Chapitre 1 Quand j'aurai dépassé vos pièges,
les loups mangeront dans ma main
Gilles Vigeault, Le Nord du Nord



La mobilité des Québécois et le Désert du Nord



Une analyse même hâtive de l'histoire de la population canadienne-française ne peut pas ne pas montrer la puissance des mouvements migratoires dans cette collectivité relativement minuscule.

L'historiographie de la Nouvelle-France, qu'elle le constate ou le déplore, s'entend pour insister sur le phénomène des déplacements, à l'échelle continentale, d'une proportion élevée de la population. Les gains prodigieux de la traite des fourrures expliqueraient ces migrations saisonnières (un an ou deux) des jeunes et leur dédain pour le travail sédentaire et régulier et surtout pour le travail agricole. L'attrait de la fourrure n'explique pas entièrement la mobilité du Français en terre américaine; nous le verrons plus loin. Et les historiens nous présentent, à l'envi, les preuves de cet engouement aux répercussions sociales importantes: les remontrances des missionnaires, inquiets de la mauvaise influence des trafiquants immoraux qui utilisent l'alcool comme objet de troc; la correspondance embarrassée des administrateurs (gouverneurs et intendants), soucieux officiellement d'implantation et de colonisation, et non de dispersion et de commerce plus ou moins régularisé, mais en même temps intéressés à l'expansion territoriale; les plaintes des seigneurs propriétaires, perplexes devant la quasi-désertion des colons et les lents progrès de l'agriculture dans des lots à peine cultivés. L'historiographie traditionnelle insistait sur les deux composantes essentielles de l'implantation française en terre d'Amérique: l'évangélisation et la colonisation agricole. L'historiographie contemporaine nous présente une colonie avant tout commerciale parce que pratiquement aux mains des compagnies beaucoup plus intéressées aux profits d'une colonie pourvoyeuse de sa population. Un point demeure constant; une poignée de Français (70 000 environ, en 1760), peu grossie par l'immigration, se trouve dispersée sur tout un continent, de l'Acadie aux Rocheuses et de la mer d'Hudson à la Louisiane. Un fort noyau est ancré dans la plaine laurentienne; le reste est formé de petits groupes ou d'individus isolés. La mainmise sur les possessions françaises par l'Angleterre n'arrête pas pour autant la mobilité. La fourrure et l'aventure attirent toujours et les Canadiens français sont reconnus comme les meilleurs traiteurs par leur longue familiarité avec le milieu physique et avec les Amérindiens.

L' émigration spontanée continue dans les décennies suivantes et, au XIXe siècle, elle s'effectue vers ce qu'on appelait les Pays d'en Haut et vers les États-Unis. A partir de 1840 environ, diverses raisons incitent un plus grand nombre à franchir les frontières. L'émigration spontanée se transforme en émigration forcée. Pour la plupart des partants, il y a désir de retour et absence de conscience frontalière: en Nouvelle-Angleterre, le même encadrement socio-religieux accueille les émigrants. On retrouve les même formes culturelles rassurantes dans un milieu différent. Mais les retours se font rares. Cette émigration en réjouit certains qui la considèrent comme une expansion, et prend une ampleur qui finit par inquiéter la majorité de l'élite. La disparition devient exode, expatriation définitive. Les Cantons de l'Est, à peine peuplés, se dépeuplent en faveur surtout du Massachussets et du New Hampshire; des défricheurs deviennent employés dans les « facteries » de coton . La plaine de Montréal n'échappe pas à l'attirance des états du Sud (à Lacolle, 95 % des familles auraient participé à l'émigration). Mais c'est aussi toutes les paroisses du Québec qui fournissent leur contingent au départ : les villages du bord du Saint-Laurent et ceux du pied des Laurentides.

Le Bas-du-Fleuve et les régions plus au sud ne sont pas épargnés. La Gaspésie et le Lac St-Jean, pourtant nouvellement ouverts à la colonisation, ne retiennent pas davantage les migrants. La partance a d'autres motivations que la terre. Des calculs permettent quelques données. Entre 1861 et 1931, 70 000 personnes quittent les régions de la base des Laurentides (plus du tiers de la population) ; les Cantons de l'Est perdent 100 000 Canadiens français en un siècle. L'évaluation totale donnerait plus de 700 000 départs.

Cette mobilité géographique est encouragée par certains notables ; elle s'exerce pourtant en plein territoire anglo-saxon protestant déjà densément peuplé et structuré d'une solide tradition. L'émigration vers la Nouvelle-Angleterre commence discrètement et n'est pas perçue comme définitive. Si elle est sans retour, du moins existe-t-il une structure d'accueil et d'encadrement : la paroisse. Mais le mouvement amorcé d'abord et surtout par la surpopulation des seigneuries (les fils non héritiers du fonds paternel), prend de l'ampleur, les villes du Bas-Canada trop peu industrialisées ne pouvant éponger le trop-plein de cette main-d'œuvre en quête d'emploi salarié. Les migrants quittent la terre pour revenir et acheter un lot, ou vivent plus ou moins bien du rural à l'urbain dans un système capitaliste en pleine croissance. C'est ce que nous appelons l'expansion forcée.

Les stratégies adoptives proposées et effectivement appliquées (organisation de paroisses canadiennes-françaises, encadrements des émigrants par l'envoi de curés, rationalisation des discours des sociétés Saint-Jean Baptiste, etc.) furent assez efficaces pour effrayer un temps les Yankees eux-mêmes. On se vantait des deux côtés de la frontière de pouvoir bientôt former une nouvelle province de Québec, tant l'effectif des travailleurs québécois était important. Des paroisses, des quartiers entiers, dans les villes manufacturières, appartenaient aux francophones catholiques. Le nombre des partants canadiens-français grossissait, pour certains, l'in-group québécois à l'extérieur des frontières canadiennes. D'autres s'en alarmèrent. Le départ devenait exode, surtout dans le dernier tiers du XIXe siècle. Les actions de prêtres citées comme exemplaires, qui fondaient des sociétés de colonisation, ou partaient avec des groupes plus ou moins importants, en squatters, qui vers le Saguenay, qui vers la Côte-Nord demeuraient des tentatives isolées, sur un mode mineur. Au Saguenay, d'ailleurs, le prêtre avait été précédé par l'entrepreneur forestier. Des milliers de fils de cultivateurs devenaient des prolétaires urbains au service du capital étranger, risquant, malgré les structures françaises qui les précédaient, de perdre et leur langue et leur religion. Il ne s'agissait plus du coureur de bois, ni du voyageur, ni du bûcheron, mais de l'ouvrier d'usine, un type d'homme que ne valorisèrent jamais ni le folklore ni la littérature. À son retour, aucune auréole d'aventure et de liberté sur son front. Pourtant, lui aussi avait quitté la terre paternelle. Le même opprobre l'avait talonné à son départ, quoiqu'il ait rationalisé sa décision par la volonté d'accumuler une somme d'argent suffisante par un séjour plus ou moins bref. Les retours s'effectuèrent, puis les redéparts, puis des retours plus espacés. Des installations définitives eurent lieu en terre étrangère, mais auprès de concitoyens souvent de la même paroisse ou de la même région. La parenté semble avoir constitué l'infrastructure d'accueil favorisant l'émigration. La famille-souche permet effectivement la mobilité.

Cette partance, tout aussi insouciante des limites de l'État, conservait, répétait l'élite, une conscience paroissiale sinon une conscience nationale. La paroisse représentait la communauté, non la Province ; le Canada français, c'était encore l'Amérique. Le peuple ne ressentait pas la dépossession d'un territoire immense, héritage des Français vaincus en 1760, et que 1867 confinerait à d'étroites bornes si l'on se remémorait le continent perdu. Les paroisses qui se vident se reconstruisent à l'étranger. D'après l'enquête de Massicotte dans les paroisses du comté de Champlain entre 1880 et 1892 :

« Lowell aurait reçu 290 personnes du comté de Champlain, Meriden 220, Woonsocket 112, Waterbury 110. L'Etat du Michigan a accueilli 308 des émigrés. C'est l'époque où les paroisses nationales profèrent en Nouvelle-Angleterre. La Nouvelle-Angleterre a d'ailleurs reçu 56,11% des émigrants (soit les 2/3 de ceux dont on connaît le lieu de destination) alors que l'Ouest américain n'en a accueilli que 26,63% »

Cette recherche de l'époque montre davantage l'ampleur sociale de ce phénomène migratoire : ce ne sont pas seulement les jeunes gens « sans terres » qui partent des seigneuries mais aussi des familles entières (72% des émigrants) ou quelques membres de la famille (18%) et ces groupes ont la plupart du temps brûlé les ponts derrière eux. La diaspora atteint son point ultime...Même les partants seuls vont rejoindre des membres de la cellule familiale ou vont préparer la venue des autres.

Il est intéressant maintenant de voir comment certaines villes manufacturières ont pu s'accroître du contingent québécois, surtout dans les décennies 1860 et 1870, la première, à cause de la guerre de Sécession qui prive le Nord-Est de main-d'œuvre. Un recensement de Worcester en 1871, montre que la paroisse de Notre-Dame-des-Canadiens compte déjà 2 805 Québécois répartis en 562 familles. Seuls 90 Canadiens français possèdent la citoyenneté américaine, et la majorité des émigrants est arrivée dans la décennie 1860, dans une émigration qui se fait déjà par familles ; les enquêtes de 1849 et de 1857 présentaient une forte migration de jeunes hommes. Il y a décision consciente de reconstituer la communauté de base, partout dès les débuts du mouvement migratoire. On peut le vérifier en remarquant que les habitants d'une région tendent à partir vers un même endroit. Nous avons vu l'exemple des migrants du comté de Champlain ; on obtient le même résultat ailleurs, plus tôt : à Woonsocket, 40% des 114 familles d'émigrés avant 1860 viennent de cinq paroisses voisines de la vallée du Richelieu et de la majorité, de la plaine de Montréal.

Cette cohésion volontaire, sous la direction du clergé (certains prêtres installés sur place réclamaient du renfort ecclésiastique, débordés qu'ils étaient souvent par l'ampleur de la tâche), inquiéta les bons esprits américains partisans de l'américanisation la plus prompte. Un éditorial du New York Times (août 1889) fait état de la situation de ce groupe, fort de ses traditions, récalcitrant sinon hostile à l'influence américaine, dont la culture, les valeurs et les normes sont antinomiques à l'idéologie dominante de la grande république.

"Mais si ces Canadiens devenaient assez nombreux ou se faisaient naturaliser en nombre suffisant pour tenir la balance du pouvoir aux États-Unis, alors ils seraient un danger pour nous, parce qu'ils pourraient demander et obtenir une législation favorable à leurs intérêts particuliers, qui sont séparés des nôtres et même hostiles à l'intérêt général du pays ».