Chapitre 1 (suite)

La mobilité des Québécois et le Désert du Nord

C'est précisément ce que l'élite canadienne-française, c'est-à-dire les leaders religieux et laïcs, pensait obtenir à cause du nombre et de l'unanimité constante du groupe. Le vieux rêve impérialiste ou expansionniste, fantasme fidèle de l'histoire québécoise, se poursuivait, chimère ou rationalisation. Plusieurs leaders étaient convaincus que le temps était proche (nous parlons de la fin du XIXe siècle) où pourrait s'édifier un élargissement de la province de Québec, ou une province sœur, enclave catholique en territoire étasunien protestant. L'abbé Casgrain avait prédit, dès 1866, l'éclatement du monde hérétique par son individualisme invétéré et le triomphe des communautés catholiques de l'Amérique latine et de l'Amérique française. Ce serait la fin de cette Amérique anglo-saxonne protestante dont les prétentions territoriales étaient pour le moins peu légitimes et n'entraient pas dans le plan divin.

« Ici, comme en Europe, et plus vite encore qu'en Europe, le protestantisme se meurt. Fractionné en mille sectes, il tombe en poussière, et va se perdre dans le rationalisme. Bientôt, -- pour nous servir d'une expression du Comte de Maistre, -- l'empire du protestantisme, pressé du côté du Golfe Mexicain et du Saint-Laurent, fendra par le milieu ; et les enfants de la vérité, accourant du nord et du midi, s'embrasseront sur les rives du Missippi, où ils établiront pour jamais le règne du catholicisme »>.

L 'abbé Casgrain représente bien le clergé du temps, composé d'hommes d'action et d'idéologues (le curé Hébert et Mrg Laflèche, par exemple), ébauchant des stratégies qui participent autant de l'adaptation à un nouveau contexte économique et social que d'une rationalisation devant une émigration sans cesse amplifiée et du refus des valeurs imposées par l'étranger. Le clergé dévalorise la réussite individuelle, le profit financier, tout ce qui rappelle l'éthique protestante, considérée comme hérétique par ce même clergé inspiré par De Bonald, De Maistre et autres penseurs français traditionalistes. On retrouve les inférences explicites de ces rationalisations, transcrites dans la symbolique « Terre promise » ou « Mission providentielle ».

Le XIXe siècle est aussi le siècle de l'industrialisations naissante en Amérique du Nord et des bouleversements socio-politiques profonds qu'entraîne cette nouvelle forme de production. De nouvelles valeurs remplacent les anciennes, devenues caduques. Au Canada français, un système de valeurs concurrent, anti catholique et mercantiliste, s'installe avec le groupe des marchands anglais qui implantent le commerce continental et l'industrie. Le rapport Durham formalise cette idéologie et la considère comme le système de pensée le plus apte au progrès ; il doit être partagé par l'ensemble de la population, sous peine de stagnation sinon de recul dans la marche de la civilisation.

En bref, si nous voulons définir la situation du Canada français, de 1840 à 1900, trois données doivent retenir l'attention : l'expansion désordonnée, qui devient exode, d'une petite collectivité ; la menace de l'assimilation du rapport Durham ; un nouveau mode de production et une idéologie nouvelle en concurrence avec un mode de production et une idéologie considérés comme rétrogrades. Ainsi, une migration hors des frontières étatiques, un conquérant qui vise à l'acculturation de la collectivité et la croissance du monde des affaires dans les villes, monde redouté et envié mais quasi inaccessible, voilà les trois points importants.

Un défi de taille s'offrait à ceux qui veillaient sur le présent et le futur de la collectivité : l'élite essentiellement composée du clergé et de la petite bourgeoisie professionnelle désemparée par l'Acte d'Union. Les défis sont des stimuli qui demandent des réponses à leur taille. Les stratégies d'adaptation s'élaborent et s'appliquent dans les faits. Les gardiens des valeurs puisent dans la tradition un enseignement pour le futur. Ils ont recours à un précédent, mais à un précédent irréel, idéalisé ainsi que le fait chaque groupe cherchant quelque réconfort dans le passé dans son affrontement au présent. Parti de l'évaluation d'une conjoncture anxiogène, on y associe les éléments consolateurs indispensables ; on rationalise devant un présent insoutenable et déchirant. On le nie et on regarde au loin vers un futur probable, dans l'attente des temps meilleurs destinés à la collectivité. L'idéologie nouvelle, qui prend une place dominante, s'esquisse puis s'impose dans la décennie de 1840. En même temps, sous la direction du clergé s'amorcent les premiers mouvements de colonisation agricole vers les régions intouchées. Les stratégies s'ajustent à une conjoncture politico-économique qui met en cause la culture et la survie du groupe. Les contextes de crise collective enfantent des prophéties rassurantes ou catastrophiques, des mouvements annonçant le millénium ou le chaos ; ainsi naissent les messianismes et les mythes consolateurs. Le XIXe siècle québécois n'a pas échappé à ces tendances générales des sociétés humaines aux prises avec le changement social, les tentations et les refus de l'acculturation. Le mythe du Nord et ses composantes symboliques est une réaction dynamique et optimiste de l'élite à un défi vital.

Parler des Pays d'en Haut, à l'époque de la Nouvelle-France, c'était désigner la contrée sans limites, le vaste champ d'expérience du coureur de bois et du missionnaire, le pays de la fourrure et le domaine de l'évangélisation, l'amont du Saint-Laurent au-delà de Montréal et le territoire « en haut » de l'Outaouais, c'est-à-dire le Nord-Nord-Ouest de la colonie laurentienne. Deux types d'hommes parallèlement, en collaboration ou en conflit, agrandissent la domination française, chacun à sa manière, par son intrusion non seulement dans la géographie des régions amérindiennes mais aussi par son intrusion dans la culture. Si le désir avoué du missionnaire était effectivement le changement spirituel des indigènes, donc un changement culturel, le coureur de bois trafiquant, bien que beaucoup plus influencé par ses hôtes que les influençant, a, tout autant, marqué la culture amérindienne. Rappelons l'organisation des réseaux de traite de fourrures qui est un chambardement économique tel, qu'il entraînera la dispersion, sous les coups des Iroquois rivaux, du groupe huron de la baie Georgienne.

Les Pays d'en Haut, très tôt, ont été auréolés de mystère et de fascination : le Canadien en rêvait comme d'une région qui le libérerait des routines de la sédentarité, des contraintes sociales et qui l'enrichirait rapidement. Une région vierge était à la porte. Ce que l'Europe occidentale ne connaissait plus depuis le moyen âge, époque des grands défrichements. Elle devint le lieu privilégié pour le rite de passage du jeune Homo canadiensis. L'« homme véritable » empruntait beaucoup à un passé garant de sa liberté, de son esprit d'indépendance, de sa débrouillardise, de son originalité : celui du coureur de bois qu'il avait été. Ce capital, sans cesse enrichi par les récits et les souvenirs, accroissait le mérite du porteur. Absorbés par une nouvelle vie plus attirante, certains coureurs des bois adoptèrent pour toujours les Pays d'en Haut ; la légende s'empara d'eux. L'histoire ferait connaître ces nouveaux « sauvages ». Le coureur de bois fait partie de l'héritage héroïque et mythologique de la culture candienne-française.

Près de lui, et lui succédant dans ce panthéon des héros anonymes, apparaissent deux autres types d'hommes aventureux que seul un pays neuf pouvait engendrer, images humaines de nouveaux rapports économiques : le Voyageur et l'Homme de chantier (bûcheron et draveur).

Les changements économiques du début du XIXe siècle avaient été précédés d'une guerre gagnée par les Anglais; cet épisode d'un long affrontement avait stoppé l'expansionnisme français en Amérique du Nord. Mais ce changement de régime ébranla peu, au début, l'infrastructure économique. Le commerce des fourrures reprit avec intensité, grâce à la concurrence traditionnelle entre Albany et Montréal. Après une période de recul pour Montréal, la concurrence se fixe d'avantage en rattachant l'Ouest et la vallée de l'Ohio au Canada (1774). Les frontières de la Nouvelle-France seraient-elle retrouvées ? Elles reculent peu de temps après, avec les traités de 1783 et 1794. La rivalité s'avive entre la Compagnie du Nord-Ouest sise à Montréal, qui engage les voyageurs, tous Canadiens de souche française, héritiers des coureurs de bois, et la compagnie de la Baie d'Hudson qui monopolise les territoires du Nord. La fusion des deux compagnies en 1821 détournera beaucoup les habitants de la vallée laurentiene du commerce des pelleteries ; l'Ouest ne s'atteint plus dans le cadre d'une activité économique organisée.

Les guerres napoléoniennes et le blocus continental obligèrent l'Angleterre à imposer son bois du Canada et même à encourager la construction de navires. Les tarifs préférentiels aidant, l'exploitation forestière prit de plus en plus d'ampleur, alimentant le commerce du bois et la construction navale. Les forêts de la vallée de l'Outaouais d'abord, puis la vallée de la Gatineau résonnèrent des coups de hache d'une multitude de travailleurs saisonniers. Les forestiers ou hommes de bois, seront connus et entreront dans le folklore québécois sous le vocable lié à leur activité principale : bûcheron, draveur et cageux (draftsmen).

Les Pays d'en Haut n'avaient pas disparu. La voie de l'aventure par l'Outaouais drainait encore les fils et petits-fils des vagabonds des bois vers un Ouest ou Nord-Ouest plus près du Saint-Laurent mais porteur d'autant de mystère que l'Ouest lointain d'antan. De toute façon, cette région permettait encore le rite de passage traditionnel. Les camps ou les chantiers de bûchage accueillaient des milliers d'hommes. Beaucoup d'entre eux étaient jeunes et quittaient la maison paternelle pour la première fois. Ils étaient exposés à fréquenter des groupes éloignés de toute contrainte familiale et sociale. Ces chantiers inquiétaient le clergé à cause de la pratique religieuse rarement assurée, de la licence morale et de la liberté de langage.

La pénétration dans les Pays d'en Haut ne se faisait plus individuellement mais par groupes importants organisés. Mais ce pays neuf, ce pays d'aventure, n'était qu'une mince frange, limitée aux vallées de l'Outaouais et de quelques cours d'eau tributaires. Le Nord demeurait intouché. Le lac Mistassini (51o 00 ' lat. N. ; 73037' long. O.) est encore dessiné approximativement sur les cartes de 1880 puisqu'on ignore son étendue. La région mistassinienne et le nord du lac sont mal connus parce que très peu explorés, mais aussi parce que pratiquement fermés par la Compagnies de la Baie d'Hudson. En effet, après sa fusion avec la Compagnie de Nord-Ouest, cette compagnie possède de fait la presque totalité du territoire « outre-Laurentides » du Québec. Ce territoire immense, réservé à la traite des fourrures, demeurait terra incognita, officiellement protégé par la compagnie qui n'avait pas intérêt à voir s'implanter la moindre organisation publique ou privée. Des explorations se faisaient naturellement, toute orientées vers une meilleure exploitation, par une meilleure connaissance du milieu. Les compagnies de traite ont constitué un excellent ferment de la connaissance géographique du Canada. La légende d'un pays absolument hostile est née, d'abord du récit des Amérindiens opposés à la pénétration de l'homme blanc (voir ce que racontait les Indiens à Cartier et à Champlain). Elle a été entretenue par les gens de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Ainsi la représentation hostile s'est étendue aux prairies de l'Ouest qui attiraient tous les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe.

«Nous ne voulons pas nous attarder ici à rechercher les causes diverses qui ont empêché l'industrie humaine de pénétrer dans ces solitudes et d'y exercer plus tôt son activité. Il suffira d'en indiquer une : l'intérêt de la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui prenait soin de ne pas trop éveiller l'attention au déhors, sans négliger d'entretenir en même temps les nombreux préjugés que faisait naître l'éloignement ».

Les percées accomplies par l'exploitation forestière ne faisaient qu'entamer cette région ; il y eut pourtant opposition de la part des traiteurs à cette forme d'exploitation du milieu. Les marchands de bois, à leur tour, alimentèrent d'éléments négatifs la représentation des Pays d'en Haut. Ces marchands n'avaient pas plus d'intérêt que la Compagnie de la Baie d'Hudson à attirer une population sédentaire et agricole dans leurs concessions. La coupe du bois, organisée à leur profit, suffisait ; il n'était point question de laisser le défricheur ouvrir la forêt et cultiver sur le brûlis. L'association tacite des intérêts des deux exploitants se renforça, dans une perception, dictée par des impératifs économiques, s'amplifia par la perception « sudiste », c'est-à-dire de celle des habitants de la vallée du Saint-Laurent. En effet, les cultivateurs installés avaient toujours borné l'espace agricole aux limites des vallées principales. Le piémont laurentien et l'arrière-pays demeuraient voués à la forêt, c'est-à-dire au piégeage et à la chasse ; le bois était bûché sur le lot même, et seules des compagnies fortunées solidement organisées pouvaient s'attaquer à la forêt avec une troupe d'hommes rassemblés dans d'immenses chantiers. Bref, très vite, on atteignait les limites de la civilisation ; plus loin, c'était le domaine des animaux à piéger ou à chasser et celui des « Sauvages ». La barrière montagneuse, pourtant relativement modérée, séparait comme un rempart infranchissable, deux mondes : la Terre et le Désert. Une des premières paroisses à s'ouvrir dans l'arrière-pays de l'Outaouais, le long de la Gatineau, près de la réserve de Maniwaki, portait un nom qui nous permet d'emprunter cette expression : Notre-Dame-du-Désert.

Les Laurentides formaient un écran, une frontière relativement étanche, non seulement entre la Terre et le Désert, mais entre le sédentaire et le nomade. D'un côté le monde agricole, de l'autre le monde sauvage. On émettait les opinions les plus fantaisistes sur ces régions d'outre-Laurentides, où la température atteignait des records de froid. Les Pays d'en Haut du nord ne pouvaient être habités, ils étaient fermés pour toujours à l'installation humaine.

(En 1849), « En ce temps-là, la paroisse de Saint-Jérôme n'avait pour ainsi dire pas de limites...À cinq ou six milles de l 'église commençait la forêt, une forêt épaisse, infinie, regardée comme inaccessible. On croyait avoir atteint la limite des terres cultivables et le nom de « Nord » signifiait qu'il n'y avait plus au-delà de Saint-Jérôme qu'un printemps fugitif, qu'un été illusoire ».