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Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Janvier/Février 2000
Vol. 32, nos 1-2



De la Collection des livres rares... Reconstruction ou falsification ?

Michel Brisebois,
conservateur des livres rares,
Services de recherche et d’information

En 1980, un libraire britannique a offert à la Division des livres rares de la Bibliothèque nationale un bel exemplaire en reliure d’époque des Singularitez de la France Antarctique d’André Thévet publié à Paris en 1558. Un autre exemplaire de cet ouvrage rare et important faisait déjà partie de la collection des livres rares. Il avait été acquis, il y a plusieurs années, de source inconnue. L’exemplaire offert était certainement en meilleur état et avait l’avantage d’être en reliure d’époque.

Une comparaison des deux exemplaires des Singularitez s’est avéré un exercice fascinant. La dernière page de l’exemplaire britannique portait la signature autographe du propriétaire de l’époque, un pharmacien d’Angoulême. Ceci a rappelé quelque chose de familier aux conservateurs et une comparaison avec l’exemplaire de la Bibliothèque nationale du Canada a montré que la même signature apparaissait dans les deux exemplaires ! L’exemplaire de la Bibliothèque nationale, au moins ce feuillet, était certainement un fac-similé, réuni par une coïncidence invraisemblable avec l’original. Un examen plus approfondi a permis de déceler d’autres feuillets suspects. À la suite de cette découverte, l’exemplaire britannique a été acheté avec l’aide financière du Secrétaire d’État et il repose maintenant côte à côte avec « l’exemplaire en fac-similé ».

À première vue, rien ne cloche dans ce soi-disant « exemplaire en fac-similé ». Les livres anciens montrent toujours des variations dans l’épaisseur du papier, la qualité de l’impression, aussi bien que des défauts d’imprimerie et certains travaux de restauration. En feuilletant l’exemplaire rapidement, rien ne sonne faux. La reliure de maroquin rouge signée par le relieur français Godillot lui donne un air respectable et on peut supposer qu’il provient de la collection d’un bibliophile français. Un certain nombre de feuilles montrent des déchirures réparées et ceci lui donne une apparence d’originalité. Sans être exactement identique partout dans l’exemplaire, le papier est certainement d’époque ou à peu près. Une fois établi le fait que le dernier feuillet était en fac-similé, il s’agissait de distinguer les feuillets originaux des fac-similés. Il y a deux caractéristiques à examiner : l’impression et le papier. L’examen de l’aspect des caractères d’imprimerie sur chaque feuillet est un exercice très long et difficile. Voyons d’abord le papier. Singularitez est dans un format in-quarto, l’ouvrage étant fait de cahiers de quatre feuillets (huit pages). Il est imprimé sur du papier vergé lequel, lorsque tenu devant la lumière, montre une série de lignes parallèles espacées. Elles sont le résultat de l’impression des fils de métal du moule durant la fabrication du papier. Ce sont les pontuseaux. Dans un in-quarto les pontuseaux sont horizontaux, parallèles aux lignes imprimées de la page. Un examen de l’orientation des pontuseaux pour chaque feuillet a montré que certains d’entre eux étaient orientés verticalement. Ceci démontre que ces feuillets ont été produits séparément des autres feuillets du cahier. Il s’agit probablement là de nos feuillets en fac-similé, un total de 34 sur les 176 feuillets de l’ouvrage.

Un examen plus approfondi des lettres imprimées sur ces feuillets montre, au moins pour certains d’entre eux, l’aspect caractéristique d’un fac-similé en photolithographie, c’est-à-dire une surface unie causée par l’encre reposant sur le papier plutôt que d’y être poussée par les caractères. Dans un cas en particulier, la page a été « imprimée » une deuxième fois, de façon décalée, ce qui a produit une masse illisible. Les feuillets en fac-similé n’ont pas tous été copiés de l’exemplaire du pharmacien d’Angoulême. Sur certains d’entre eux, on peut voir de pâles lignes dans les marges, ce qui suggère un exemplaire original réglé. D’autres retouches ont également été faites à cet exemplaire. Dans un cas, le coin d’un feuillet original avait été déchiré et une partie importante de texte a été perdue. Ce coin a été reconstruit par un restaurateur et le texte manquant a été recopié à la mine de plomb en imitant les caractères d’imprimerie avec une précision remarquable.

De même que dans le domaine des antiquités, il est habituel d’ajouter les éléments manquants à un exemplaire, surtout dans le cas d’un livre rare ou très ancien. Cette pratique permet à l’utilisateur de bénéficier d’un texte complet. Le fac-similé le mieux réussi doit être aussi près de l’original que possible, mais ne laisser aucun doute sur son origine. Une note accompagne habituellement l’exemplaire et fournit une liste des éléments — feuillets, cartes, planches — qui ne sont pas originaux. Avec le passage du temps et la perte ou la suppression de certaines preuves, un fac-similé réussi peut devenir difficile à détecter et facilement confondu avec un original.

Dans cet exemplaire des Singularitez, l’intention était de reproduire les feuillets manquants sur du papier ancien afin qu’ils ressemblent le plus possible à l’original. Dispersés dans une masse originale, les feuillets en fac-similé peuvent facilement tromper la personne novice ou même un expert peu méfiant. En fait, cela s’est produit. Au début des années 1960, cet exemplaire est paru au catalogue d’un libraire-antiquaire américain très connu, dans lequel il a été décrit comme complet et original. Si le restaurateur avait voulu faire un faux, il se serait assuré de l’uniformité de l’orientation des pontuseaux. Il est difficile de présumer de l’intention du « restaurateur ». Était-elle de créer un excellent fac-similé partiel détectable seulement par les experts, ou un fac-similé si bien exécuté que la plupart des gens s’y laisseraient prendre ? Si l’exemplaire du pharmacien d’Angoulême n’avait pas été accidentellement réuni avec son rejeton, l’intégrité de l’exemplaire de la Bibliothèque nationale n’aurait peut-être pas été remise en question avant plusieurs années. Grâce à cette heureuse coïncidence, la Bibliothèque nationale du Canada a maintenant dans sa Collection de livres rares un exemplaire original complet des Singularitez et un autre exemplaire, farci de fac-similés.


Droit d'auteur. La Bibliothèque nationale du Canada. (Révisé : 2000-2-2).