la durée des épisodes vécus au cours de l'année précédente, dont seulement une à l'ensemble des sujets. Étonnamment, un grand nombre des épisodes identifiés ont été de très courte durée. Dans le présent article, nous examinerons les données de l'ENSP sous un angle différent afin de dégager une perspective complémentaire sur les données relatives à la durée des épisodes. Pour notre analyse, nous nous sommes servis des données des cycles 1994-1995 et 1996-1997 de l'ENSP. Nous avons utilisé les données longitudinales pour établir approximativement l'incidence de la dépression majeure selon l'âge et selon le sexe parmi les membres de la population âgés de plus de 12 ans. La prévalence a été estimée à partir du fichier de données transversales de 1996-1997. Nous avons ensuite appliqué une formule de base reliant la prévalence, l'incidence et la durée moyenne de la maladie par groupe d'âge et par sexe. Dans l'ensemble, les données sur l'incidence et la prévalence tirées de l'ENSP semblent indiquer que la dépression dure plus longtemps que ce qui ressort des réponses à la question sur la durée posée lors de l'entrevue. Pour expliquer ce phénomène, on pourrait souligner que la question comportait une limite maximale de 52 semaines, alors que certains épisodes de dépression majeure durent plus longtemps. Les épisodes particulièrement longs pourraient avoir un impact prononcé sur la durée moyenne de la dépression dans la population. Néanmoins, ces données confirment la nature hétérogène de l'affection; chez de nombreuses personnes, le syndrome de la dépression majeure pourraient se manifester sous forme d'épisodes très brefs.

Mots-clés : épidémiologie, incidence, prévalence, pronostic, trouble dépressif


Introduction

Plusieurs estimations de la prévalence de la dépression majeure ont été effectuées dans divers pays1-7. Récemment, on a estimé sa prévalence sur une période de 12 mois dans la population canadienne à partir des données de l'Enquête nationale sur la santé de la population canadienne (ENSP)8,9 et du Supplément santé mentale de l'Enquête sur la santé en Ontario10. Les estimations de plusieurs autres enquêtes menées au Canada ont également été publiées11,12. Comme l'ENSP est une étude longitudinale, ses données13 permettent d'estimer l'incidence de l'affection, à condition que l'intervalle de suivi pour la composante longitudinale de l'enquête soit de deux ans et que l'instrument de mesure utilisé n'identifie que les épisodes survenus au cours de la période de 12 mois précédant l'entrevue. La proportion des sujets non déprimés en 1994-1995 chez qui on a observé une dépression majeure en 1996-1997 pourrait amener à surestimer la proportion de l'incidence annuelle, car elle pourrait inclure des sujets dont la dépression a débuté dans l'année qui a suivi l'entrevue de 1994-1995. Ce pourrait être le cas des sujets dont la dépression ne s'est terminée que deux semaines ou plus après le début de l'année précédant l'entrevue de 1996-1997 : ces sujets apparaîtraient au numérateur de l'équation de l'incidence, venant ainsi gonfler la proportion de l'incidence estimée.

L'ENSP est une enquête communautaire longitudinale permanente menée par Statistique Canada. En 1994-1995, on a interviewé un échantillon national de plus de 17 000 sujets, qui ont été interviewés de nouveau en 1996-1997 dans le cadre de la composante longitudinale de l'enquête. Le cycle de collecte de données de 1996-1997 comprenait aussi de nombreux «apports» de certaines provinces, si bien que les données transversales de ce cycle portaient sur plus de 80 000 sujets (dont une minorité avaient fait l'objet d'un suivi sur deux ans après la collecte initiale de données). L'entrevue de l'ENSP comprenait une version courte du questionnaire Composite International Diagnostic Interview (CIDI), dite Forme abrégée pour la dépression majeure14. Cet instrument prédictif rapide évalue la probabilité de dépression majeure au moyen d'une série de questions adaptées du CIDI par Kessler et al.14; les sujets faisant état d'au moins cinq symptômes (dont au moins un est l'humeur dépressive ou la perte d'intérêt) sur les neuf que comporte le critère diagnostique A d'un épisode dépressif majeur dans le DSM-IV se voient attribuer une probabilité prédictive de 90 %.

La Forme abrégée du CIDI comprend une double série de questions, dont aucune n'est poursuivie plus avant dès que le sujet ne déclare aucune période d'humeur dépressive ou de perte d'intérêt ayant duré deux semaines d'affilée. La première série s'adresse aux sujets qui ont signalé le premier symptôme (l'humeur dépressive), et la deuxième à ceux qui ont indiqué le second (la perte d'intérêt) et non le premier. Chaque série comporte des questions sur les autres symptômes qui définissent la dépression majeure selon le DSM-IV. Chacune comporte aussi une question sur la durée de la dépression, dans laquelle on demandait au sujet ayant déclaré un épisode de dépression de préciser le nombre total de semaines où il s'est senti «comme ça» au cours de l'année précédente (la question était précédée d'un énoncé sommaire mentionnant l'occurrence d'un épisode de dépression au cours des 12 mois antérieurs et incorporant des phrases clés pour les symptômes déclarés et leur durée). Étonnamment, les durées déclarées ont été brèves; ces données sont présentées à la figure 1.

 


FIGURE 1
Nombre de semaines de dépression depuis 52 semaines*

Nombre de semaines de dépression depuis 52 semaine
* Adapté du : site Internet de Statistique Canada
<http://www.statcan.ca/english/Pgdb/People/Health/health35.htm>.
En date du 1er novembre 2000
   

La courte durée moyenne des épisodes dépressifs pourraient avoir d'importantes implications en santé publique. En effet, en milieu clinique, on considère habituellement le syndrome de dépression majeure comme une indication de traitement. Les initiatives de santé publique, comme l'American Depression Screening Day15, visent en général à amener les gens présentant des symptômes évocateurs d'un trouble particulier à se faire soigner. Ce genre de prévention de niveau secondaire et tertiaire s'impose faute de stratégies réalisables de prévention primaire. Or les traitements pharmacologiques et non pharmacologiques prennent au moins de 4 à 8 semaines en général et, d'après les données de l'ENSP sur la durée, l'épisode moyen se résorberait dans ce laps de temps.

L'objectif du présent projet était d'estimer la durée moyenne des épisodes de dépression majeure à l'aide d'une autre approche, soit en intégrant les données disponibles sur l'incidence et la prévalence, ce qui permet d'ouvrir une nouvelle perspective sur la durée de ces épisodes.


Matériel et méthodes

Pour estimer la proportion de l'incidence selon l'âge et le sexe, nous avons utilisé une analyse de cohortes rétrospective. Partant des données recueillies en 1994-1995, nous avons exclu tous les sujets âgés de 12 ans ou moins, de même que tous ceux qui souffraient de dépression majeure (selon le CIDI-SFDM). Nous avons ensuite évalué les sujets restants à la lumière des données de 1996-1997 afin d'estimer quelle proportion d'entre eux avaient développé une dépression majeure. Les erreurs types de ces estimations ont été calculées à l'aide d'une méthode bootstrap recommandée par Statistique Canada. Les estimations bootstrap de la variance ont été établies à l'aide d'une macro SAS16 mise au point à cette fin par Statistique Canada. Dans toutes ces estimations, nous avons utilisé des poids d'échantillonnage pour tenir compte des probabilités de sélection inégales découlant des stratégies d'échantillonnage complexes utilisées par Statistique Canada pour cette enquête.

Les estimations de la prévalence ont été établies à partir des données de 1996-1997 de l'ENSP, étant donné que la taille de l'échantillon de ce cycle de collecte était beaucoup plus importante que lors de l'enquête de 1994-1995. De nouveau, nous avons pondéré les données, en utilisant cette fois un ensemble différent de poids d'échantillonnage développés spécialement pour le fichier de données pertinent. Nous nous sommes enfin servis de méthodes bootstrap pour calculer les intervalles de confiance des estimations de la prévalence.

Pour intégrer les données sur l'incidence dans un contexte épidémiologique plus vaste, nous avons eu recours à un modèle incidence-prévalence. Ce modèle représente le rapport entre l'incidence et la prévalence dans une population présumée stable (et en l'absence de migration) comme une égalité entre les nouveaux cas qui viennent s'ajouter à un «pool» de prévalence et les cas qui en sortent. Sont inclus dans les cas sortants toutes les formes d'arrêt de la maladie, y compris le rétablissement et le décès. Rothman et Greenland17 ont décrit ce modèle comme suit : dans une population stable, l'arrivée de nouveaux cas dans le pool de cas (pool de prévalence) est égale à la sortie des cas :

(Équation 1)

    

où P désigne le nombre de sujets présentant une affection donnée dans la population, I l'incidence, N le nombre total de personnes que compte la population, un intervalle de temps et la durée moyenne de l'affection. Cette équation peut être simplifiée comme suit17 :

(Équation 2)

    

où le ratio situé à la gauche de l'équation désigne la probabilité de prévalence, un paramètre qui permet d'établir approximativement la prévalence d'une affection rare.

Aux fins de la présente analyse, la prévalence instantanée ou ponctuelle a été définie comme la prévalence sur une période d'un mois. En épidémiologie psychiatrique, la prévalence mensuelle est souvent considérée comme l'équivalent de la prévalence instantanée car, par définition, les troubles mentaux requièrent non seulement la présence de signes et de symptômes, mais aussi la persistance de ces signes et symptômes pendant plusieurs semaines. Dans le cas de la dépression majeure, les symptômes doivent persister au moins deux semaines. Pour faire les calculs en utilisant le mois comme unité temporelle, il a fallu définir l'incidence comme un taux personne-mois compatible, en estimant le taux d'incidence mensuel qui devrait se traduire par la proportion de l'incidence observée sur une période d'un an. Pour obtenir cette approximation, on a utilisé la «formule exponentielle» :

(Équation 3)


IP est l'approximation de la proportion de l'incidence d'après les données longitudinales de l'ENSP, et Ik le taux d'incidence mensuel qui se traduirait par cette incidence cumulative sur un intervalle de suivi de 12 mois. Cette dernière estimation est celle qui convient à la substitution dans l'équation 2. Si la durée de l'épisode est mesurée en mois, alors le taux Ik (dont l'unité est le mois-1) se traduira par une probabilité de prévalence adimensionnelle.

L'ENSP utilisait un prédicteur de la prévalence de la dépression majeure sur 12 mois, alors que c'est la prévalence actuelle qui constitue le paramètre le plus pertinent pour le modèle en développement. Il a donc fallu estimer la prévalence actuelle en combinant les données de l'ENSP à d'autres informations puisées dans la littérature. Heureusement, les publications sur le sujet étaient remarquablement cohérentes. À partir de données recueillies auprès de sujets de 15 à 24 ans participant à la National Comorbidity Survey (NCS), Kessler et al.18 ont calculé un ratio de 12,4 % pour 5,8 % entre la prévalence annuelle et la prévalence actuelle (30 jours) de la dépression majeure, soit un ratio d'environ 2 pour 1, qui s'observe aussi bien chez les hommes (9,0 % pour 3,8 %) que chez les femmes (16,1 % pour 8,0 %). Dans la NCS, la prévalence globale de la dépression majeure sur 12 mois s'élevait à 10,3 %19, comparativement à 4,9 % pour la prévalence sur un mois1, soit un ratio qui équivaut encore une fois à peu près à 2:1. Le ratio cas annuels/cas actuels de la NCS était lui aussi comparable chez les hommes (7,7 % pour 3,8 %, respectivement) et chez les femmes (12,9 % pour 4,9 %, respectivement).

Comme la NCS est une étude américaine, le ratio dépression majeure annuelle/actuelle a également été étudié à la lumière des données publiées d'une enquête antérieure menée à Edmonton. Cette étude a fait appel à des méthodes semblables à celles des études de l'Epidemiological Catchment Area (ECA) aux États-Unis. Ses auteurs font état d'une prévalence annuelle de 4,6 % et d'une prévalence mensuelle de 2,3 %, soit encore un ratio de 2:111. Dans l'étude ECA, la prévalence annuelle s'établissait à 4,2 %20 et la prévalence mensuelle à 2,2 %4, ce qui se rapproche aussi beaucoup d'un ratio de 2:1. Compte tenu de la grande constance de ces résultats, nous avons présumé dans la présente étude que le ratio dépression annuelle/dépression actuelle était de 2:1 tant chez les hommes que chez les femmes. En conséquence, avant de procéder à l'estimation au moyen de l'équation 2, la prévalence annuelle de l'ENSP a été multipliée par 0,5 afin d'obtenir une approximation de la prévalence instantanée (30 jours).


Résultats

Dans l'ENSP de 1994-1995, la taille de l'échantillon était de 17 626. Le fichier de données longitudinales comprenait 15 670 sujets fournissant des données de suivi. La présente analyse excluait les sujets âgés de moins de 12 ans (n = 1 908), les sujets souffrant déjà de dépression majeure (n = 781) ou ceux n'ayant pas fourni de données valides pour le prédicteur de dépression majeure à l'entrevue de départ, à l'entrevue de suivi ou au deux (n = 691). La présente analyse de l'incidence portait donc sur 12 290 sujets. Les estimations de la prévalence se basaient sur 70 538 sujets de plus de 12 ans de la composante transversale de 1996-1997 de l'ENSP; au départ, l'échantillon comptait 73 402 sujets dans ce groupe d'âge, mais les 2 864 (3,9 %) qui n'ont pas donné de réponses valides à la forme abrégée du CIDI ont été exclus.

L'incidence de la dépression majeure selon l'âge et selon le sexe est présentée au tableau 1, avec des intervalles de confiance à 95 %. Le profil d'incidence observé ressemble en gros à celui de la prévalence, présenté au tableau 2. Parmi les sujets de sexe féminin, l'incidence et la prévalence étaient en général plus élevées chez les jeunes et tendaient à diminuer avec l'âge. Chez les sujets de sexe masculin, les taux d'incidence étaient en général légèrement plus élevés chez les sujets d'âge moyen que chez les jeunes. Chez les 75 ans ou plus, l'incidence et la prévalence augmentaient légèrement pour les deux sexes.

Le modèle prévalence-incidence défini par les équations 1 et 2 relie l'incidence et la proportion de la prévalence (en gros, la prévalence) à la durée moyenne de la maladie, que celle-ci se termine par le rétablissement du sujet ou par son décès. Les données présentées au tableau 3 sont issues des calculs effectués pour chaque groupe d'âge et chaque sexe. Rien n'indique qu'il y ait, dans les estimations de la durée de la maladie basées sur le modèle, des différences liées au sexe ou une tendance marquée à de telles différences associées à l'âge. Toutefois, la durée des épisodes prévue par le modèle incidence-prévalence apparaît plus courte dans le groupe des sujets les plus jeunes.



TABLEAU 1
Dépression majeure - proportion et taux d'incidence sur un an selon l'âge et selon le sexe

 

Proportion de l'incidence annuelle

Intervalle de confiance à 95 %

Taux d'incidence estimatif (mois-1)

Hommes
12-24 ans

0,029

0,014-0,043

2,45e-03

 
25-44 ans

0,033

0,020-0,047

2,80e-03

 
45-64 ans

0,018

0,007-0,029

1,51e-03

 
>= 65 ans

0,018

0,007-0,028

1,51e-03

Femmes
12-24 ans

0,071

0,051-0,091

6,14e-03

 
25-44 ans

0,045

0,034-0,057

3,84e-03

 
45-64 ans

0,041

0,025-0,057

3,49e-03

 
>= 65 ans

0,013

0,006-0,021

1,09e-03



TABLEAU 2
Dépression majeure - proportions de la prévalence annuelle et taux estimatifs de prévalence actuelle selon l'âge et selon le sexe

 

Proportion de la prévalence annuelle (%)

Intervalle de confiance à 95 %

Taux estimatif de prévalence actuelle*

Hommes
12-24 ans

2,6 %

1,9-3,2

1,30 %

 
25-44 ans

3,5 %

2,8-4,2

1,75 %

 
45-64 ans

2,6 %

2,0-3,2

1,30 %

 
>= 65 ans

1,7 %

0,9-2,5M

0,85 %

Femmes
12-24 ans

6,7 %

5,4-8,0

3,35 %

 
25-44 ans

6,8 %

5,9-7,7

3,40 %

 
45-64 ans

5,0 %

4,1-5,8

2,50 %

 
>= 65 ans

1,6 %

1,0-2,2

0,80 %

* 50 % de la proportion de la prévalence annuelle; voir le texte.



TABLEAU 3
Durée estimative des épisodes de dépression majeure

 

Prévalence estimative actuelle (30j)

Taux d'incidence estimatif (mois -1)

Durée moyenne estimative des épisodes* (mois)

Hommes
12-24 ans

1,30 %

2,45e-03

5,4

 
25-44 ans

1,75 %

2,80e-03

6,4

 
45-64 ans

1,30 %

1,51e-03

8,7

 
>= 65 ans

0,85 %

1,51e-03

5,7

Femmes
12-24 ans

3,35 %

6,14e-03

5,6

 
25-44 ans

3,40 %

3,84e-03

9,2

 
45-64 ans

2,50 %

3,49e-03

7,4

 
>= 65 ans

0,80 %

1,09e-03

7,4

* D'après l'équation 2, la durée moyenne des épisodes est calculée comme :
P / I*(1-P).



   

Analyse

Le modèle reposait sur diverses hypothèses, dont certaines ont servi à estimer les taux d'incidence à l'aide d'une équation exponentielle. Pour utiliser cette équation, il faut en effet poser comme hypothèse que la population est fermée, qu'il n'y a aucun risque concurrent (souvent, l'équation sert à estimer les taux de mortalité) et que le nombre d'événements est peu élevé par rapport au nombre de sujets à risque17. Une autre hypothèse était que la proportion de l'incidence sur 12 mois était mesurée à l'aide de la Forme abrégée du CIDI. Ce questionnaire abrégé est conçu pour couvrir une période de 12 mois, mais comme la population à risque était définie comme les sujets n'ayant pas souffert de dépression majeure au cours des deux années précédentes, il se pourrait que certaines des épisodes aient débuté plus d'un an avant l'entrevue. La Forme abrégée du CIDI pourrait également poser d'autres problèmes de mesure, car elle met de côté de nombreux indicateurs de la «signification clinique» contenus dans le questionnaire complet et pourrait donc donner lieu à des mesures moins spécifiques. Enfin, le rapport entre la prévalence annuelle et actuelle a dû être établi à partir de données tirées de la littérature. Comme aucune de ces hypothèses ne peut incontestablement être tenue pour vraie, le modèle présenté ici doit être considéré comme heuristique. Il donne une description du rapport entre l'incidence et la prévalence de la dépression majeure au Canada à la lumière des meilleures données disponibles. De surcroît, pour une affection récurrente comme la dépression majeure, différentes stratégies de modélisation peuvent s'avérer efficaces. Par exemple, on a proposé d'utiliser la «proportion de jours de maladie sur toute la durée de la vie»21 pour modéliser le rapport entre l'incidence et la prévalence des affections épisodiques en tenant compte à la fois de la durée et du nombre des épisodes. Toutefois, ces modèles reposent en général eux aussi sur diverses approximations et hypothèses21.

Malgré ces réserves, le modèle présenté ici semble donner une description des rapports entre l'incidence et la prévalence qui concorde avec les autres données disponibles. Les taux d'incidence de l'ENSP correspondent à peu près à ceux dont il est fait état ailleurs dans les publications. Lorsqu'on fait ce genre de comparaisons, il faut souligner que l'ENSP mesure les épisodes de dépression majeure et non les troubles dépressifs, si bien que les taux d'incidence sont plus élevés que ceux que l'on trouve dans les études évaluant la première occurrence des épisodes dépressifs (ces premiers épisodes étant définis, dans certaines études, comme la première apparition d'un trouble dépressif épisodique). Une étude sur l'incidence de la dépression majeure sur 20 mois effectuée récemment en Allemagne dans un échantillon d'adolescents22 a mis en évidence une incidence de 3,7 % chez les répondants de sexe masculin et de 7,5 % chez ceux de sexe féminin. Les auteurs ont estimé que l'incidence sur 12 mois s'élèverait à 4,3 % environ dans leur échantillon. Une autre étude prospective menée chez des adolescents du secondaire fait état de taux d'incidence annuels de 10,4 % chez les filles et de 4,8 % chez les garçons23. Dans une étude sur l'incidence de la dépression majeure dans un échantillon de personnes très âgées (âge moyen de 85 ans), l'incidence annuelle s'établissait à 1,4 %24. Tous ces résultats concordent de près avec les données présentées ici. Au suivi de six mois effectué dans le cadre de l'étude Epidemiological Catchment Area menée à New Haven, l'incidence s'élevait à 4,3 % sur six mois25. Comme estimation de l'incidence sur six mois (et pour une étude portant sur des sujets âgés), le chiffre obtenu à New Haven est supérieur à celui de l'étude allemande, ce qui peut étonner; il pourrait cependant s'agir d'une surestimation attribuable à des problèmes de mesure inhérents à l'utilisation du Diagnostic Interview Schedule dans les études de suivi26. Un des avantages de la source des données utilisée pour ce projet (l'ENSP) par rapport aux études antérieures tient à ce qu'elle fournit une estimation de l'incidence et de la prévalence basée sur des mesures comparables.

La durée prévue des épisodes semble concorder avec celle relevée dans les rapports antérieurs. Plusieurs études communautaires qui évaluaient la durée des épisodes dépressifs font état de durées comparables. Par exemple, la durée moyenne de la dépression majeure dans l'échantillon d'adolescents de Lewinsohn et al. était de 23,6 semaines23. D'autres études ont cependant obtenu des durées moyennes plus courtes. Par exemple, Rao et al.27 signalent une durée moyenne de 10,3 semaines dans un échantillon constitué de femmes âgées de 17 et 18 ans. Selon les données de l'étude de suivi de l'ECA à Baltimore, la durée médiane de l'épisode n'était que de 12 semaines dans cet échantillon28, et dans le suivi effectué par Kendler dans un échantillon communautaire composé de couples de jumelles, le temps de rétablissement n'était que de huit semaines29. Ces valeurs de la durée médiane sont peu élevées comparativement à la durée moyenne de l'épisode estimée à l'aide du modèle et utilisée dans cette étude. Cela pourrait être dû à une distribution des durées de l'épisode désaxée vers la droite. Les études communautaires ont confirmé qu'une partie des personnes souffrant de dépression majeure connaissent des épisodes très longs. Une analyse des données de suivi de l'ECA a révélé que 23,6 % des sujets qui souffraient au départ de dépression majeure étaient toujours déprimés un an plus tard30. Une étude de suivi portant sur 78 patients souffrant de dépression majeure (probablement atteints de troubles plus sévères et compliqués que les sujets des études communautaires) révèle que seulement 34 (48,6 %) d'entre eux étaient rétablis un an plus tard. On peut déduire de ces résultats que la plupart des épisodes de dépression majeure dans la communauté sont de courte durée (durées médianes inférieures à trois mois) mais que, comme une partie des sujets connaissent des épisodes très prolongés, la durée moyenne dépasse la durée médiane. Dans l'étude de Kendler et al., la durée moyenne de l'épisode est deux fois plus longue que la durée médiane29. Toute étude basée sur un intervalle de suivi fini et relativement court tronquera la durée observée des épisodes plus longs.

Certaines des différences observées entre la durée des épisodes signalée par les sujets de l'ENSP et les durées moyennes estimées indirectement à l'aide des données sur l'incidence et la prévalence pourraient simplement refléter la notion de prévalence sur 12 mois telle que mesurée dans cette enquête. Ainsi, la durée enregistrée de la dépression chez un sujet ayant commencé un épisode prolongé quelques semaines avant l'entrevue de l'ENSP correspondrait simplement à l'intervalle entre le début de son affection et le moment de l'entrevue. Cela vaudrait aussi pour un épisode prolongé qui s'est terminé quelques semaines après le début de l'année précédant l'entrevue de l'ENSP. Enfin, bien que certains épisodes de cette maladie puissent durer des années, la valeur maximale que l'on pouvait consigner à l'aide des questions utilisées dans l'ENSP est de 52 semaines. La distribution des durées des épisodes pourrait ainsi avoir été considérablement tronquée.

Les éléments de concordance entre ces résultats et les résultats publiés ont été résumés dans les paragraphes qui précèdent. Il faut cependant souligner que la validité d'un résultat n'est pas confirmée par sa concordance avec les autres. Pour élaborer les descriptions dynamiques de l'épidémiologie de la dépression majeure, il faudra s'appuyer sur les principes de la concordance avec la littérature existante en épidémiologie.

D'après les données de l'ENSP, il semble qu'une forte proportion de gens ne soit affectée par le syndrome de dépression majeure que pendant une période relativement brève. En soi, cette observation a d'importantes implications pour la santé publique. Les initiatives de dépistage pourraient ainsi donner lieu à un grand nombre de faux positifs lorsqu'on utilise des instruments comme la Forme abrégée du CIDI pour détecter les sujets requérant une intervention clinique. Toutefois, ces résultats montrent bien que les données sur la durée provenant des entrevues de l'ENSP ne reflètent pas nécessairement l'expérience moyenne vécue par les personnes souffrant de dépression majeure. Il semble qu'il s'agisse d'une affection hétérogène caractérisée autant par des épisodes brefs que par des épisodes prolongés.

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Références des auteurs

Scott B Patten, enquêteur de la santé de la population, The Alberta Heritage Foundation for Medical Research; et professeur agrégé, Département des sciences de la santé communautaire et département de psychiatrie, Université de Calgary, 3330 Hospital Drive NW, Calgary (Alberta) T2N 4N1; Téléc. : (403) 270-7307; courriel : patten@ucalgary.ca

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Dernière mise à jour : 2002-10-02 début