Préface
Le Nord et nous

Nous sommes nordiques : on nous l'a suffisamment rappelé. Nordique par la géographie, par les habitudes de vie, par la mentalité. Il reste que le concept du
« Nord », dans l'imaginaire québécois, s'est dilaté de nombreuses connotations et qu'il s'est entouré, selon les époques, de halos et d'aurores boréales dont toutes les implications ne sont pas aisées à détecter. Jadis, il a traîné dans son sillage la fascination de tous les « ailleurs » dont s'exaltait la conscience collective. À une époque plus récente, il est devenu synonyme d'un ailleurs plus précis, celui des «Pays d'en Haut ». Quelles raisons ont donc investi ce nord québécois d'un attrait nouveau pour les habitants du XIXe siècle ? C'est ce qu'ambitionnent d'élucider les propos de Christian Morisonneau avec une attention érudite, avec circonspection , avec une sympathique lucidité.

Esquissons de nouveau l'arrière-plan historique. Nous savons que nos ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècle n'ont pas toujours été agriculteurs. Un certain nombre d'entre eux ont été soit coureurs de bois du coté des Indiens de l'Ouest, soit voyageurs ou associés aux poste de défense qui ont relié la vallée du Saint-Laurent aux Grands lacs et au golfe du Mexique. Empire trop vaste, affirmait Léon Guérin. Empire qui a succombé sous la double faiblesse de son petit nombre d'occupants et de l'immensité de son territoire. Quoi qu'il en soit, dès nos débuts a été inscrite dans notre destinée cette dichotomie entre deux types de Canadiens : une majorité de sédentaires ; une minorité de nomades. Les attachés et les détachés.

À la conquête, tout a changé. Tout ? Non pas. C'est le sens des phénomènes qui s'est radicalement modifié. Les descendants et les épigones des coureurs de bois sont devenus « forestiers et voyageurs » au service de la compagnie de la Baie d'Hudson ou des commerçants anglophones de Montréal. Les habitants bas-québécois ont dû se replier sur eux-mêmes dans un oecoumène soudainement rétréci. Au surplus, plusieurs n'ont pu demeurer, étouffés par un régime seigneurial qui les enclavait et souvent les réduisait à la paralysie économique. Il ont dû quitter le pays. Cet exode est bien connu : entre 1851 et 1901, les départs des Canadiens français vers les États-Unis ont été de l'ordre de 500 000.

C'est dans cette déchirante conjoncture que s'inscrivent les efforts entrepris, surtout à compter de Mgr Bourget, pour réinstaller sur place les habitants voués au déracinement. Ce furent les campagne de colonisation. Grâce à ces efforts, mille habitants, chaque année, durant la seconde moitié du XIXe siecle, se sont établis sur des terres neuves à l'intérieur du pays québécois 1. L'un des axes privilégés de ce repeuplement interne fut celui des Pays d'en Haut. C'est alors que le nord devient un lieu délimité avec plus de précision. La montée vers le nord fut une aventure animées par une insistante rhétorique et elle fut un peu l'équivalent de celle qu'avait entraînée, aux États-Unis, l'attrait de la « frontière » vers l'ouest. Elle prolongea surtout la tradition locale « hétérodoxe » des détachés, des homme de la forêt, des défricheurs, de tous ceux qu'il faut, selon la discrète et heureuse expression de Morisonneau, décrocher « du portrait de la famille agricole ».

On a beaucoup parlé de l'épopée animée par le légendaire curé Labelle, de l'importance des écrits d'Arthur Buies, de tous les pamphlets et brochures qui ont orchestré la nécessité de cette expansion nordique et, en particulier, de l'influence de Rameau de Saint-Père. À l'encontre de Jack Warwick qui estime que ce sont principalement les romanciers québécois qui ont mythifié le Nord 2, Morisonneau soumet que les grands responsables furent plutôt, à l'origine, les animateurs et les promoteurs de ce mouvement nordique. Par un réexamen socio-historique méticuleux, il cherche à illustrer la spécificité de notre « frontière » en même temps que l'une des profondes originalités culturo-sociales de l'homme québécois.

Les premiers départs vers les États-Unis avaient , nous l'avons signalé, été motivés par le besoin d'un autre genre de vie rendu nécessaire par les insuffisances locales. Après 1840, les essayistes et les propagandistes proposent la recolonisation comme une sorte de messianisme ethnique, comme une utopie de reconquête par une société menacée. Morisonneau distingue trois modalités sinon trois étapes du mythe colonisateur que l'on pourrait aussi bien appeler anticolonialiste : la mission providentielle du peuple canadien-francais ; le mythe de la terre promise ; le mythe de la régénération. Si le premier de ceux-ci n'est pas le plus important, c'est de lui toutefois que dérivent des deux autres, surtout le second qui en est, de plus d'une manière, que le corollaire. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à relire les textes de Mgr Laflèche : parallélisme entre Jacques Cartier et Abraham, entre la conquête du Canada et la dispersion d'Israël, entre les vues de Dieu sur les Juifs et sur nous... Mais Dieu qui avait d'abord séjourné sur les rives du Saint-Laurent désirait dorénavant que son peuple laurentien se déplaçât, à travers un apparent désert, vers une nouvelle terre promise.