Chapitre 5 (suite)


Les différents Nords

 

Vous cherchez ce Pôle Nord, comme vous le dites avec tant de cœur, « pour être utile à notre Cher Canada ».

Voilà la parole d'un héros ferme & calme dans l'enthousiasme ; Caractère des vocations aux grandes causes. Tel était Colomb porteur du Christ aux rivages inconnus ; tel je vous salue avec tout mon pays dont vous voulez reculer les frontières.

Eh ! bien, Cher Capitaine, je viens vous faire une déclaration : Je veux aller avec vous.

Si, comme Canadien, vous ambitionnez d'arriver le premier au Pôle ; moi, comme prêtre, je veux être le premier à y planter la Croix, l'étendard de Notre Roi : « vexilla regis ». Ou, si vous l'aimez, nous ferons la chose ensemble. Vous planterez la croix et sous son ombre, je célébrerai le Saint-Sacrifice ; consacrant par un acte solennel de possession divine ce point de notre globe qui n'a jamais été vu que du ciel & qui désormais appartiendra à Dieu... et à nous.

Votre découverte baptisée, scellée par la Croix & le sang d'un Dieu sera revêtue d'un double cachet de gloire & d'immortalité. Ce sera, au début du nouveau siècle, le complément du voeu de Léon XIII qui se prépare à consacrer le monde entier à Jésus-Christ, Roi éternel des siècles et de l'univers.

Veuillez croire, Mon Cher Capitaine, que ma proposition est très - sérieuse. Vous êtes marin et, comme tel accoutumé (comme vous le dites) à toutes les déceptions, et possédant la persévérance & la ténacité voulues.

Bien que né sur la mer, je ne suis pas marin, mais je connais la misère & jamais elle ne m'a rebuté. J'ai couru la forêt, partagé la nourriture du sauvage, couché à la belle étoile sous le frimas d'hiver, navigué les lacs, sauté les rapides, bravé bien des dangers. Je puis ajouter ainsi que vous : je suis accoutumé aux déceptions. D'autres vous diront s'ils me connaissent de la persévérance & de la ténacité. J'ai cinquante ans, mais j'ai conservé tout le courage & la vigueur de ma jeunesse. L'inconnu, comme vous, m'attire ; je suis rêveur de choses que d'autres n'ont jamais faites. C'est mon plaisir à moi & ce sera le plaisir de bien d'autres s'ils me voient parti pour ne plus revenir.

Dans tous les cas je courrai votre chance & vous aurez en moi un rude & joyeux compagnon, sachant faire bien de petites choses utiles dans un semblable voyage.

Un aumônier, du reste, ne serait pas de trop dans votre expédition ; et dussions-nous tous (peut-être) ne plus revoir le doux ciel de notre patrie, la main du missionnaire & celle du Capitaine se glaceront ensemble sur le seuil du grand ciel d'où nous verrons le Pôle & notre cher Canada.

Une réponse, Capitaine,obligera.

Votre tout dévoué

C.A.M. Paradis, Ptre
Missionnaire-colonisateur
(prêt à coloniser le Pôle).

Le publiciste par excellence de la conquête nordique, Arthur Buies, bien que vantant les mérites de la vallée de la Matapédia, élèvera le ton pour le Lac Saint-Jean et pour le Nord-Ouest montréalais, enfermant les deux régions dans un même Nord qu'il agrandira. L'Outaouais supérieur (1889) contient les pages les plus représentatives de cette rhétorique mythique. Sa conception, pourtant voisine de celle du curé Labelle, possède l'originalité d'élargir le Nord québécois aux confins connus, et dépasse largement les frontières du Québec d'alors qui seront repoussées en 1912 jusqu'au détroit d'Hudson. Buies ne se cantonne donc pas à un nord particulier, et quoique nous le tenions pour un disciple de Labelle, c'est essentiellement le Nord du Québec qui le fait vibrer. Nous donnons deux citations de cet auteur, le montrant prosateur émerveillé de l 'Outaouais et du Témiscamingue, les deux régions symboles de Terre promise.

« Sans doute la vallée de l'Outaouais n'est pas l'égale, en valeur et en importance, de celle du Saint-Laurent,... mais celui qui a foi dans l'avenir de son pays ne peut manquer d'y découvrir les splendides destinées qui attendent la vallée arrosée par la belle rivière du Nord. Cette vallée, en effet, par sa position géographique, sa forme et son étendue, donne à la province de Québec l'équilibre qui lui faisait défaut. Sans le nord en effet, et surtout sans la vallée de l'Outaouais qui complète sa charpente... la province ne serait qu'une longue lisière étroite, que ne protège aucune barrière naturelle, sur les bords du Saint-Laurent. Mais grâce au nord illimité, sur lequel nous nous appuyons jusqu'aux confins de la terre habitable, nous pouvons dire que nous sommes les véritables « hommes du Nord » de l'Amérique... ».

« Ah ! la belle et luxuriante terre promise aux colons de l'avenir, et comme on songe en la contemplant, avec une amère et douloureuse mélancolie, à toute cette vaillante et vigoureuse jeunesse canadienne qui déserte ses foyers et s'en va consumer sa force dans les fabriques américaines ! Comme on déplore de ne pas la voir venir ici plutôt se déployer en liberté et conquérir en peu d'années, avec peu de labeur, cette aisance heureuse... ».

Buies parlera avec effusion, dans le même livre, des rives de la baie de James et des abords de la mer d'Hudson qu'il décrit comme propres à la colonisation et qu'il faut se hâter d'occuper. D'autres auteurs partageaient, comme nous venons de le voir, le même engouement pour un Nord québécois plus nordique que ses limites allouées en 1867, dépassant donc la ligne de partage des eaux qui, au nord des Laurentides, semblait être une borne suffisante à l'expansion canadienne-française. Nous retrouvons dans cette marche idéaliste vers le Nord, un peu l'équivalent des conceptions américaines dans leur progression vers l'Ouest, où, aux Appalaches considérées comme barrière infranchissable, succèda une image répulsive des Plaines perçues comme un désert inapte à l'agriculture.

La troisième classe, soit le Nord de Montréal, regroupe le plus grand nombre sinon les plus connus des constructeurs du mythe. Testard de Montigny (Le Nord, 1886), G.-A. Nantel (Au Nord, 1883 et Notre Nord-Ouest provincial, 1887) Joseph Tassé (La vallée de l'Outaouais, 1873) sont ceux dont les ouvrages ont été les plus lus. Le plus connu demeure celui de Montigny qui en fit une réédition, plus substantielle, avec un nouveau titre explicitant son orientation nordiste La colonisation-Le Nord de Montréal ou la région Labelle (1895). Quelques divergences mineures dans les limites de ce Nord ou plutôt Nord-Ouest de Montréal séparent les tenants. Ils s'entendent néanmoins pour placer la vallée de l'Outaouais comme l'épine dorsale de cette région. En effet, les rivières principales, voix de pénétration aux vallées fertiles, s'y jettent toutes. Autrement dit, le Nord de Montréal c'est le bassin hydrographique de la rivière des Outaouais, le « chemin qui marche » vers les Pays d'en Haut.

G.-Alphonse Nantel, rédacteur depuis 1880 du journal Le Nord (publié à Saint-Jérôme), trace un portrait géographique de ce qu'il entend par le Nord :

« Cette région comprend le milieu des vallées de la Gatineau, de la Lièvre et de la Rouge, dont les eaux s'écoulent dans, l'Ottawa, avec, en plus, la partie supérieur du bassin de la Mattawa qui se jette dans le Saint-Maurice. Voici, à près les limites de ce vaste territoire : à l'ouest, la Gatineau ; à l'est, le comté de Berthier ; au sud, les cantons déjà colonisés, au nord, une ligne passant par les lacs Tapanes et
Piscatosin ».

Dans les cantons du nord...

« Là, en effet, se trouve un pays assez grand pour qu'on y place une province entière, assez riche pour faire vivre un million d'habitants. En avant donc vers le nord ! ».

Charles Tupper, ministre des Chemins de fer sous le gouvernement MacDonald, prend parti, à la même époque pour ce que nombre de nordistes appelaient les Cantons du Nord, qui recouvrent à peu près le bassin québécois de l'Outaouais.

« Il y a là, dans les Cantons du Nord, un vaste territoire dont on peut faire avant longtemps une province tout aussi grande que celle de Québec et dont le sol est très fertile... On sait que nos concitoyens d'origine française ne se sentent pas attirés vers le Nord-Ouest autant que les habitants de l'Ontario et des autres provinces. Soit qu'ils n'aiment pas à s'éloigner, soit pour quelque autre raison, les gens de la vieille province de Québec préfèrent rester chez eux, ou, lorsqu'ils s'éloignent, c'est pour aller à une plus courte distance, de l'autre côté de la frontière, aux État-Unis... On comprend donc combien il est important pour nous d'ouvrir à de nouveaux colons ce vaste territoire du nord de la vallée de l'Ottawa... ».

Le curé Labelle passera sans cesse, au gré de l'inspiration et peut-être selon les interlocuteurs, d'un Nord à l'autre, c'est-à-dire du Nord de Saint-Jérôme, que justement on a appelé la région Labelle (le nom du comté à consacré le souvenir du prélat), au Nord canadien en entier. Nous avons cité plus haut une référence pan-canadienne ; l'abbé Proulx rappelle que Labelle visait aussi et peut-être surtout un Nord plus proche de l'aire culturelle laurentienne.

« M. Labelle est convaincu, et quand on l'écoute on partage vite son opinion, que la vallée d'Ottawa est appelée, comme celle du Saint-Laurent, à être un noyau de la population canadienne. Maîtres de cette partie du pays aussi vaste qu'un empire, il veut que là nous fondions une province aussi grande, aussi riche que celle de Québec, à elle en tout semblable, par les idées, les sentiments, la langue, les moeurs, et la religion ».