Chapitre 1 (suite)

La mobilité des Québécois et le Désert du Nord


En plus du climat, les ondulations couvertes de forêts de la chaîne montagneuse, vues comme infranchissables et impropres à l'agriculture, demeuraient l'obstacle majeur de ce territoire tabou.

« Le caractère montagneux qui règne généralement dans les cantons du Nord, où l'oeil court de colline en colline, avait trop longtemps laissé planer l'esprit dans une opinion défavorable à la colonisation de ces lieux, pour que nous dussions espérer voir naître de suite l'enthousiasme, ce si puissant moyen que le patriotisme engendre pour la réussite des grandes oeuvres religieuses ou nationales. Mais de zélés Prêtres, pleins d'ardeur et de courage, se mirent à lutter contre ces désastreux préjugés et sortirent bientôt victorieux de ce noble combat ».

Ainsi, comme première perception sociale, une image en noir s'est fixée. Le Nord, pendant trois siècles, d'abord inconnu, puis mal connu, devient au Québec ce que l'Ouest représentait pour les Yankees de la côte atlantique : un monde néfaste aux entreprises d'installation permanente de l'homme blanc. Les Laurentides sont analogues aux Appalaches et les forêts du Nord, aux steppes de l'Ouest. Ici, c'est le froid, là-bas la sécheresse : les deux extrêmes climatiques sont perçus comme des obstacles insurmontables à l'agriculture. « Le Nord, c'était alors la région interdite, fermée à toute entreprise de colonisation et même d'habitation, condamnée à l'immuable repos de la stérilité, et dont l'imagination même n'osait interroger les lointaines et ténébreuses profondeurs... ».

Le curé Labelle combattra cette représentation qu'il considérait comme novice. Il est persuadé que la première répulsion passée, le Canadien français, pour peu qu'on l'aide, se rendra compte des avantages d'une région neuve.

« Il est malheureux qu'on se laisse effrayer par l'entrée des Laurentides, qui est rocheuse...C'est dans l'intérieur que se trouvent les grandes régions de belles et bonnes terres : l'explorateur intelligent, en les parcourant, regrette toujours qu'elles soient connues si tard...(p. 8) »

« Pourquoi subdiviser la propriété, la surcharger de rentes, d'hypothèques, d'obligations lorsque la Providence a été si prodigue à notre égard en livrant à notre activité un vaste territoire pour y établir nos enfants à peu de frais. L'éloignement n'est rien pour le Canadien quand les routes sont bonnes pour qu'il puisse visiter les vieux parents... Il y a trop de préjugés même parmi les pauvres contre les montagnes. Tout territoire qui ne ressemble pas à la plaine du Saint-Laurent, selon un grand nombre, est très défavorable pour la culture. C'est encore une illusion ».

Le Nord devenait mythe, et la première manifestation de cette croyance collective s'est inscrite dans ce que nous appelons : le mythe du Désert. Il faut entendre le mot désert dans sa signification relative à l'homme ; pas un espace où la vie est absente ou rare mais où l'homme ne s'arrête pas (les peuples « arrêtés » du XVIIe siècle), ne se sédentarise pas, pour des raisons qui peuvent être aussi bien climatiques que géologiques, ou culturelles. Le Nord est un désert forestier, glacé ; la forêt, les collines des Laurentides, le climat, la distance des rives du fleuve, l'absence de voies de communications terrestres, tout concourait à perpétuer l'image depuis longtemps esquissée puis précisée avec accentuation sur les traits d'ombre. Cette perception englobait tout le Québec-outre-Laurentides, aussi bien la région du Lac Saint-Jean, le nord de Québec et de Montréal et même tout le nord-ouest canadien parcouru depuis longtemps par les coureurs de bois et voyageurs français.

« À partir de Bytown, autour de Bytown même, l'immense, la profonde et mystérieuse forêt commençait pour ne plus s'interrompre jusqu'à la lointaine et fabuleuse région des prairies. S'il y avait quelque culture, elle était isolée...Et puis, toutes notions erronées, tous les préjugés communément entretenus sur la région qui forme le nord du St-Laurent ne fleurissaient-ils pas encore dans toute leur verdeur et leur indomptable ténacité ? Pourquoi fonder de nouveaux établissement de vastes espaces encore inhabités en arrière de la rive sud du fleuve ? Qu'irait-on chercher dans ce désert glacial où l'homme ne pouvait vivre, encore moins les animaux domestiques ? ».

Très rapidement, ces régions nordiques, à l'origine indifférenciées, furent désignées par des toponymes qui, en les identifiant, les exclurent en partie de l'appellation générale de Nord : La Côte-Nord, le Royaume du Saguenay, le Lac Saint-Jean, la Matawinie. Au nord et au nord-ouest de Montréal fut réservée la dénomination de Nord, sous la plume de maintes personnes, comme nous l'avons vu plus haut avec quelques exceptions, mais cette dénomination est entrée également dans le langage courant des Montréalais et des habitants de la région de Montréal ; le Nord, c'est pour eux leur nord. Un citadin de Québec ne parlera pas de nord en prenant la route qui traverse le parc des Laurentides. Il « monte » au Lac Saint-Jean ou au Saguenay. « En 1840, on ne voyait presque partout que des forêts vierges. St-Jérôme était désigné sous le nom générique de « le Nord ». Quand on disait ce mot, c'était alors comme le bout du monde ».

Les cantons eux-mêmes s'affublaient de la terminologie nordique : les « cantons du nord » occupaient le nord de Montréal, et non celui de Québec. Des auteurs connus diffuseront cette conception restreinte du Nord mais tous n'acceptèrent pas ces limites « montréalaises ». Nous verrons qu'il a existé une certaine confusion à ce sujet, chaque essayiste ou publiciste ayant une perception nordique différente.

Langelier étend, indistinctement, la représentation du Désert à tout le nord de la province et l'explique en termes de perception faussée plus ou moins volontairement.

« Rien de cela n'a été fait pour la région septentrionale, dont on n'a pas dit un mot ou qu'on a représentée sous le plus mauvais jour... à côté de pompeuses descriptions des Cantons de l'Est, vous ne trouverez que quelques mots sur la région ultra-laurentienne, représentée comme un pays inculte, stérile, froid et inabordable, digne tout au plus d'être habité par des canadiens-français. C'est probablement à ces fausses représentations systématiques qu'il faut attribuer l'oubli presque complet dans lequel nos gouvernements semblent avoir laissé cette belle contrée ».

Le curé Labelle, en brisant l'image négative, allait amplifier l'attrait de ce nord qui s'ouvrait aux portes de sa paroisse. Le prêtre-colonisateur répétera partout qu'il avait un désert à vaincre, mais surtout qu'il fallait détruire la perception manipulée parce qu'elle avait été le principal obstacle à l'occupation du sol nordique. Des colons viennent à son appel, et démontrent, par l'étalement des paroisses jusqu'au-delà du Nominingue, que le Désert peut être peuplé. Très peu de gens de la région de Saint-Jérôme, par exemple, partiront pour les État-Unis. Ils choisiront la direction du Nord, pour transformer le Désert en jardin. Le mythe du Désert est le mythe-prémices du mythe qui lui succède, celui qui fait d'une région hostile et répulsive, une région attirante et réservée.

« Cependant, et malgré tout, la colonisation avançait...Déjà l'on avait laissé loin derrière soi les campagnes riveraines du fleuve et les derniers rangs des paroisses les plus profondes ; déjà l'on avait entamé le nord, le nord lointain, bien au-delà des dernières concessions, et l'on avait escaladé les derniers contreforts des Laurentides... déjà apparaissait, dans sa virginité farouche, le Nord, ce Nord immense et redoutable encore, que nulle frontière ne limite et qui n'est borné que par l'impossibilité d'habiter des régions où la terre se refuse à produire...Devant soi, à perte de vue, s'étendait donc maintenant ce Nord profond, regardé jusque-là comme impénétrable, ce Nord protecteur, redoutable désormais pour tout autre seulement que les Canadiens français, et qui allait devenir le boulevard inviolable et sûr de leur nationalité ».