Conclusion (suite)

La contradiction

La construction du Chemin de fer s'inscrit sur une trame idéologique de développement économique. Le gouvernement Mercier (1887-1891) consacra jusqu'à 39% de son budget pour l'aide aux compagnie ferroviaire. Voulant faire de la province u pays autonome et moderne, Mercier se devait de passer par l'étape de la construction du rail.

« M. Labelle a toujours regardé le chemin de fer de colonisation du Nord comme partie du chemin du Pacifique Canadien, et il s'intéressa fort à celui-ci. Il le considérait comme la grande artère qui devait porter les richesses de l'Ouest, et même du Japon et de la Chine, à nos ports de mer par l'intérieur du territoire canadien, favorisant et nourrissant le commerce et l'industrie sur tout son parcours ».

De toute façon, si le nom de Labelle demeure associé à l'ouverture du Nord par le rail, d'autres, avant lui, avaient proposé un plan semblable pour la colonisation de la même région.

« M.A.H. de Caussin, de Sainte-Julienne, exprime devant le comité de colonisation de 1862, qu'un des moyens les plus considérables pour faire rapidement progresser la colonisation dans tous les cantons du Nord, serait l'établissement d'un chemin de fer du Nord, de Québec à Montréal, lequel suivrait le versant oriental des Laurentides... ».

Labelle le reprendra avec force et obstination et élèvera cette idée, considérablement élargie au Nord connu et à l'ouest, au niveau du mythe. Le mythe du chemin de fer, au Québec, doit beaucoup au curé Labelle. Les gens intéressés au développement du pays par la voie ferrée, c'est-à-dire autant les hommes d'affaires que les gouvernants (de Mercier à MacDonald) reconnaissaient Labelle comme un des promoteurs les plus actifs du rail canadien.

«Sir John Macdonald m'a envoyé naguère une belle lettre pour me féliciter des services que j'avais rendus au Pacifique et Mr. Abbott me répétait l'an passé que, si je n'étais pas prêtre, je mériterais d'être l'un des directeurs de la puissante compagnie du C.-P.-R. !... ».

Labelle ne s'est pas limité au seul comportement verbal d'intention. Il contribua à l'industrialisation en attirant des industriels à Saint-Jérôme : l'entreprise Rolland est l'exemple le plus connu. Il fit mieux, sachant fort bien que les hommes d'affaires québécois avaient peu de crédit sur le marché continental, il traversa l'Atlantique beaucoup plus à la recherche de capital que d'immigrants, Le prêtre croyait autant au développement qu'un intellectuel « progressiste » comme Errol Bouchette, une génération plus tard. Le mythe du Nord devait se comprendre comme annonçant le mythe du développement, le portant en filigrane, véhiculant la contradiction avec les valeurs agrariennes célébrées officiellement.

Le chemin de fer aide au décollage économique mais ne suffit pas ; il faut des produits à transporter, c'est-à-dire qu'un développement régional doit accompagner cette infrastructure. Le curé de Saint-Jérôme avait compris les besoins de sa région. Le Nord de Montréal équivalait à l'Abitibi actuelle : c'était une région périphérique. Très tôt, le curé Labelle se consacra non seulement à la colonisation agricole mais aussi à l'industrialisation. Ses discours en témoigne. Ainsi cette allocution (1872) qui précise le sens large que le mot développement peut avoir pour ces gens soi-disant ancrés dans un « agriculturalisme » étriqué, soi-disant hostiles bêtement à tout ce qui touche aux affaires. Labelle souhaite ni plus ni moins que les Québécois rivalisent avec les anglo-saxons du continent. Il y a loin de l'idéal type du prêtre béatement confiné à la cause agricole selon l'image officielle qu'en donnent les idéologues du temps et des chercheurs actuels qui semblent croire à la parole idéologique.

« L'émigration (aux États-Unis) nous dévore. Nos ressources restent inertes dans les entrailles de la terre. Notre bois pourrit sur le sol... Pour développer notre pays, il nous faut des industries, il nous faut des chemins de fer... toute la province est intéressée au développement du Nord, car la prospérité de l'une de ses parties fait la prospérité des autres... C'est ainsi que nous pourrons devenir plus tard les rivaux des Anglais et des Américains dans le commerce et dans l'industrie... ».

« Nous ne nous adressons pas seulement aux agriculteurs. Aux capitalistes, qui hésitent à exposer leur argent sur le marché monétaire actuellement si craintif de l'Europe, le Canada offre des placements sûrs et rémunérateurs dans l'exploitation de ses forêts inépuisables ; dans les opérations d'un commerce qui a à son service la quatrième flotte du monde pour le tonnage, et un réseau de chemins de fer qui mesure une étendue totale de plus de trois mille lieux dans l'achat de débentures gouvernementales ou municipales, ainsi que de parts de banque tout à fait solides ; dans la construction de lignes de chemin de fer subventionnées par l'État ; dans la mise en valeur de nos mines de phosphate si riches, de nos mines de fer, de cuivre, d'or, d'argent, d'amiante et de charbon, dans des sociétés de prêt ou de crédit foncier ; et surtout dans des parts de « sociétés de colonisation » .

Jean-Chrysostôme Langelier mise sur l'exploitation minière du Nord ; Charles Baillairgé, architecte et arpenteur du chemin de fer du Lac Saint-Jean, souhaite la prolongation de ce même moyen de transport jusqu'à la mer d'Hudson pour en assurer l'accessibilité et l'exploitation. Quelques oblats à peines arrivés au Témiscamingue, Arthur Buies et l'abbé Proulx rêvent du capital américain comme source de financement d'un chemin de fer et de la mise en valeur de cette région gagnée à la civilisation. Au détour du siècle, des hommes d'affaires américains allaient s'intéresser à une nouvelle forme d'énergie qui contribuerait ; à la poursuite de l'expansion industrielle, en même temps qu'à celle de l'emprise économique étrangère : l'hydro-électricité. Errol Bouchette s'insurgera contre cette pénétration du capital américain et souhaitera que ce soit un domaine canadien-français. Le Nord n'est pas qu'exploitation forestière et minière, c'est aussi l'hydro-électricité, par les énormes capacités hydrauliques de ses rivières. Depuis les années 1960, le mythe du Nord est sous-tendu par l'exploitation hydro-électrique ; de Manicouagan à la Radissonnie, l'intérêt persiste pour l'électricité : celle-ci engendre une rhétorique proche de celle du mythe du XIXe siècle.

Si, parmi les « nordistes » du siècle dernier, la plupart s'enthousiasment pour le développement intégral du Nord, certains souhaitent d'abord la continuation de l'activité agricole en y associant le travail de l'artisan et la « petite industrie ». Il existe un pôle des traditionaliste du Nord en opposition au pôle des progressistes ; les progressistes appuyaient de toute façon l'effort des traditionalistes à freiner la croissance urbaine et à prêcher le Nord comme déversoir de la population. Le consensus, comme nous l'avons déjà mentionné, s'affirme dans la pénétration d'une région neuve et l'occupation du sol : le Nord est avant tout un mythe territorial ; les modalités de la conquête peuvent varier selon la vision du monde de l'interlocuteur.

Montigny représente assez bien le camp des traditionalistes lorsqu'il écrit qu'il y a un champ d'activités propres aux Canadiens français. Comme Rameau, tout en se méfiant de l'entreprise capitaliste, il ne se rend pas compte qu'il va asservir au même capitaliste étranger l'individu qu'il souhaite protéger de ce mode de production. Le colon deviendra le prolétaire de la compagnie forestière, en produisant « ce qui fait la matière première du commerce et de l'industrie ».

En effet selon Montigny :

« ... ce n'est pas seulement en cultivant la terre que l'homme travailleur trouvera cette richesse, mais l'homme intelligent trouvera bien d'autres ressources... et en exerçant les petites industries annexes à l'agriculture, et dont peuvent s'occuper les femmes et les enfants ».

Et quand il abandonne à l'Anglo-Saxon la forme industrielle de production, oublie-t-il que la main-d'œuvre sera automatiquement recrutée parmi ses concitoyens trop heureux de ce revenu d'appoint ou de ce revenu global ? C'est par là que le mythe de la Terre promise « a fait eau ». Que devenait le territoire réservé où les Canadiens français devaient se fortifier contre l'étranger ? L'Anglais a installé l'infrastructure de sa compagnie, et a enrôlé, lui-même ou par la personne interposée des « jobeurs » (entrepreneurs à son service) indigènes, cette main-d'œuvre locale à bon marché. Les compagnies forestières n'avaient plus à s'inquiéter de la marche de la colonisation ; la coupe du bois a précédé la colonisation ou a marché de pair avec elle. La conquête du sol a servi le capitaliste étranger qui a fait entrer, dans une forme de production, des gens à qui on avait promis un tout autre monde de subsistance. Dans la terre promise des Élus, la compagnie «anglaise » exploitait la forêt avant l'arrivée des colons ou suivait de peu l'avance des défrichements. Montigny écrit :

« Qu'on laisse plutôt aux étrangers la fabrication des produits, mais qu'on garde pour les Canadiens français le privilège de produire ce qui fait la matière première du commerce et de l'industrie » .