Nouvelles de la Bibliothèque nationale |
par Michel Brisebois,
bibliothécaire des livres rares, Services de recherche et d’information
Alain Grandbois, 1900-1975
Poèmes. Hankéou [Chine]: 1934. [32] feuillets doubles.
Parmi les écrivains canadiens qui eurent le privilège de connaître le Paris de l'entre-deux-guerres, on songe surtout à Morley Callaghan, John Glassco, Marcel Dugas, Simone Routier et Robert de Roquebrune. Ceux-ci ont publié leurs souvenirs, plus ou moins romancés, décrivant leurs rencontres avec les écrivains célèbres, français ou étrangers, qui peuplaient le Paris de cette époque. On oublie souvent celui qui fut probablement le plus présent et en même temps le moins loquace de tous, Alain Grandbois. Il fut l'ami de Paul Morand, Paul Valéry, St-John Perse, Blasco Ibanez, Ernest Hemingway et plusieurs autres. Il prenait le café du matin avec Jean Giraudoux avant d'arpenter les rues de Montparnasse en compagnie de Léon-Paul Fargue. Homme privé et modeste, Grandbois se racontait par bribes surtout à travers les souvenirs de ses amis tel Marcel Dugas.
Alain Grandbois naquit à Saint-Casimir de Portneuf (Québec) dans une famille de commerçants aisés. Après des études mouvementées et maintes fois interrompues, il est admis au barreau mais ne pratiquera jamais. En 1925, il quitte le Canada pour s'installer à Paris et, à l’exception de quelques courts voyages pour visiter sa famille, il ne reviendra de façon définitive au Canada qu'en 1939. Paris le retient quelques années mais Grandbois a surtout soif d'évasion et de voyages. C'est l'époque de l'exotisme et de la vitesse, des longues randonnées en automobile, de l'ouverture des lignes aériennes vers l'Afrique du Nord et l'Indochine.
Comme ses amis Paul Morand et Léon-Paul Fargue, Grandbois parcourt l'Europe, se rend en Afrique du Nord, aux Indes, et en Terre Sainte. Il est aujourd'hui difficile de le suivre à la trace car les notes qu'il griffonne en voyage sont égarées dans un train à destination de la Sibérie ou oubliées dans une kasbah marocaine. À l'hiver 1933, il publie à Paris une biographie de Louis Jolliet, Né à Québec, puis s'embarque aussitôt pour l'Extrême-Orient.
Son itinéraire le conduit par l'Afrique à Ceylan, à Singapour, puis, traversant l'Indochine et le Cambodge, jusqu'à Shanghaï. De Shanghaï, il se rend à Hankéou, le plus grand port intérieur de la Chine. C'est là qu'il rencontre un commerçant français à qui il montre quelques poèmes écrits pendant le voyage. Son hôte s'engage à les faire imprimer pendant que Grandbois continue son périple vers le Tibet.
De retour à Hankéou quelques mois plus tard, c'est un auteur surpris qui se voit remettre 150 exemplaires de son recueil. C'est un joli livre imprimé sur papier vergé de riz et sous une couverture souple recouverte de soie bleue. Le frontispice montre un fumeur d'opium étendu sur une natte. Dans le coin supérieur droit de la couverture, cinq caractères chinois qui peuvent se traduire par « dès l'instant où surgit l'inspiration le poème est fait ». Achevé d'imprimer le 25 août 1934, le recueil renferme sept poèmes qui furent repris plus tard dans Les Îles de la Nuit (Montréal : Parizeau, 1944), mais dans un ordre différent et illustrés par son vieil ami Alfred Pellan.
Grandbois rapporte une douzaine d'exemplaires avec lui et met le reste du tirage sur une jonque de passage. La précieuse cargaison disparaît en mer de Chine, victime d'un naufrage ou de pirates. Les seuls exemplaires connus furent conservés par les parents ou amis de l'auteur. On ne peut localiser que six exemplaires de ce recueil, trois dans des bibliothèques (Bibliothèque nationale du Canada, Bibliothèque nationale du Québec et Université de Montréal) et trois dans des collections privées.
Chassé par la guerre et complètement ruiné, Grandbois revient au Canada en 1939 . Il y publie quelques recueils de poèmes, Les Îles de la nuit (1944), Rivages de l'homme (1948) et L'Étoile pourpre (1957), des nouvelles dans Avant le chaos (1945) et une biographie dans Les voyages de Marco Polo (1941). Bibliographe à la Bibliothèque Saint-Sulpice, il publie des articles de revues, présente une longue série d'émissions à la radio et donne des conférences.
Alain Grandbois est un des plus importants poètes canadiens et son oeuvre, d'une grande densité et profondeur, influença plusieurs générations de créateurs.
Ce fut par l'entremise de monsieur Guy Sylvestre, alors directeur général, que la Bibliothèque nationale du Canada s'est procuré dans les années 1970 ce précieux exemplaire des Poèmes d'Hankéou.