Chapitre 2

La terre promise

Les décennies 1830 et 1840, pleines du bruit et de la fureur des luttes politiques, des révoltes, des échecs et des angoisses, reliées par la brutale charnière historique des troubles de 1837-1838 peut-être autant, sinon plus tragique que la Conquête, constituent une ère absolument déterminante dans l'histoire sociale et intellectuelle du Canada français. Nous associons les années 1830 aux années 1840, conscient de la rupture traumatisante de la Rébellion et de l'inquiétude déjà ressentie auparavant qui étreint ensuite l'élite. Le rapport Durham n'a fait que formaliser l'idéologie de la classe dominante des marchands anglais, mais les termes, les jugements et les prévisions du rapport, avaient déjà été captés par l'élite et les hommes politiques canadiens-français, dans leur opposition au colonisateur.

Ainsi, dès 1834, donc avant 1837-1838, Ludger Duvernay et Denis-Benjamin Viger ont fondé la Société nationale Saint-Jean-Baptiste, avec une devise-programme :
« Notre langue, nos institutions, nos lois » . C'est Duvernay qui semble avoir été le premier à proposer une stratégie de survivance ; il proclame : « emparons-nous du
sol ! ». Ce mot d'ordre sera rapidement adopté et relancé mainte fois par les publicistes de la colonisation et les hommes politiques. Il faudra attendre Errol Bouchette pour entendre exprimer un message autre, mais aussi clair :

« Emparons-nous de l'industrie » (1901). De nombreuses personnes font écho à Duvernay. De la même façon, l'abbé François Pilote dans son livret-propagande de la colonisation Le Saguenay en 1851, un des premiers à dépasser le seul panégyrique, accompagné de données chiffrées et de descriptions géographiques, porte en exergue sur la
page-titre :

« Emparons-nous du sol, si nous voulons conserver notre nationalité ». L'auteur encourage les associations d'individus du comté de Charlevoix, qui ont réussi à « attirer au Saguenay un grand nombre de familles et de jeunes gens vigoureux qui peut-être eussent été comme tant d'autres, mendier aux Etats-Unis, de l'espace, du pain, et de la liberté».

En 1855, l'homme politique George-Etienne Cartier, dans un discours, reprend la thématique de Duvernay en associant nation et territoire ; il faut une assiette territoriale comme base indispensable de la survivance :

« La population ne suffit pas à constituer une nationalité, il lui faut encore l'élément territorial. La race, la langue, l'éducation et les moeurs forment ce que j'appelle un élément personnel national. Mais cet élément devra périr s'il n'est pas accompagné de l'élément territorial... Canadiens français, n'oublions pas que si nous voulons assurer notre existence nationale il faut nous cramponner à la terre. Il faut que chacun de nous fasse tout en son pouvoir pour conserver son patrimoine territorial... Car il faut laisser à nos enfants, non seulement le sang et la langue de nos ancêtres, mais encore la propriété du sol. Si plus tard on voulait s'attaquer à notre nationalité quelle force le Canadien français ne trouvera-t-il pas pour la lutte dans son enracinement au sol ! ».

Il s'agit donc, en premier lieu, d'une tentative d'adaptation économique : on doit répondre à la mainmise étrangère sur le monde des affaires et au peu de chance de s'y tailler une place sans perdre les traits les plus importants de sa culture, c'est-à-dire sans s'angliciser (sans « l'anglification », comme disent les héros du roman Charles Guérin). Plus tard, on passera d'une stratégie adaptative, à la réduction de la dissonance par la vénération de l'agriculture.

Le contrôle de l'économie et du capital par les Anglais oblige aux rationalisations de l'élément dynamique de la population canadienne-française. Il reste la terre et l'agriculture.

Cartier s'attache à un principe géopolitique ; la stratégie de survivance doit tenir compte maintenant de la menace d'assimilation. La nationalité, comme on a dit pendant tout le XIXe siècle, est en danger. Il ne s'agit plus seulement de conserver « la langue, les institutions et les lois », mais de survivre collectivement. Ce ne sont plus quelques éléments culturels que l'Anglais met en question mais la culture globale d'un peuple considérée aussi bien par le Britannique Durham (1839) que par le Français Isidore Lebrun (1833), comme inférieure et vouée à la disparition. Selon les deux contemporains européens, les indigènes colonisés étaient demeurés dans une rustrerie complaisante.

Le mot d'ordre s'affine, et c'est celui de Pilote, repris aussi par Stanislas Drapeau (1858), qui place le même message en exergue dans la page-titre de son ouvrage. Le même auteur, dans son appel aux préfets, maires et conseillers municipaux du Bas-Canada, écrit : « Le moment est arrivé où il nous faut reculer le plus possible les limites du sol que nous devons habiter, afin de transmettre à nos descendants la propriété intacte de ce sol conquis à la civilisation par nos ancêtres » .

À l'inquiétude économique, s'ajoute la crainte nationale de l'élite intellectuelle. Les années 1840 rappellent beaucoup la décennie contemporaine... P.-J.-O. Chauveau, dans Charles Guérin publié en 1846, mais situant le temps du roman en 1830, fait exposer par un de ses héros, « Henri Voisin, futur avocat, réaliste et arriviste » une situation de choix :

« Eh bon Dieu, demande Henri Voisin, est-ce que nous avons un pays, nous autres ?... je voudrais bien savoir si le Canada est un pays pour quelqu'un ? Deux longues lisières, à peine habitées, à peine cultivées, de chaque côté d'un fleuve, avec une ville à chaque bout : de petites villes, du milieu desquelles on voit la forêt qui se termine au pôle ».

Pour ce dernier, on ne peut que « s'anglifier » ou s'américaniser.

« Voyons, ajoute-t-il, nous sommes serrés entre l'émigration d'Angleterre et la population des Etats-Unis. Il n'y a pas à regimber. Si vous ne voulez pas être anglais, soyez yankees ; si vous ne voulez pas être yankees, soyez anglais. Choisissez ! Vous n'êtes pas un demi-million ; pensez-vous être quelque chose ! »

Voisin s'élève contre l'isolement et se préoccupe plus du bien-être que de la culture. Mais Guérin se fait précisément le défenseur de la nationalité ; ses enfants ne seront pas tenus de « parler une autre langue, suivre une autre religion ». Le peuple canadien doit survivre, assurer la continuité de l'héritage ancestral. « Tâchons d'être une nation d'abord... ». Les nouveaux professionnels en formeront l'élite issue du peuple ; l'ancienne élite : l'aristocratie, ayant fui ou pactisé avec le conquérant. À ceux qui demeurent au pays, refusant les compromis parasitaires avec le colonisateur, il reste le choix « en tournant le dos à tant de turpitudes, d'aller reconstituer, dans une région encore vierge, une nouvelle société à partir de ses fondements élémentaires ». Pour ceux qui acceptent d'y vivre, la société canadienne française est un cul-de-sac. Y demeurer oblige, malgré tout, à en sortir : reculer d'où l'on est pour se diriger ailleurs où tout est à reprendre depuis les débuts : « Faire une nation », ce sera « faire une paroisse » .

Le roman de Chauveau, sinon du point de vue littéraire, est particulièrement intéressant idéologiquement car il esquisse les prémices du mythe dont nous essayons de retracer l'émergence. Nous distinguons dans cette œuvre - une des premières de la littérature romanesque canadienne - une approximation de deux éléments du mythe du Nord que nous retrouvons formalisés clairement une génération plus tard : la Terre promise et la Régénération. Jean-Charles Farlardeau en présente bien les aspects fondamentaux lorsqu'il parle de l' « ailleurs » et de la « nouvelle société ». L'épilogue du roman s'intitule « La nouvelle paroisse » !

Jean Rivard (1862) d'Antoine Gérin-Lajoie s'inscrit nettement, bien que lié à Charles Guérin par plus d'un trait, dans un mythe différent que nous avons défini comme le noyau mythique de l'idéologie dominante après 1840 : la Mission providentielle. Le temps du roman n'est plus le même ; la révolte a eu lieu et a échoué dans la répression. Les Canadiens français doivent être assimilés et, pour ce faire, ont été rapprochés de l'Anglais par le gouvernement d'Union des deux Canadas. Les mauvaises récoltes ont succédé aux mauvaises récoltes dans les seigneuries maintenant surpeuplées où se perpétuent un système juridique hérité de la Coutume de Paris et qui oblige la plupart des fils à s'exiler. L'émigration du monde rural vers les Etats-Unis, déjà amorcée dans la décennie précédente, accuse un débit alarmant. Les gouvernements pallient mal la crise : il n'y a pas encore de politique agricole officielle. Des sociétés de colonisation se fondent, organisées et dirigées par des membres du clergé, sous la houlette de l'épiscopat. Dès 1848, Mgr Bourget, évêque de Montréal, veut faire dévier le courant migratoire vers les Cantons de l'Est. Les commissaires du Comité d'enquête de 1849 constatent que dans les années 1840 « la province ne garde qu'une faible portion des immigrants et les natifs eux-mêmes se dirigent en grand nombre vers des pays étrangers ». Ils s'interrogent sur la signification de cette migration, se demandant « si c'est la nature elle-même qui n'offre pas à l'homme de son pays avantages suffisants pour l'y retenir, ou si ce n'est pas plutôt la société qui a négligé d'exploiter le champ que la nature lui offrait ». En 1850, une lettre collective des évêques cherche à guider vers les terres à défricher « ceux de nos frères qui seraient tentés d'émigrer, et de les retenir ainsi dans le sein de notre patrie, assez vaste et assez riche pour nourrir une population beaucoup plus nombreuse ».

Nous posons ici seulement des jalons dans un contexte historique assurément plus complexe que celui dont notre présentation sommaire rend compte ; il s'agit essentiellement pour nous de retrouver l'expression symbolique des idéations collectives de cette époque.

Étudiant la Terre promise comme un des mythes et symboles du Nord, il faut aborder maintenant le phénomène de l'expansion.

Nous distinguons une expansion spontanée et une expansion forcée. Nous avons parlé plus haut de l'expansion individuelle traditionnelle des Canadiens français à travers tout le continent nord-américain, surtout vers les Pays d'en Haut, c'est-à-dire l'Ouest-Nord-Ouest mal délimité. Beaucoup d'habitants se sédentarisaient après un long périple continental (espace et temps) ; d'autres ne revenaient pas, se fixant aussi bien dans les montagnes Rocheuses des Etats-Unis - au début du XIXe siècle, Lewis et Clark ont rencontré des mountain men canadiens-français installés en permanence dans des régions qu'on imaginait seulement peuplées d'Indiens hostiles aux Blancs - que dans les états du Centre-Ouest, de l'Illinois au Wyoming, ou dans l'Ouest canadien qu'on appela très tôt, le Nord-Ouest (de l'Amérique).

L'errance à l'échelle continentale, doublée d'une absence de conscience des frontières entraînant une dispersion de la population à l'extérieur du noyau géographique et historique du Canada français : la vallée du Saint-Laurent. La Conquête n'avait en rien altéré cette expansion autrefois tacitement encouragée, car on la voyait au service de l'expansionnisme français en Amérique du Nord. On la vit ensuite comme une sorte de revanche : les vagabonds et les pionniers ignoraient les frontières et perpétuaient l'idée d'une Amérique française.

Le XIXe siècle se partage, au sujet de l'expansion, en trois courant
d'idées : 1) doit-on poursuivre jusqu'aux États-Unis ; 2) dans tout le Canada ; 3) se limiter aux frontières de la province de Québec (après 1867) ? Des représentants éminents du clergé, de l'élite intellectuelle et du monde politique diffèrent par leurs propositions de stratégies géopolitiques, bien qu'ils partagent une même vision idéologique de l'expansion. On peur entendre, à la même époque, autant les exhortations de Mgr Taché à partir vers le Nord-Ouest qu'il a contribué à évangéliser, que celles des curés prêchant le rapatriement au Québec des effectifs canadiens-français en Nouvelle-Angleterre.

En 1866, celui qui allait devenir l'évêque de Trois-Rivières, l'abbé Laflèche, un des idéologues ultramontains les plus respectés, comparait Jacques Cartier remontant le Saint-Laurent, en 1534, à Abraham marchant vers la Terre Promise.

« Nous le répétons, quel est l'homme chrétien, et qui croit au dogme d'une Providence infiniment sage qui dispose de tous les événements ici-bas, qui ne soit frappé de la ressemblance qu'il y a entre la conduite du patriarche Abraham prenant possession de la terre que Dieu promet à ses descendants, et celle de Jacques Cartier prenant possession de la terre canadienne... »

L'image encore floue dans Charles Guérin est transparente dans l'ouvrage de Laflèche. Il justifie, entre autres, les prétentions nationales des Canadiens français ; il s'appuie même sur la symbolique mythique pour sa démonstration, alliant le religieux au politique, de façon inaliénable. Quoiqu'il en soit, ces deux thèmes mythiques, ou plutôt ces deux variations du même thème idéologique se comprennent si on les réfère à la rationalisation faite autour de l'occupation, de l'enracinement, du cramponnement au sol. Le discours de Cartier, cité plus haut, est un bon exemple de la rhétorique d'un patriote « repenti » après l'échec de 1837-38 et la menace de l'assimilation inscrite dans le rapport Durham.

Le rapport Durham, dans son analyse du groupe canadien-français, présentait un tableau peu rassurant du domaine agricole, tant au point de vue territorial que du point de vue économique. De plus, ce document confirme une suprême prévision pessimiste de l'élite qui se forgeait déjà une idéologie largement inspirée du clergé : les nationaux seraient obligés, s'ils s'accrochaient à leur territoire agricole laurentien, de partir ou de servir de main-d'oeuvre aux capitalistes anglais. Durham cernait bien l'alternative des années 1840 ; en effet, beaucoup choisirent le travail au service du capital étranger, mais ils quittèrent leur pays pour servir le capital américain. Il faut aussi souligner la première phrase de la citation qui suit pour comprendre l'acuité du problème territorial dans ces mêmes années. Ces quelques mots montrent que le mythe d'une Terre promise ne s'explique pas seulement en termes de rapports économiques mais aussi en termes de rapports ethniques, l'un recouvrant l'autre il est vrai, en grande partie, mais ne suffisant pas à les confondre. Il y a un déterminant autre que l'économique ou les rapports de classe, c'est celui du rapport colonisateur-colonisé.

« Il ne reste pas assez de terres inoccupées dans cette partie du pays où les Anglais ne sont pas déjà établis, pour permettre à la population canadienne-française actuelle de posséder assez de fermes pour lui fournir, avec son système de culture, le confort qu'elle possède aujourd'hui... On a en grande partie fait face à l'accroissement de la population par simple subdivision répétée des propriétés... Un peuple placé dans une pareille situation doit changer son mode de vie. Si les Canadiens français veulent garder la même sorte d'existence agricole primitive, mais bien pourvue, ils ne peuvent qu'à condition de déménager dans les régions où les Anglais sont établis ; ou bien s'ils s'accrochent à leur présente occupation, pour travailler à gages sur des terres ou dans des entreprises commerciales appartenant à des capitalistes anglais »