Chapitre 4 (suite)


    La régénération

« Ceux qui sont venus depuis s'établir au Nord-Ouest, se sont étonnés de ce que les Métis avaient dédaigné si longtemps l'agriculture, préférant la vie de chasseur à celle de fermier.

Cependant, il n'y a rien là d'étonnant. Pour peu qu'on réfléchisse, la chose s'explique bien naturellement.

Les prairies, il y a cinquante ans, étaient couvertes de troupeaux de buffalos. Quelques semaines passées à la poursuite de ces animaux suffisaient pour faire une ample provision de viande, qui, jointe au poisson pris dans les rivières, fournissaient à l'entretien des familles pendant la plus grande partie de l'année. Puis cette chasse était plutôt une excursion de plaisir qu'un voyage de fatigue. Pour les anciens voyageurs et pour les Métis, la vie dans la tente, au milieu des prairies, avait un charme indicible.

Au printemps, dès que la neige avait disparue et que l'herbe commençait à tapisser les plaines, ces bandes de chasseurs, armés de leurs fusils et montés sur de fringants coursiers partaient par troupes de deux à trois cents, gais et insouciants de l'avenir comme s'ils avaient eu l'assurance de ne jamais plus manquer de rien.

Dès qu'ils arrivaient sur les traces des buffalos, ils plantaient leur tente, où ils installaient les femmes et les enfants qui les avaient suivis ; puis, sous les ordres d'un chef, élu pour la saison, les cavaliers donnaient la chasse aux animaux.

Une course durait environ vingt minutes, pendant laquelle un bon cavalier abattait une dizaine de bœufs qu'on se hâtait de dépecer sur-le-champ. Une fois ce travail fini, les hommes passaient leur temps à causer, étendus sur l'herbe de la prairie, ou faisaient des paris pour des courses à cheval. La saison s'écoulait ainsi, et vers la fin de l'été la caravane revenait avec des charrettes chargées de viande pour l'hiver. Pendant l'automne on faisait la pêche au poisson blanc dans les lacs et les rivières. Quelquefois la pêche manquait ou la chasse ne répondait pas aux espérances conçues ; mais les fermiers non plus ne peuvent pas toujours compter sur une moisson abondante : les années de disette, alternent avec les années de fertilité. Il n'y a donc rien d'étonnant si, avec une telle facilité de se procurer de la nourriture, les Métis n'aient que de l'indifférence pour l'agriculture ».

L'abbé Laflèche, qui lui aussi avait été missionnaire dans l'Ouest, ne rapportera pas le même enseignement de son séjour. Il en puisera plutôt un désir d'ordre chrétien et d'affermissement de la collectivité par les valeurs terriennes et l'expansionnisme missionnaire et territorial. Les Pays d'en Haut ou le Nord n'inspirent donc pas uniquement les littérateurs. L'idéologie dominante a été en partie fabriquée pour contraindre un esprit que Laflèche et d'autres considéraient comme nocif et subversif.

L'émigration vers les villes de la Nouvelle-Angleterre s'explique aussi par la culture de mobilité. Nous reprenons à notre compte la conclusion des considérations de l'abbé Magnan sur les causes du départ. Aux impératifs socio-économiques, il faut ajouter les impératifs psycho-culturels tout aussi déterminants.

    « L'auteur qui a vécu au milieu des Franco-Américains longtemps et interrogé des chefs de familles émigrées et fait, de la sorte, une enquête sur place, le problème n'est pas, ou ne semble pas très compliqué. Il se résume tout simplement dans une question d'intérêt.

    Parmi les émigrants canadiens, il en est qui ont fui la misère, la pauvreté ou, du moins, la gêne. C'est le petit nombre. D'autres, ils sont légions, ont recherché, en s'expatriant, un champ d'action plus avantageux, des salaires élevés, un milieu qui s'adaptât davantage à leur activité ou à leurs talents. Nous en avons trouvé plusieurs qui ont émigrés à cause de l'attrait qu'offrait à leurs yeux un pays étranger et, par conséquent, pour le simple plaisir de voir de nouveaux horizons. D'ailleurs, il pourrait se faire que cette migration de notre race fût, en grande partie, la conséquence de cette soif de l'inconnu, de ce besoin d'aventures et d'imprévu qui sommeille plus ou moins chez les descendants des pionniers de l'Amérique du Nord ».

L'ambiguïté, sinon la contradiction, remplit les messages sur la Régénération, qui souvent en un éventail qui va du ton libertaire et naturaliste de Buies au ton conservateur et édifiant de Montigny. Mais Buies doit être interprété plus comme un descendant des Radisson, Dulhut et des autres voyageurs, que comme un croisé ultramontain. S'il embrasse la cause colonisatrice, c 'est qu'il croit que le peuple québécois doit d'abord poursuivre son expansion, repousser les frontières de l'oecoumène, puis se développer comme tout pays moderne, tels les États-Unis, par exemple, qui misent sur le progrès et qui y réussissent si bien. Nous en reparlerons plus loin. Buies ne s'est pas converti au ruralisme officiel. Il est étonnant que l'œuvre de Buies n'ait pas été étudiée dans la perspective que nous découvrons dans nos analyses. Le Nord et les mythes afférents tiennent une place évidente dans ses livres de colonisation. Buies se régénérait à travers l'œuvre de propagande ; il compensait par l'écriture et poursuivait par la plume un nomadisme latent qu'il avait vécu pleinement dans sa jeunesse bohème et que l'establishment clérical avait brisé. La seconde phase de sa carrière ne doit pas faire illusion. Sa rencontre avec le curé Labelle à la fin de la décennie 1870 lui assura une certaine respectabilité. Mgr Bourget avait été une de ses cibles favorites et même le pape dans sa revue La Lanterne (1868-1869). Le curé Labelle deviendra son héros. Il se pliera aux exigences sociales les plus élémentaires, prendra femme en 1887, et se conformera aux directives les plus engageantes de l'idéologie, mais la débordant aux deux extrêmes. Il valorise, en effet, le développement à l'américaine et conserve une nostalgie profonde pour d'homme libre de la nature, primitivisme mal étouffé qui sourd dans maintes pages.

« C'est un milieu dans lequel tous les besoins factices disparaissent et où la santé compromise s'empresse de se refaire... Ils sont une race admirable, d'un courage et d'une persistance unique. Placés pour ainsi dire au sein de la nature... ils y apprennent les secrets de l'hygiène et de la conservation de la vie, et, sous ce rapport, ils peuvent en remontrer à bien des gens de la ville.

Warwick n'a pas su exploiter la trame nordique et le fil nomade de l'œuvre de Buies. Il cite cet auteur une seule fois alors que cette œuvre a une valeur exemplaire et représente, pour nous, la contradiction de l'idéologie tout autant que sa pleine manifestation. Buies aurait pu être ce Whitman qui chantait dans des stances sans fin, le rail, le pionnier (l'homme véritable) et l'expansionnisme américain. Après sa période d' «autocritique», Buies ne put avoir que des velléités d'écrivain libre.

Montigny ne se chauffe pas au même bois que le pamphlétaire. Chevalier de Pie IX, ancien zouave pontifical, ultramontain achevé, adepte fervent du ruralisme, s'il parle de la régénération, c'est par opposition à la ville, certes, mais par-dessus tout à la ville mangeuse d'âmes, à la ville et à l'usine qui éveillent les consciences de classe par la division du travail et l'exploitation apparente de l'homme. Pour la paix sociale et l'harmonie retrouvée, le retour aux champs régénérateurs éliminera les tensions sociales et morales.

« Arrivez donc ici, vous qui êtes ployés sous le poids des plaisirs et qui êtes ridés des veilles de la dissipation ! Venez sous ce dôme rustique, vous que les affaires font blanchir, et reposer du ballottement de la vie dans cette oasis où l'âme est à l'abri des exigences sociales et des grandes passions du cœur. Venez prendre une leçon des secrets du bonheur.

Il ne faut pas voir une critique ironique de Montigny dans notre analyse, mais il nous faut partager les deux tendances de cette Régénération, et montrer qu'elles originent de systèmes de valeurs différents. Buies toujours attiré par un modèle anticontrainte et Montigny rêvant d'un Nord reproduisant le système du Sud mais en éliminant les éléments corrupteurs qui s'y introduisent.

« La Colonisation ! c'est l'une des plus importantes questions sociales. Que dis-je, une question ? C'est une solution, qui offre un remède effectif à notre mal social. En effet, de quoi notre peuple des villes surtout souffre-t-il ? Au moral, il est exposé, quand même sa robuste foi ne lui fait pas entièrement défaut, aux vices qui naissent du manque du travail, ou bien du travail énervant des manufactures et des grandes agglomérations... ».

L'abbé Jean-Baptiste Proulx partage l'idéologie de Montigny où l'éthique catholique sert de fondement aux valeurs sociales. Pour lui, la Régénération ne s'entend que dans le sens biblique. On se régénère par le travail en respectant la malédiction divine, et le travail le plus régénérateur parce que le plus sain, le plus près de la nature, œuvre de Dieu, c'est le travail de la terre. Proulx rejoint Laflèche et les ruralistes dans son appel. Lui et les autres « mythoplastes » nordiques régionalisent l'idéologie.

    « Obligé de travailler à la sueur de son front, il n'a pas le temps ni l'occasion de chercher ces plaisirs qui ruinent la santé, amollissent les constitutions, tandis qu'un exercice rude et continu forme ces natures mâles et vigoureuses qui assurent la force et la prépondérance aux peuples adonnés aux travaux des champs ; de là l'axiome : « C'est aux peuples du Nord qu'appartient l'avenir ».

Mais les deux tendances contradictoires, qui se sont toujours côtoyées dans l'histoire canadienne-francaise, fusionnent sous la même notion mythique. De toute façon, les constructeurs du mythe nordique visent à établir le plus possible de nationaux dans une région nouvelle, et, assurés que leur groupe doit choisir d'abord entre l'assimilation et la survivance, ils s'entendent pour privilégier une frange pionnière que la collectivité ouvrira seule. Elle s'y régénérera dans la mesure où elle évitera les compromissions du travail pour l'étranger, et le voisinage dangereux avec l'élément anglo-protestant avide de profit. L'Anglo-saxon, détenant le capital et le monopole des affaires, impose son système de normes et de valeurs à une nation franco-catholique objectivement et subjectivement dans une ère préindustrielle, d'où veulent la faire pourtant sortir quelques esprits progressistes et hommes d'affaires autochtones. Le ruralisme a su prôner et maintenant si décrié ne débouchait pas seulement sur le seul agriculturisme ; plutôt que refus catégorique, il était davantage rationalisation de l'échec de la bourgeoisie à entrer dans le monde des affaires continental dominé par le capital étrangèr. Le Nord, en particulier, n'a pas véhiculé que des idées de mise en valeur agricole. Notre conclusion reprendra cette remarque.