Chapitre 1 suite...

Marie-Anne et Jean-Baptiste :

Le 2 août 1780,1 à Maskinongé, petit village situé sur le fleuve Saint-Laurent entre Montréal et Trois-Rivières, est née une jeune femme qui allait influencer le développement de l’Ouest canadien. Marie-Anne Gaboury est la cinquième enfant de Charles Gaboury (Gabourie) et de Marie-Anne Tessier (Thésie). Charles Gaboury, un fermier de Maskinongé, aimait raconter à ses enfants des histoires de ses exploits aux Plaines d’Abraham en 1759 lors de la fameuse bataille entre Montcalm et Wolfe.

Le presbytère où Marie-Anne demeure pour quatorze ans.

Le 17 décembre 1792, le père de Marie-Anne meurt laissant son épouse et dix enfants. Le curé du village demande à Mme Gaboury si sa fille ne pourrait pas venir aider sa vieille servante au presbytère. Marie-Anne n’est âgée que de douze ans quand elle devient domestique chez le curé de Maskinongé. Elle y demeure quatorze ans.

Jean-Baptiste Lagimodière est né le jour de Noël 1778; il est le fils de Jean-Baptiste Lagimodière2 et de Josephte Beauregard de Saint-Antoine-sur-Richelieu. À l’âge de huit ans, sa mère meurt et les trois enfants de Jean-Baptiste et Josephte sont élevés par une tante, alors que son père se remarie en seconde noce avec Agathe Dubé.

Vers le début des années 1800, Jean-Baptiste Lagimodière décide de quitter son village natal et de s’en aller vivre la vie du voyageur et de l’hivernant dans le grand Nord-Ouest. Il se met au service de la Compagnie du Nord-Ouest et se dirige vers le Nord-Ouest. Avec ses compagnons, ils suivent le fleuve Saint-Laurent jusqu’au lac Ontario, pour ensuite traverser les lacs Huron et Supérieur afin de se rendre au Grand Portage, au lac des Bois et dans la Terre de Rupert.

Avant la conquête, les coureurs de bois français avaient exploré une bonne partie de ce territoire. Les la Vérendrye étaient allés dans cette région dès 1731 et leurs explorations avaient mené à la création des forts Saint-Charles (1732), Rouge (1738), La Reine (1738), Maurepas (1734), Bourbon (1741) et Paskoyac (1750). C’est dans cette région de la Terre de Rupert que vient Jean-Baptiste Lagimodière. Il y passe cinq ans.

À l’automne 1805, il a terminé son service et il revient chez lui dans la région de Maskinongé. Il a vécu ses aventures de coureur de bois et il est maintenant prêt à s’installer à la ferme le long du fleuve Saint-Laurent.

Pendant l’hiver, il n’y a pas grand chose à faire et les familles voisinent beaucoup. Le voisinage, au temps de nos ancêtres au Québec, était quasiment une tradition. «Le voisinage s’étendait, on le devine bien, aux heures de loisirs. En ce temps-là, on n’aurait jamais pensé organiser une fête, une soirée, un bal, un divertissement de quelque nature que ce soit, sans inviter le ou les voisins.»3

Et, puisqu’on voisine beaucoup, pourquoi ne pas faire la fête. «Dans la campagne québécoise d’antan, le mois de janvier avait la réputation de ne pas être comme les autres. En effet, les festivités familiales s’y succédaient d’une façon presque ininterrompue. Encabanés à cause du froid et de la neige, les habitants profitaient du long congé que leur imposait la nature pour se couler la vie douce et laisser éclater leur joie de vivre.»4

Pendant l’hiver 1805-1806, Jean-Baptiste Lagimodière est invité à plusieurs soirées dans la région. Une autre tradition de nos ancêtres du Québec, c’est celle du conteur. «Au cours des veillées qui s’organisaient alors, un événement en particulier avait l’art de captiver et de subjuguer l’assistance: c’était la participation du “conteur d’histoires”. Lorsque celui-ci toussait bruyamment et avançait ostensiblement sa chaise vers le milieu de la salle commune (cuisine), l’auditoire comprenait que le spectacle allait commencer. Un silence peu commun s’installait dans la maison. On pouvait entendre l’attisée qui giguait dans le gros poêle à deux ponts.»5

Puisqu’il a vécu toutes sortes d’aventures dans le grand Nord-Ouest et qu’il a l’art de raconter des histoires, Jean-Baptiste devient le conteur de choix de toutes ces soirées.

Une telle soirée a lieu à Maskinongé en janvier 1806. Puisque tout le monde est invité, la jeune Marie-Anne Gaboury obtient de son patron la permission d’assister à cette soirée. La domestique de M. le curé est alors âgée de 25 ans.

En entrant dans la maison, Marie-Anne aperçoit le jeune homme de 28 ans. Il porte toujours son costume de voyageur: bonnet de fourrure, chemise à carreaux, bottes en peau d’orignal et la traditionnelle ceinture fléchée. Pendant la soirée, Jean-Baptiste est invité à raconter des histoires des Pays d’en haut. Marie-Anne écoute attentivement alors que Jean-Baptiste raconte des histoires vraies, inexactes ou exagérées.

«Ce soir-là, la grande cuisine s’est métamorphosée en place de rêves; défilent les voyageurs courageux, intrépides qui, au rythme des rames et des chansons du pays avancent dans l’imagination des auditeurs, franchissent le Saint-Laurent, les Grands Lacs et le lac Winnipeg, toujours plus haut, toujours plus intrépidement.»6

Le voyageur aperçoit Marie-Anne dans la foule ce soir-là. Les jours suivants, il se rend souvent au presbytère pour faire la cour à la jeune femme de Maskinongé. Il la demande en mariage. M. le curé de Maskinongé est heureux; Jean-Baptiste Mainguy, le nouveau mari de la mère de Marie-Anne, accepte la demande du jeune coureur de bois. Jean-Baptiste Lagimodière fera un bon mari pour sa belle-fille; il vient d’une bonne famille et il est maintenant prêt à s’établir à la ferme.

Le mariage a lieu le 21 avril 1806. Après la cérémonie à l’église, Jean-Baptiste Mainguy invite tout le monde chez lui pour la noce. À peine deux semaines après le mariage, Jean-Baptiste annonce à Marie-Anne qu’il a l’intention de retourner travailler pour la Compagnie du Nord-Ouest. Aussitôt qu’il pourra, il se rendra à Lachine pour rejoindre les voyageurs. Il lui suggère de retourner travailler chez le curé en attendant son retour.

Marie-Anne est surprise de cette décision, mais elle lui en réserve une autre. Elle lui dit qu’elle a l’intention de l’accompagner dans le Nord-Ouest. Jean-Baptiste et ses parents essaient de l'en dissuader. Il n’en est pas question! Il n’y a pas de curé par là-bas! Aucune femme blanche n’a encore mis les pieds dans le Nord-Ouest7 !

Marie-Anne va consulter le curé le Maskinongé. Il lui conseille que «si, malgré tout, elle se sent assez forte et courageuse pour aller dans le Nord-Ouest, elle devrait accompagner son mari plutôt que de le laisser partir seul.»8