Chapitre 3

La mission providentielle

L'analyse de ce mythe est forcément plus courte dans notre étude car il s'agit plutôt d'une variation régionale du mythe fondamental de l'idéologie. Bien qu'au cœur également du mythe du Nord, ce mythe n'en est pas l'élément le plus original même s'il demeure celui d'où dérivent les autres. Nous renvoyons le lecteur aux études sur l'idéologie qui en font mention, tant l'importance de ce mythe doit être rappelée par sa primordialité, la richesse et la quantité des écrits qu'il a inspirés. Ce mythe se rattache au mythe occidental de l'expansion sans fin, de l'exploitation de la terre entière, de la transformation du monde ; c'est le mythe ab origine de Prométhée.

Nous avons abordé, plus haut, ce mythe lié intimement à celui de la Terre promise. Nous verrons ici aussi le glissement et la régionalisation d'un mythe. L'abbé Laflèche est celui qui a le mieux explicité cette mission, en tant que théoricien de l'idéologie dominante. « La Mission providentielle du peuple canadien est essentiellement religieuse : c'est la conversion au catholicisme des pauvres infidèles qui habitent ce pays, et l'extension du royaume de Dieu par la formation d'une nationalité avant tout catholique ».

L'abbé Laflèche se rapporte aux origines de la colonie, origines religieuses exemplaires pour le temps présent. L'histoire des débuts de la colonie devenait histoire sacrée, racontant le geste providentielle d'un peuple nouveau. Le futur évêque de Trois-Rivières est un des constructeurs les plus intelligents et les plus écoutés du début de l'histoire canadienne-française constituent une période mystique : officiellement, les Français prenaient possession du territoire en invoquant la mission de l'évangélisation.

« Vous y verrez pareillement qu'elle & combien grande est l'espérance que nous avons de tant de longs et pénibles travaux que depuis quinze ans nous soutenons, pour planter en ce pays l'estendart de la Croix & leur enseigner la connaissance de Dieu, gloire en son Sainct Nom, estant nostre désir d'augmenter la Charité envers ces misérables Créatures... » .

À l'époque de Colbert, on élargira la mission « catholique » jusqu'à rêver d'une race nouvelle fondée sur le métissage, fraternité retrouvée entre l'homme domestique et l'homme sauvage, au profit du sédentaire français et catholique, bien entendu. Ce rêve a été officialisé dans les documents sinon dans les faits. La fraternisation se conserva plus anonyme et, la plupart du temps, loin de la civilisation. La dualité nature-culture ou sauvage-domestique se perpétua.

Les Jésuites tentaient de convertir l'Amérindien, tant bien que mal ; le roi et ses ministres souhaitaient un accroissement de l'émigration et une colonie d'agriculteurs ; les compagnies s'enrichissaient par le commerce des fourrures et les pseudo-sédentaires terriens s'« ensauvagaient ». Les conditions objectives de la colonisation de la Nouvelle-France, bien que connues et souvent déplorées par des esprits chagrins, ont été rapidement édulcorées au profit d'une vision embellie qui reprit les prétextes de la pénétration française et les exprima comme faits d'histoire : le Canadien devint laboureur, fidèle à sa terre, dévoué aux curé et seigneur. On oublia le nomadisme du coureur de bois et la rapacité de la compagnie de fourrure. Tout cela n'était que déviance légère ; la mission essentiellement religieuse de la France en terre d'Amérique avait été respectée ; les Jésuites martyrs en témoignaient. La réussite des marchands britanniques après la conquête, et le désintéressement apparent des Canadiens pour la chose commerciale démontraient la continuité de la mission. Les Canadiens avaient compris leur destinée. L'idéologie, après 1837, allait ajouter à la mission religieuse la mission agricole dont nous avons montré ailleurs la fonction sociale et le lien avec le mythe territorial. Ces deux missions, en se joignant, se confondront.

Dans une lettre circulaire distribuée dans La Gazette des campagnes, du 8 avril 1862, Th.-B. Pelletier exprime l'orientation du journal, un des organes de la nouvelle idéologie qu'il visera à répandre dans le monde rural.

« Or après et avec la religion, tous ceux qui se sont intéressés au bonheur vrai du peuple canadien, le prêtre avant tout, ont eu soin de favoriser chez lui par tout moyen ses dispositions vertueuses et sa vocation agricole : deux ordres de choses liés entre eux plus étroitement qu'on ne le pense généralement, et qui cependant, entretenus avec zèle et constance, assureront toujours à ce bon peuple un état moral et social digne de ces heureuses inclinations. Et comme aujourd'hui un élan vers la vie agricole se manifeste partout dans notre société, parlons haut et souvent de culture, et de tout ce qui se rattache à cet heureux état. Que les écoles, les instituts, les journaux et surtout les journaux ad hoc, enseignent, exhortent, stimulent l'esprit public sur ce point vital, afin que le peuple canadien loin de se détourner de sa vocation agricole pour se vouer exclusivement au mercantilisme et à la fièvre industrielle, qui n'enrichissent que le petit nombre aux dépens du vrai peuple, condition que la Providence a assignées à son bonheur social, moral et domestique. Ajoutons que son bonheur politique est aussi lié intimement à sa vocation agricole. Livré aux travaux des champs, il saura mieux que personne défendre le sol qui le nourrit. Il saura l'aimer, s'y fixer, y vivre en paix, en se mêlant moins aux gâchis politiques des partis, qui se recrutent spécialement, comme on sait, des forts-à-bras pris dans les classes ouvrières ».

Le mythe de la Mission providentielle est le mythe originel de l'histoire du Canada français. On le retrouve au cœur de l'idéologie dominante, référence aux origines et norme collective empruntée au sacré, révélateur exemplaire des valeurs et modèle des conduites significatives. Ce mythe, essentiellement clérical, n'appartient pas du tout à la création poétique mais se forge dans une période critique, et demeure socialement fonctionnel pendant plusieurs décennies.

Le curé Labelle, constructeur du mythe, a emprunté souvent la rhétorique de la Mission et surtout a tenté de l'appliquer au Nord avec toute la force de l'homme d'action. Nous verrons plus loin que ses plans prenaient aussi quelque liberté envers l'orthodoxie du mythe. À l'occasion du cinquantième anniversaire de naissance du prêtre-colonisateur, en 1883, le révérend M.-A. Nantel, supérieur du Séminaire de Sainte-Thérèse, lut l'adresse suivante devant une foule énorme à Saint-Jérôme.

« Tel est, en effet, le colon canadien : partout où il pose le pied, il porte avec lui sa foi et ses vertus religieuses... partout il se révèle comme le fils d'une race choisie qui est appelée à continuer sur cette terre d'Amérique la mission providentielle de la France : Gesta Dei per Francos... C'est ainsi, monsieur le Curé, que vous nous ramenez aux origines de notre histoire... que vous faites revivre les plus glorieuses traditions de notre passé, que vous rétablissez l'oeuvre de la colonisation en ce pays sur sa base véritable, sur la base que Dieu lui-même lui donnait quand il plaçait le missionnaire à côté du colon pour créer un peuple nouveau, une nouvelle France sur les bords du Saint-Laurent. Aujourd'hui ce peuple est formé, il vit et il ne cesse de grandir ; mais pour assurer son plein développement, il faut suivre les lois providentielles de sa formation, il ne faut pas s'écarter du plan divin qui fut arrêté à l'origine ».