ConclusionLa contradictionDans la conscience québécoise, le Nord est plus qu'un thème littéraire et un mythe territorial. Le Nord est une espérance. Comme tel, il a pu engendrer un mythe consolateur qui réfère au mythe originel ; un mythe fonctionnel qui a pu apaiser l'angoisse collective, tempérer une crise grave de l'histoire d'un peuple. Le Nord est-il utopique ? Ses composantes idéatives s'accordent aux valeurs et à la finalité de l'idéologie dominante. L'utopie est la création-réaction des éléments d'une classe sociale qui se perçoit brimée dans ses aspirations par un système socio-culturel donné. Ce qui est le cas si l'on prend l'élite canadienne-francaise face au monde économique et politique anglo-saxon. L'utopie est en contradiction avec l'idéologie ; beaucoup plus rationnelle, elle construit un avenir planifié qui retrouve la perfection de la cité idéale. Le mythe du Nord a fait appel à la perfection des origines et a voulu la retrouver dans une région intouchée et intouchable par les non-élus. La chance du Québec laurentien est d'avoir à proximité de ses limites relativement étroites un territoire immense et pratiquement vierge. Il était prévisible que cette région enfantât un mythe territorial. L'espace et les ressources illimitées engendrent des espoirs et des promesses toujours entretenus sinon toujours fondés. On peut voir notre étude comme une illustration de la sociologie de l'espérance. Un peuple conquis, à qui le conquérant prédit l'assimilation, en proposant les moyens d'y parvenir, un peuple menacé dans son identité, sa langue et sa foi ne peut que se révolter, se soumettre ou espérer. Mais la révolte vient d'échouer, et il reste peu d'espoir d'échapper à la disparition. Ne reste-il que la soumission ? Par l'Acte d'Union, le conquérant regroupe les deux Canadas ; d'autre mesures suivront pour accélérer le processus d'anglicisation que Durham envisage pour le bien des Canadiens. En face de ce danger, que peut une petite collectivité, provignement fragile d'une mère patrie insouciante ? Quels sont les éléments clé du milieu canadien-francais ? Un clergé à l'autorité contestée, expansionniste malgré ses faibles effectifs, veut poursuivre sa mission évangélisatrice en gardant le contrôle spirituel et temporel des catholiques qu'il encadre dans la paroisse ; un expansionnisme populaire spontané, anarchique, malgré le petit nombre, se poursuit à l'échelle continentale ; une économie marchande est devenue entièrement mainmise étrangère (l'Anglo-saxon), non seulement dans les manufactures des villes, mais encore dans les compagnies forestières qui envahissent l'Outaouais et le Saguenay ; en outre, de vastes portions d'espace se retrouvent aux mains d'une poignée de propriétaires terriens loyalistes qui empêchent l'installation dans les nouveaux cantons du Sud (Cantons de l'Est). Une autre collectivité eût peut-être construit une stratégie d'adaptation différente, mais les régions immenses et neuves ont toujours exercé une attraction sur les peuples expansionnistes, leur permettant de rassasier un appétit de dominance, et d'éponger leurs crises politico-économiques. L'élite québécoise perçoit la nation dans une phase cruciale de son histoire, une époque de défi où les peuples s'abîment ou se grandissent. La survivance, plus qu'un mot d'ordre, devient un fait objectif dont on ne peut plus discuter. L'idéologie dite ruraliste se comprend avant tout comme une définition de la situation et une stratégie idéale d'adaptation. Le mythe du Nord est bien une variante régionale originale de cette idéologie comme nous l'avons montré. Mais il est aussi autre chose, à cause des éléments contradictoires peu liés aux valeurs dites dominantes, empruntés aux idées progressistes européennes et surtout à l'idéologie de développement capitaliste et industriel des hommes d'affaires de Montréal et des États-Unis. Comme nous l'avons dit plus haut, il y a aussi des éléments utopiques par leur contradiction avec l'idéologie du colonisateur. On pourrait démontrer que le mouvement de colonisation est une utopie si on le voit du coté de l'idéologie capitaliste, mais nous avons choisi de l'étudier de l'intérieur de sa manifestation idéologique. Le rapport colonisateur-colonisé renforce la contradiction et l'ambiguïté. Le mouvement nordique serait, si on l'analyse le plus globalement possible, à la fois un mythe et une utopie. Nous avons signalé dans le chapitre sur la Régénération que les voix discordent sur les choix à prendre. Dès le milieu du XIXe siècle, Étienne Parent opte pour le progrès économique mais il sera obligé de rationaliser l'échec de ses compatriotes à accéder au capital et au marché continental. Quelques hommes d'affaires québécois rivaliseront avec leurs collègues anglo-saxons et se tailleront une place enviable au soleil des affaires (Sénégal entre autres), mais le début du XXe siècle montrera un écart plus grand que jamais entre la part québécoise et la part « anglaise », au sein de la province. Errol Bouchette lancera un cri de ralliement qui n'était pas si novateur, puisqu'une large fraction de l'élite le partageait déja. Le clergé lui-même ne doit pas être vu comme fermé de façon intransigeante aux formes diverses de l'industrialisation capitaliste. Une étude détaillée a démontré le rôle important de nombreux membres du clergé dans le développement économique provincial. À la même époque, ceux qui lucidement s'inquiétaient de l'échec de l'industrialisation indigène, et ceux qui rejetaient cette forme de production comme immorale et contraire aux valeurs, édifièrent un système de pensée compatible avec cette production dans laquelle ils ne jouaient que le rôle subalterne. L'élite a construit une idéologie qui puisait dans les l'éléments rassurants d'un passé glorieux, en fixant des objectifs assurant l'adaptation de la collectivité et perpétuant sa propre dominance. L'élite en pleine dissonance, rationalisa dans un contexte déchirant comme le fait un individu devant les éléments d'une situation qui échappent à son contrôle. Les entorses à cette idéologie officielle dite ruraliste apparaissent si fréquentes et si flagrantes que la tâche est aisée à qui veut les relever. La conquête du Nord illustre avec force la contradiction des idées et des faits. Ainsi, le curé Labelle était et demeure, pour de nombreux Québécois, comme le champion de la colonisation agricole, le héros-héraut du Nord et du défrichement, le messie du mouvement quasi religieux. Il manque, à l'image du prêtre tribun, des facettes inexplorées ou qu'on n'a pas voulu voir. Le missionnaire colonisateur inscrit son action dans une fin de développement intégral. La colonisation vise d'abord à l'occupation du sol, à la conquête du territoire qu'il faut disputer à l'émigrant étranger ; donc en premier lieu une stratégie géopolitique.
En second lieu et peut-être plus important dans l'esprit du prêtre, le développement de cette Terre promise se fera aussi par la forme de production industrielle et le mode de production capitaliste. Concrètement, le curé Labelle fit campagne pour la construction des chemins de fer, garantie d'une circulation rapide, d'échange commercial facile et de meilleure mise en marché. Le chemin de fer est à lui seul le symbole de l'expansion capitaliste à l'échelle continentale, la campagne dépendant alors davantage de la ville. Pour de nombreux apologistes du Nord, le rail c'est l'anti-Désert.
Le défricheur, ouvrant la forêt, ne suffit pas à lui seul à briser l'isolement, à raccourcir les distances, à rapprocher la ville où il vendra ses produits. L'image du Désert n'est bientôt vue que s'estompant avec celle du chemin de fer, s'y surimposant et la remplaçant. La locomotive dévient machime héroïque ; à coté des héros du défrichement et du bûchage, dans l'histoire de l'ouverture du Nord. Le rail tient une place qu'on a élevée, au XIXe siècle, à la taille d'un symbole. L'antidote du Désert, c'est le chemin de fer.
En effet, les panégyristes de la conquête nordique, rejoignant, dans leur vision, les visées des chevaliers d'industrie américains, misent sur le chemin de fer comme facteur de développement.
Le chemin de fer est la panacée à tous les maux, le monde occidental du XIXe siècle a connu cet engouement collectif : aucune région ne se développerait sans une voie ferrée la traversant et la reliant aux régions voisines. Les pays neufs surtout ont connu l'aventure du rail, à grande échelle : les constructions des transcontinentaux américains, russes et canadiens ont atteint la grandeur épique. Des crises politiques secouèrent les pays ; des compagnies firent faillite et des gouvernements tombèrent. Au Canada, le Transcontinental était garant de la Confédération. Le curé Labelle, très tôt, prit l'initiative de l'ouverture du chemin de fer dans le Nord. Il fallait que Saint-Jérôme se liât à Montréal par le rail. C'était la première étape, obligatoire au recul du Désert, indispensable au développement. Parier sur le chemin de fer, c'était, en effet, croire au progrès, penser que la nature pouvait être domptée, améliorée pour le mieux-être de la population. Et c'est un prêtre qui se tenait à la tête du mouvement, vantant l'intérêt du rail d'abord jusqu'à Saint-Jérôme, puis circulant, en réseau, dans le nord du Saint-Laurent ; le Grand-Nord unifierait, souderait la région et l'ouvrirait au sud et à l'ouest. Rêve plus grandiose encore, il devrait permettre de joindre Tadoussac au Pacifique. La province de Québec aurait son port océanique qui doublerait New-York. L'Ouest pourrait déverser son blé par le Saint-Laurent. Le Nord ne se limiterait pas aux frontières du Québec mais au Pacifique, qui, grâce au rail, formerait enfin une seule unité régionale.
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