Chapitre 5


Les différents Nords

Rameau, en remplaçant la notion géographique et culturelle de Pays d'en Haut par celle de Nord, ne contribuait pas à la mieux situer et définir. Son Nord, bien que n'occupant pas davantage un territoire très circonscrit et ne respectant pas plus les frontières provinciales, élargissait néanmoins, vers un Nord sans limites, le cadre de l'expansion et accentuait cette direction plutôt que celle, traditionnelle, de l'Ouest. Le seul Ouest à conserver sera l'Ouest canadien, qu'on appelait significativement d'ailleurs, le Nord-Ouest, par opposition à l'Ouest américain. Rameau a voulu orienter la partance vers une terre vraiment neuve, sans autre limite que celle du pôle, une terre à posséder sans partage, une terre réservée, selon les plans de Dieu, à un groupe privilégié.

Très vite, la géographie du mouvement nordique n'a pas été comprise par tous de la même façon. On peut distinguer trois régionalisations qui ajoutent à la confusion sémantique de cette notion ; il faut toujours, en effet, distinguer entre les Nords proposés et avoir en tête la géo-sémantique de l'idéologue en question. Les trois conceptions nordistes retrouvées dans les écrits des quatre dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe se ramènent à ce que nous appelons 1) Le Nord canadien (ou continental), 2) le Nord québécois, 3) le Nord de Montréal. Trois variantes régionales divisent la notion, et, offertes parallèlement, obligent à renvoyer à l'auteur du message nordiste pour une approximation territoriale.

Dans la première classe, entre d'abord et originellement Rameau de Saint-Père qui rêvait, impérialiste impatient, d'une expansion-revanche par l'occupation intégrale de tout le Nord canadien jusqu'au Pacifique et sans doute jusqu'à l'Océan glacial arctique. Labelle, son quasi-disciple dans cette mythique nordique, reprend, avec la même ampleur, une vision du Nord embrassant le nord du Québec et celui de l'Ouest canadien. Il explicitera souvent sa perception géopolitique.

« Si nous nous emparons du Nord, nous serons maîtres de la situation, parce que nous avons une position géographique inexpugnable. En nous emparant du sol, depuis la vallée de l'Ottawa jusqu'à Winnipeg, nous empêchons qu'on nous passe sur le dos pour aller à la baie d'Hudson. Ontario s'agite actuellement pour obtenir la possession du territoire du Keewatin. Supposons qu'il réussisse à l'avoir ; nous nous répandrons dans le Keewatin et nous serons bientôt les maîtres de cette province...

Quand nous serons 20 000 000 d'âmes dans le pays, on dira probablement que nous serons (sic) arrivés à l'âge de majorité et on comprendra alors l'importance, pour notre élément national, d'avoir envoyé un chemin de fer par la rivière Ottawa jusqu'à Winnipeg. Et les Anglais n'auront rien à nous dire, car un bon catholique est un sujet loyal et fidèle ».

Arthur Buies, le chantre de la colonisation et de l'œuvre du curé Labelle, fascinera le lecteur par ses descriptions poétisées d'une région qu'il conçoit sans limites, et qu'après avoir dépeinte comme mystérieuse dans la vastitude de sa virginité, il montre comme le champ d'activité réservé d'un peuple.

« Mais « l'apôtre du Nord » ne s'arrêtait pas, dans sa pensée et dans ses entreprises à la génération actuelle. Il embrassait notre avenir et voulait ouvrir à notre race, dans l'immense territoire qui s'étend de l'est à l'ouest, depuis la baie d'Hudson jusqu'aux montagnes Rocheuses, un domaine qui lui appartînt en propre et qui fût comme le rempart, l'asile invulnérable de la nationalité franco-canadienne ».

Dans la seconde classe (le Nord québécois), le plus connu des apologistes demeure Jean-Chrysostôme Langelier, La baie d'Hudson (1887) et surtout Le Nord (1882). Cet essayiste qui avait écrit sur maints domaines, d'une compilation des lots arpentés dans la province à des traités d'agriculture, se fit également publiciste du Nord et son ouvrage le plus connu porte le sous-titre significatif « Esquisse sur la partie de la province de Québec situé au nord du fleuve Saint-Laurent, entre
l'Outaouais et le Labrador ». Il divise ce nord aux bornes provinciales en six sous-régions, n'assignant pas à toutes les mêmes valeurs et le même avenir : Région de l'Outaouais, du Saint-Laurent, du Saint-Maurice, du Saguenay, de Betsiamitz, du golfe.

Dès les premières lignes de sa brochure, l'auteur situe ce qu'il entend par « le Nord » et plus loin il opposera au peu de connaissances nordiques le flot des écrits sur le sud du Québec et « les fausses représentations systématiques » de la « région ultra-laurentienne ».

« Nous désignons sous ce nom toute la partie de la province de Québec située au nord du fleuve Saint-Laurent. Cette région est comparativement inconnue et l'on n'a que des idées fausses ou très incomplètes sur la nature du sol qu'elle renferme et son adaptabilité à la culture, notamment en ce qui regarde l'immense vallée située entre la chaîne des Laurentides et la hauteur des terres, qui forme la ligne de partage entre le bassin du Saint-Laurent et celui de la Baie d'Hudson. Dire que la plus belle partie de la province, au point de vue agricole, est comprise dans cette grande vallée, ce serait presque s'exposer à faire rire de soi, et pourtant ce serait dire la vérité ».

Évaluant à 2 685 396 personnes (2 235 396 rurales et 450 000 urbaines), d'après la superficie en acres pouvant être occupée, la population totale prévisible du Nord, Langelier poursuit, après la revue des six régions qui partagent son nord :

« N'avons-nous pas raison de dire que cette région du Nord mérite l'attention la plus sérieuse et la plus favorable du gouvernement, comme de tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de notre province ? C'est là que doit se diriger l'attention de tous les hommes d'État sérieux, sincères, réellement dévoués au bien, à l'agrandissement de notre province, et le gouvernement qui sera assez patriotique pour prendre en main et pousser vigoureusement, efficacement la grande œuvre de la colonisation du Nord, méritera incontestablement l'estime.... »

Mais Langelier ne devait pas en rester à ce nord québécois, si vaste qu'il parût aux lecteurs. Après avoir borné le Nord à la « hauteur des terres », il le repoussa au 60o de latitude, dépassant de loin ce que les esprits les plus hardis avaient osé imaginer sinon formaliser.

On parlait des premières missions des Oblats au Témiscamingue et dans la région de la baie de James. L'essor missionnaire portait toujours plus loin la civilisation catholique. Élargissant son domaine, le missionnaire se fit le pionnier de l'expansionnisme français en Nouvelle-France. Les Oblats répétaient le geste des Jésuites. Ils étaient les héros sinon les martyrs des régions neuves où habitaient des Indiens et des Esquimaux encore païens. Ces aventuriers de la foi ont fortifié l'idée d'expansion ; ils sont à l'origine de l'expansion comme le coureur de bois. Dans le Nord, l'aventurier laïc se fait plus rare : le religieux précède seul le colonisateur, comme il le fait aussi en Afrique et en Asie. Le regain expansionniste du catholicisme au XIXe siècle s'inscrit en arrière-plan de notre croisade nationale. Si l'on peut discuter du bien-fondé de la notion d'impérialisme québécois, on peut assurer sans risque d'erreur que les Canadiens français ont cru pendant longtemps à leur vocation missionnaire et ont effectivement contribué par leur effectif et leur zèle à un expansionnisme spirituel. La connaissance de l'élan missionnaire mondial auquel participe activement le Canada français affine la compréhension de la conquête du Nord québécois.

« Partout, dans les État-Unis comme dans la Puissance, nous rencontrons le prêtre canadien qui distribue le pain de la parole de Dieu et qui par là étend naturellement notre influence. Nous comptons des missionnaires jusqu'au climat glacé du Pôle Arctique et jusque sous les chaleurs brûlantes des Tropiques ».

L'abbé Jean-Baptiste Proulx, comme nous l'avons vu, confirme l'étape missionnaire comme prélude à l'étape colonisatrice, après son périple dans les missions-frontières du Témiscamingue et de la Radissonnie, en 1884.

Les explorations géologiques de Robert Bell en Radissonnie et dans les régions est et ouest de la mer d'Hudson, et les rapports d'arpentage de John Bignell avaient précisé la géographie d'un vaste territoire. La Mission providentielle pouvait s'exercer par la croix et la charrue, ces deux symboles des valeurs canadiennes-françaises. Le colon suivrait le religieux, et s'installerait à l'ombre de la chapelle élevée comme repère et symbole de l'appartenance ; le mythe originel rapportait une histoire que les contemporains des décennies 1880 et 1890 vérifiaient par la répétition des événements. La conquête du Nord assurait son succès en empruntant la voie des origines de la Nouvelle-France.

Langelier, dans un ouvrage dense, bourré de données climatiques et physiographiques, se lança dans une prospective téméraire, éperdu devant l'immensité du territoire au-delà de la ligne de partage des eaux adoptée comme limite nordique ultime cinq ans plus tôt. L'idée d'expansion prenait de l'ampleur. Le bassin méridional de la baie d'Hudson reprend le même message optimiste que Le Nord mais élargi aux dimensions de l'espace étudié, c'est-à-dire plus démesuré dans sa perception de l'avenir.

« Il y a donc dans cette contrée, que nous désignons sous le nom de bassin méridional de la baie d'Hudson, suffisamment de terres cultivables, au double point de vue de la douceur du climat et de la bonne qualité du sol, pour établir une population d'une trentaine de millions d'habitants, en supposant que les établissements se fassent quant à l'étendue de chaque exploitation, dans la même proportion que dans la partie habitée de la province de Québec.

« ...Mais cela n'empêche pas les faits d'exister ni la région de la baie James d'être un excellent pays agricole, une contrée où des millions de pauvres gens qui vivent en Europe dans la misère et le dénuement pourraient sans peine se faire des établissements où ils vivraient dans l'aisance, le confort et la prospérité ».

Charles Baillairgé, l'illustre architecte et essayiste, proposait, en 1894, à la Société de géographie de Québec, un plan de colonisation de la baie d'Hudson. Il conserva tant sa foi au Nord qu'il appuya les projets polaires du capitaine Bernier, imités par les membres du Bureau de direction de la Société de géographie. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, les visions nordiques de certaines personnes touchaient le Pôle Nord : le « nord du Nord » était atteint. La même finalité mythique dictera les écrits et les discours des promoteurs du plan de Bernier. Le Pôle serait l'ultime point nordique à atteindre, et si, bien sûr, on parle en termes de politique canadienne - les îles de l'océan Arctique doivent être la propriété de l'État canadien et non des étrangers qui les convoitent - le fond latent et parfois avoué des pensées exprimées est que le Nord entier fait partie de la Terre promise et qu'on ne saurait le laisser en d'autres mains que celles des Canadiens français. On rationalisera (nécessité fait loi), en souhaitant envoyer un Québécois prendre possession du Pôle perçu comme sommet du monde ; un Canadien français catholique se doit d'y être le premier. Nous citerons intégralement, malgré sa longueur, la lettre d'un prêtre au capitaine Bernier car elle nous paraît illustrer de façon exemplaire combien cette mythique du Nord pouvait être entrée dans la tête de l'élite, et peut-être du peuple. Le missionnaire reprend les mêmes notions, le même langage que nos constructeurs de mythe, partageant avec foi, leur enthousiasme et leur expérience. Ces pages ferventes sont à verser au dossier de l'expansionnisme québécois du XIXe siècle. Nous découvrons, une fois encore, qu'il ne s'agit pas d'un Nord imaginaire mais bien d'un Nord concret à posséder pour s'assurer la maîtrise territoriale, indispensable à la survivance. S'appuyant à la fois sur le mythe de la Terre promise, et surtout sur celui de la Mission providentielle, cette lettre toute inspirée idéologiquement montre la force mythique du Nord sur une élite anxieuse du destin de la « race ».

Domremy (Verner) Ont. 17 mai 1899
Capitaine J.E. Bernier
Québec,

Mon Brave Capitaine,

Tous les échos du pays retentissent de votre projet. Comme Canadien français, je me réjouis en pensant que l'un des nôtres aura conquis pour lui-même & pour son pays la gloire de cette fameuse découverte ; car, je ne sais quel pressentiment me dit que vous réussirez.

Ce Nord que vous cherchez a toujours eu sur notre race au tempérament de fer & d'acier la vertu de l'aimant. Ce qui étonnait l'un de nos grands amis de l'Europe. Il voyait dans ce phénomène une disposition providentielle en notre faveur. Comme si le Nord devait un jour servir de piédestal à la grandeur de nos destinées : asseoir sur des bases indestructibles le trône du Roi Immortel des siècles dont Dieu le Père a, de toute éternité préparé le règne sur cette terre. David n'a-t-il pas écrit :
« Latera Aquilonis Civitas Regis Magni » (Ps 47, v. 11) Jésus-Christ est ce grand Roi que nous adorons et qui a choisi les Francs d'Amérique pour ses fidèles
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