Chapitre 4
La régénération
Parler de la frontière, c'est parler de régénération. Mais
peut-on parler du Nord comme Frontière ? Poser la question, c'est y répondre. Pour nous,
et les thèmes mythiques que nous avons retrouvés et présentés appuient notre
hypothèse, le Nord est la frontière québécoise. Un élément de plus, surtout,
démontrera la validité de nos dires : nous voudrions montrer maintenant que, bien que
moins explicite et surtout moins visible par la quantité référentielle, il existe une
troisième composante au mythe général du Nord : le mythe de la Régénération. Ce
mythe est celui que suggère toute région vierge, sauvage, perçue comme source de
jouvence, de régénération pour l'individu qui l'atteint, loin de la société, loin des
régions saturées de civilisation. Cette région neuve ravive les qualités de l'homme,
le grandit, affirme son individualisme, face à la nature et aux autres hommes, car il est
seul et ne doit compter que sur soi pour affronter un milieu hostile, pour s'adapter,
survivre et bâtir une nouvelle société. Les Américains qui possédaient un domaine
inviolé et considéré, jusqu'à la fin du XIXe siècle, comme illimité,
auraient développé une conception de la vie, une vision du monde et des valeurs
nouvelles explicables, en partie, par la puissance régénératrice de ce domaine neuf.
L'Ouest, qui reculait de plus en plus, attira des milliers de pionniers, d'aventuriers et
de chercheurs d'or qui partaient, certains motivés par l'attraction des terres neuves, la
plupart poussés par les fluctuations des conditions économiques de la zone
industrialisée de l'Est. Au contact de la sauvagerie du milieu et de l'isolement, se
développait une façon de vivre nouvelle, qui tenait autant de l'adaptation à un nouvel
environnement qu'aux conditions du départ. L'esprit de la Frontière, défini en termes
ruralistes, avait déjà été énoncé confusément par Crêvecoeur, et repris par
Francis Parkman et Walt Whitman qui chantait le pionnier dans ses Leaves of Grass.
Cet esprit deviendra l'élément primordial d'une hypothèse célèbre sur l'histoire des
États-Unis expliquée précisément par la présence de terres libres, aux dimensions et
ressources perçues comme illimitées. Cette hypothèse fondamentalement agrarienne
s'exprimait ainsi :
« Up to our own day American history has been in a large degree the history of the
colonization of the Great West. The existence of an area of free land, its continuous
recession, and the advance of American settleement westward, explain American development.
» (The significance of Fronter in American history, p.1)
Au Québec, notre Ouest c'est le Nord. Et le « Go West, young man !
» se traduisait par « En avant vert le Nord, c'est là qu'est le salut ! » Des
analogies intéressantes peuvent être repérées aussi bien mythique, comme entre la «
destinée manifeste » et la Mission providentielle. Que géographico-culturelles, comme
entre les Appalaches et les Laurentides, entre le Mississippi et la ligne de partage des
eaux. Mais notre propos n'est pas là, et, tout en répétant que le Nord a été et
demeure la Frontière du Québec, qu'il existe bien une Frontière nordique et qu'on peut
se référer au frontiérisme au sujet de l'histoire objective et idéologique du Nord,
nous mentionnons que là n'est pas la spécificité du Nord québécois et que la
Frontière n'épuise pas l'explication de son émergence et de sa genèse.
La Frontière engendre l'individualisme, l'isolement du pionnier
face à un environnement différent et à l'hostilité des voisins indigènes ou nouveaux
venus, exige un type de réponses particulières, moins conformes à celles apprises dans
la société d'où il vient. L'organisation sociale redevient primaire et centrée sur la
famille ; elle rejette le contrôle direct de l'extérieur, valorise la réussite
solitaire, privilégiant les valeurs anti domestiques, et rejetant les formes
contraignantes de la civilisation. Vue comme régénératrice, la frontière du Nord
explique beaucoup ; c'est pourquoi nous parlerons de mythe de la Régénération qui, bien
que secondaire par rapport aux mythes précédemment étudiés, demeure un thème présent
dans l'uvre de certains idéologues.
La régénération par la fuite dans la nature, dans la «
sauvagerie », fait partie d'une imagerie fort ancienne de la pensée occidentale qui
séparait la culture et la nature en deux systèmes clos et irréconciliables. En
Nouvelle-France, le coureur de bois trahissait cette polarité transmise depuis des
siècles par les normes des classes dirigeantes et obligatoirement acceptée, puisque
fondement d'un type de société ayant transformé l'homme sauvage en homme domestiqué.
Il n'y avait rien de nouveau sous le soleil, puisque cette séparation datait de la
révolution néolithique, avec la naissance des villes et la division du travail. Le
coureur de bois jetait dans le Grand fleuve sa défroque d'homme civilisé et s'habillait
de neuf en s'habillant sauvage. La forêt et l'Indien, la nature et la vie primitive
transformaient l'individu en un homme nouveau, ayant troqué les valeurs de la société
hiérarchique pour celles d'une société égalitaire sinon libertaire. La « licence des
murs » qui offusquait les missionnaires et à laquelle s'abandonnaient les
trafiquants blancs n'est vraiment pas le trait le plus éminent de la vie sauvage. Cette
« licence » institutionnalisée pouvait surprendre et séduire le sujet subalterne d'une
civilisation qui faisait du travail la valeur suprême et du plaisir une faute tout en le
réservant à l'élite du pouvoir. Mais le plus important des traits culturels
rencontrés, et le plus dangereux, parce que le plus éloigné des conceptions sociales de
l'Occident, était l'égalitarisme apparent des tribus indiennes. Le coureur de bois se
rendait trafiquer dans ces collectivités, et souvent y prenait compagne, adoptant la
plupart des coutumes ou se fixant définitivement dans une vie nouvelle, sans les
contraintes de sa société. On comprend les relations ambiguës (fermes puis tolérantes)
des dirigeants de la nouvelle-France avec un tel type
d'homme, facteur d'expansion, intermédiaire obligé entre l'Indien et la compagnie
commerciale, et en même temps contestataire des valeurs fondamentales.
La colonie naissante eut tôt à faire face au problème de la
mobilité sinon du nomadisme de sa population. Les immigrants, en effet, dans leur très
grande majorité, n'étaient ni artisans ni cultivateurs. La plupart étaient des
manuvres et des journaliers ; d'autres d'anciens soldats demeurés au pays. On
comprend mieux la remarque de l'intendant Hocquart : « Le Canadien n'aime pas le travail
de durée et qui attache ». (Cité par J. Hamelin, op. Cit., p. 107). Hamelin
trouve l'explication « non seulement dans l'origine de la population canadienne, mais
dans l'influence d'un milieu qui favorisait ses tendances héréditaires ». L'auteur cite
Champigny (1681) :
« Ceux qui s'attachent à la culture des terres décroîtront à mesure que les français
qui se sont établis en ce pays manqueront puisque ce sont eux principalement qui
s'apprêtent à ces travaux, au lieu que la plus grande partie de leurs enfants sont
continuellement dans les voyages » (p. 109). Salone rappelle les mesures rigoureuses qui
devaient être appliquées aux « rebelles » : « En 1672, les coureurs de bois risquent
le fouet et, en cas de récidive, les galères. En 1673, la sévérité s'aggrave.
Défense de vaquer plus de vingt-quatre heures dans les bois sans permission à peine de
la vie » (p. 257). En 1680, Duchesneau estime le nombre des coureurs de bois à 800.
Selon Patoulet, le nombre se tiendrait entre 500 et 800 (Mémoire pour faire connaître à
Monseigneur [Colbert] les désordres causés par les coureurs de bois). Pour Salone : «
s'il y a 500 coureurs de bois, c'est le tiers de la population masculine adulte ». F.
Ouellet rappelle l'importance du commerce de la fourrure dans l'intégration des individus
à la société avec l' « univers » contradictoire de l'agriculture (p.9). Mais s'il
voit l'opposition par les tensions de valeurs presque irréconciliables, il paraît ne
voir dans les pelleteries que le seul aspect économique alors que le commerce seul
n'explique pas le comportement du coureur de bois. Le pourvoyeur, c'est-à-dire
l'Amérindien, est pratiquement toujours oublié dans les indulgences présumées. Nous
avons vu qu'il en est ainsi dans les descriptions de la société de la Nouvelle-France
par les historiens anglo-canadiens et américains.
Il a pu se développer au Canada français une tradition anti
autoritariste dirigée contre le pouvoir temporel et même celui, spirituel, du clergé,
propagée par ces aventuriers, coureurs de bois et voyageurs, que le clergé, garant du
pouvoir temporel en ce pays, fit tout ce qu'il put pour contrer, par le contrôle direct
et idéologique. Il n'y réussit qu'en partie. Un homme nouveau naissait en terre
d'Amérique.
Plusieurs Frontières s'établirent ainsi dans l'espace-temps
canadien-français : celle du coureur de bois, du voyageur, du forestier et celle du
défricheur. On remarque facilement une continuité dans le type d'homme façonné dans
cet environnement géo-culturel, dans un même espace, mais exploité différemment selon
l'époque, l'espace étant le temps inscrit dans le monde de l'homme historique.
En se rappelant que les représentants des premières Frontières
étaient le coureur de bois et le voyageur, sans oublier que le forestier coexiste souvent
avec le défricheur, ou que ces deux types cohabitent chez le même homme, nous
insisterons maintenant sur le type idéal ou mieux, idéalisé de la frontière nordique.
En effet, hiérarchiquement, juste aux côtés du prêtre, se place le défricheur (ou
colon) ; c'est avec la croix et la charrue que l'on conquiert le Nord, qu'on s'y implante
et qu'on y assure la pérennité de la « race ». Bien loin de nous être écarté de
notre dessein d'examiner la régénération dans le mythe du Nord. Nous le poursuivons en
retrouvant la filiation entre l'opposition nature-culture et l'opposition
défricheur-habitant
(et ouvrier). Nous voyons que le clergé, qui s'inquiétait de l'influence néfaste du
coureur de bois sur la société canadienne naissante, appréhendait pareillement des
dangers de la vie des camps forestiers. Mgr Bourget, très vite alarmé par les grands
foyers d' « indomestication » que ces camps représentaient dans la vallée de
l'Outaouais il voulait dépêcher une force missionnaire au milieu d'eux, et manquant de
bras, appela le renfort des Oblats qui ouvrirent des missions spécialement consacrées
aux chantiers. Au Québec, les remises en question sociales sont presque toujours venues
de certains groupes de la population plus que d'intellectuels isolés, en opposition ou
révolte contre une société contraignante. Arthur Buies demeure le seul exemple, au XIXe
siècle, d'un littéraire féroce et ironique critique des institutions ; il finit par se
« convertir » aux valeurs dominantes et devint le propagandiste que l'on sait.
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