Introduction (suite)

Nos hypothèses rejettent presque point par point cette argumentation spécieuse.

Nous étudions le Nord sous son aspect mythique, et non comme source de thèmes littéraires. Le mythe possède, entre autres fonctions, une fonction cognitive et une fonction conative (qui pousse à l'action) que nous retrouverons explicitement ou implicitement inscrites dans le message des constructeurs du mythe. Il s'agira pour nous de déchiffrer le discours de ces idéologies. Notre analyse a permis de repérer l'aspect mythique de la production écrite sur le Nord, et d'en dégager certaines composantes liées entre elles et formant ce que nous appelons le mythe général du Nord (le mythe du Nord). Notre observation est donc indirecte puisqu'il ne reste que des écrits et non les comportements des acteurs sociaux eux-mêmes. Les documents imprimés se composent naturellement de conceptions et de jugements fait sur un réel passé. Nous n'avons, selon notre conception de l'épistémologie historique, que choix de reconceptualiser le réel du témoin. Nous ne pouvons par reprendre à notre compte, tels qu'ils sont, les explications et jugements transmis par les contenus de parole. Néanmoins, les thèmes mythiques que nous avons catégorisés appartiennent à la phraséologie explicite des constructeurs idéologiques. L'interprétation dégage l'implicite et le latent des contenus de parole.

Nous utilisons aussi bien les œuvres de fiction que les œuvres de propagande, essais, discours, brochures gouvernementales, articles de journaux parus dans la deuxième moitié du XIXe siècle (de 1840 environ à 1900). Quelques exceptions en dehors de la période choisie, puisqu'elles son éclairantes pour notre recherche : Maria Chapdelaine et Nord-Sud, romans qui sont des quasi documents ethnographiques par la justesse et la richesse d'observation des descriptions. Dans ce demi-siècle, il nous faut distinguer deux générations d'écrivains et d'idéologues, la première est celle de 1840 à 1865 environ, celle qui a connu la rébellion de 1837, qui apprend l'assimilation projetée dans le rapport Durham, qui cherche avec fébrilité et angoisse les remèdes aux « maux » de l'époque. C'est l'époque où s'esquisse la nouvelle idéologie et où s'inaugurent les stratégies de colonisation, l'époque du pessimisme et de la confusion, l'époque de la recherche des éléments réconfortants pouvant dynamiser les agents sociaux ; c'est l'époque où émergent, très confusément encore, les mythes-composants du mythe du Nord. C'est aussi l'époque du livre de Rameau de Saint-Père. Nous avons utilisé pour notre interprétation, les écrits de Garneau, Parent, Casgrain, Chauveau, Gérin-Lajoie et Rameau.

La seconde génération est plus optimiste. La lutte contre l'assimilation a trouvé ses armes idéologiques. On propose les moyens qui permettront d'atteindre les objectifs indispensables à la survivance de la collectivité. Des prêtres, des hommes politiques, des fonctionnaires et des écrivains, par leur action directe ou leur plume, projettent, entre autres stratégies de survivance, la conquête du Nord. Nous nous servons de l'abondante production « nordiste », qui va de Rameau (trait d'union entre les deux générations) à Buies, les dits et les écrits du curé Labelle, le leader nordiste, et du porte-parole du mouvement, Arthur Buies, ont été minutieusement analysés, également les écrits de Nantel, Montigny, Drapeau, Prouxl, Provost, tous représentants de cette génération qui sait comment contrer l'assimilation et la migration, et où aller. Cette génération construit le mythe du Nord, la nouvelle idéologie édifiée par la génération précédente lui servant de guide des valeurs et de l'action. Notre recherche a consisté à faire une analyse thématique des contenus des écrits de l'in-group « nordiste ». Les écrits sélectionnés l'ont été en fonction de leur référence nordique. Nous savons que l'intention primordiale des auteurs de la plupart des écrits était référentielle et surtout conative ainsi que nous l'avons signalé plus haut. Tout les passages des documents qui, implicitement ou explicitement, recelaient des traits perceptifs et idéologiques « nordiques », ont été relevés.

Aurions-nous pu reconstruire une idéologie du Nord ? Sans doute aurait-elle trop défalquée de l'idéologie dominante, mais il faut dire que notre observation porte sur une variante originale régionale de cette idéologie, qu'elle est à la fois au cœur de l'idéologie et son épiphénomène. Nous pensons que trois thèmes principaux décomposent ce mythe général. L'évaluation-cognition du Nord sécréterait assurément d'autres thèmes qu'une analyse-interprétation révélerait, mais ils tendraient à se regrouper dans nos trois composantes, précéderaient ou suivraient diachroniquement le mythe : ainsi le Désert, mythe-prémices, mythe décevant qui, en un mouvement dialectique, sera suivi d'un mythe prometteur ; également la Soupape de sûreté, thème plutôt sous-jacent aux autres, à la fin du XIXe siècle, mais que les écrits sur le « deuxième » Nord québécois, l'Abitibi, au XXe siècle, transmettront explicitement. Nous aborderons dans la conclusion, la place de la Soupape de sûreté dans le mythe.

Le mythe du Nord se compose donc, à partir de 1870, et pendant environ 80 ans, c'est-à-dire jusque vers 1950, d'une triade formant structure : La Terre promise, la Mission providentielle, la Régénération. Il n'existe pas entre ces trois composantes de priorité diachronique mais une hiérarchie dans l'information. Le lien peut se schématiser de cette façon verbalisée : la Providence a assigné aux Canadiens français la mission de conquérir le Nord qu'elle leur a réservé pour qu'ils y survivent et s'y renforcent.

Les mythes que nous étudions sont des productions collectives de l'imaginaire élitiste et non une création littéraire individuelle. Ces productions de l'esprit humain correspondent sans aucun doute assez peu à la réalité objective et sont certes déterminées par des faits sociaux et économiques réels, sinon visibles. Nous prétendons cependant que les déterminations mythiques présentées, et nous essayons de le montrer, déterminent à leur tour les comportements humains par leur propre dynamique. De plus, le discours mythique a une vie propre qui échappe souvent à ses créateurs. Les mythes peuvent être étudiés en eux-mêmes, en tant qu'objets relativement autonomes. Comme le discours idéologique, le mythe qui s'y inscrit, a des constructeurs, des objectifs, une diffusion et des récepteurs. Le cadre de notre travail n'embrasse pas toute cette phase et nous nous somme attaché à la situation (le défi), aux constructeurs, aux objectifs visés, et surtout à la symbolique utilisée en vue des moyens à employer. Les récepteurs sont connus puisqu'il s'agit de la masse anonyme du peuple qui pouvait spontanément déchiffrer l'imagerie mythique offerte par le discours idéologique. Les stratégies de diffusion et la diffusion elle-même demandent une recherche particulière. Nous pouvons répondre partiellement pour les stratégies de diffusion. Le mythe du Nord se diffusait par les exhortation de certains membres du clergé et hommes politiques (prônes, discours), les écrits des représentants de la politique, des professions libérales et du fonctionnarisme, certains journaux, en particulier ceux des régions dites du Nord publiaient des articles dithyrambiques qui idéalisaient les valeurs sous-tendant le mythe ; il ne faut pas oublier non plus les tournées dans les paroisses par les plus ardents propagandistes. Ce que nous ignorons, c'est si toute la presse, surtout la presse régionale « sudiste », emboîta le pas. Nous savons, par contre, qu'il n'y avait consensus ni chez les membres du clergé ni dans l'élite bourgeoise au sujet de l'orientation expansionniste, mais une quasi-unanimité idéologique, coiffant le mouvement où qu'il se dirigeât. Les querelles entres le clergé libéral et le clergé ultramontain n'étaient pas identifiables dans le discours de l'idéologie dominante largement inspirée par les ultramontains. Le quarteron libéral radical (les Rouges) n'a pratiquement plus d'audience après l'interdit de l'Institut canadien de Montréal par Mgr Bourget (1869) et l'affaire Guibord. Une autre question plus importante : comment les récepteurs, c'est-à-dire les agents sociaux visés par cette mythique, se sont-ils comportés à la réception du message ? Tous ont-ils été atteints (ceux des Cantons de l'Est par exemple) ? Qui a répondu au message et est parti vers le Nord ? Avait-il des motivations autres que celles qu'on lui dictait à travers le mythe ? Lesquelles ?

Nous devons ultérieurement nous attacher à retrouver si le mythe a tenu parole (si l'on veut nous passer l'expression), par exemple si la Terre promise, on devrait dire la Terre de promesse, l'était effectivement, tant dans ses ressources que dans son autonomie et son abri contre l'immigration anglo-saxonne. En d'autres mots, le territoire convoité avait-il des sols et un climat favorables à l'agriculture ? Recelait-il des ressources exploitables par le colon ?

Cette études dépasse l'analyse de contenu et l'interprétation formelle du discours mythique. Nous n'avons pas laissé de côté deux autres aspects analytiques liés au phénomène du mythe proprement dit dans son acception de représentation sociale : le mouvement social qui en est issu, qu'on peut qualifier de messianisme, et les attitudes.

En effet, le mythe doit être compris conceptuellement, non seulement comme récit des temps primordiaux, mais aussi comme représentation où doit être exclu l'a priori d'illusion. Une représentation peut être réelle ou illusoire et non pas seulement illusoire ; c'est poser le postulat de la fausse conscience absolue des acteurs sociaux. Le mythe n'est pas synonyme de fabulation, mensonge, tromperie ou illusion ; il n'a pas à être opposé à « réalité », comme on le voit dans la plupart des études. Le mythe du Nord est aussi une représentation du Nord. Nous en présentons les déterminations, l'émergence et la manifestation ; aussi, la contradiction que les constructeurs entretiennent au sujet du Nord.

Ce mythe a donné signification à un mouvement social complexe, qui ne se laisse pas décrire univoquement. Ce mouvement a entretenu l'ambiguïté sinon la contradiction par son ambivalence, il participait de deux modèles culturels et de deux systèmes de valeurs apparemment réconciliés sous une même idéologie de survivance. Nous avons un mouvement géopolitique nationaliste soutenu par des stratégies d'adaptation à un défi politique et culturel ; un mouvement quasi religieux de messianisme ; aussi un mouvement animé par l'idée de développement.

Le mythe a d'autre part engendré des attitudes variées, collectives et individuelles. Il nous a fallu examiner les attitudes parfois opposées et parfois concordantes des membres du clergé et de l'élite bourgeoise, l'homogénéité de représentation n'existant pas plus que n'existait une harmonie des attitudes, il n'y en avait pas dans la représentation de la mobilité et de l'expansionnisme canadien-français ; il n'y en avait pas plus sur le mouvement nordique. Nous montrons les attitudes révélatrices de l'idéologie dominante sous-jacente ; aussi les attitudes en contradiction avec le discours idéologique officiel, celles-ci révélatrices de l'idéologie comme rationalisation et de l'émergence d'un nouveau système de valeurs. Nous voulons aussi trouver si le mythe est socialement fonctionnel.

Notre études aborde la migration (le « nomadisme ») et le mouvement de la conquête du Nord en proposant une explication et une interprétation de ces deux phénomènes ; elle se veut une contribution à une meilleure connaissance de la mobilité canadienne-française et de l'idéologie ; elle tente de démontrer l'existence et la singularité de la frange pionnière québécoise et de retrouver toute sa signification ; elle vise à faire mieux connaître l'homme québécois et sa spécificité culturo-sociale. Implicitement, nous proposons une vision nouvelle de l'œuvre de Rameau et de Buies, explicable en partie par leur évaluation du Nord. Notre étude, bien qu'elle ne soit qu'une courte monographie, veux apporter une contribution à une théorie à construire sur l'occupation des régions neuves, c'est-à-dire sur les franges pionnières et sur l'homme colonisateur.

Nous partons d'un ensemble de propositions qui forme notre hypothèse générale sur la signification des mouvements de population canadiens-français, des origines de la Nouvelle-France jusqu'au XIXe siècle. L'hypothèse englobe aussi notre interprétation du mouvement nordique, en un essai de comprendre la signification du Nord dans l'histoire québécoise.

L'identité du Nord québécois au XIXe siècle

1. Le Nord (la région et le processus de peuplement de cette région) correspond à une « frontière » ou frange pionnière.
2. Le Nord correspond aussi à une « région neuve » dans le sens sociologique.
3. Le Nord possède, en plus, une spécificité. Celle-ci réside dans ses manifestations observables, dans sa dynamique interne et dans une causalité spécifique.
Le rôle de l'élite et l'élaboration d'un mythe

4. Le mouvement nordique se réalise sous une volonté de l'élite canadienne-française de canaliser et d'orienter la mobilité traditionnelle de la population, en réponse à une situation que cette élite perçoit comme critique (nouveaux rapports économiques, rapport colonisateur-colonisé, maintien du pouvoir).
5. Dans la réalisation de ce mouvement, l'élite cléricale et bourgeoise présente des objectifs et des moyens de les atteindre à travers un langage mythique et symbolique.
6. L'élite construit un système mythique et symbolique hiérarchisé, globalisant et persistant, que nous appelons le mythe du Nord.
7. Le mythe du Nord est une version régionalisée de l'idéologie de l'élite ; cette régionalisation comporte une spécificité.
La spécificité du mythe du Nord

8. Le Nord est une Terre promise.
9. La conquête du Nord est une Mission providentielle.
10. Le Nord est Régénération.
La culture de colonisation

11. La mobilité des Canadiens français et les mouvements de colonisation, en particulier celui du Nord, ont permis et entretenu une culture de frange pionnière (colonisation) en opposition aux normes et valeurs de la société dominante (en opposition aux deux idéologies : celle de l'élite canadienne-française et celle des marchands et industriels « anglais »).

La contradiction du mythe

12. Les propagandistes du Nord, tout en disant le mythe, ont, par leurs intentions et actions, entretenu la contradiction et amorcé le mythe actuel du développement.