Préface
Le Nord et nous

Cette terre promise est la réponse à un continent perdu. Ce mythe rallie des tendances antithétiques de notre passé : l'enracinement au sol ancestral ou le refus de la domestication ; l'agriculture ou le défrichement ; la soumission aux hiérarchies ou l'esprit libertaire. Ce mythe et ceux qui l'entourent ont été, selon Morisonneau, coiffés par une idéologie qui les reconstruit en un faisceau cohérent En effet, prétend-il, l'idéologie de la colonisation a été largement formulée pour synthétiser, en une totalité signifiante, ce que plusieurs membres de l'élite québécoise considéraient comme nocif ou comme subversif : le nomadisme, l'esprit d'aventure, le départ des lieux consacrés par l'histoire. Ainsi voit-il des mythologies comme un noyau dont l'idéologie constituerait l'enveloppe.

À ce point, la discussion devient plus théorique et, à mon avis, sans solution absolue. Qui, en effet, peut discerner ce qui est messianisme, mythologie, idéologie ? Toute mythologie reprend à son compte des symboles attachés à des événements ou à des bribes d'événements du passé pour leur donner un dynamisme nouveau. L'idéologie, de son coté, est un discours pratique doué d'une fonction rationalisante, explicative du passé et justificatrice d'un présent ou d'un avenir. Tout messianisme et toute utopie, enfin, ne sont que des idéologies transformées ou déguisées dans un sens ou dans un autre. Ainsi pourrait-on, sans faute, inverser la proposition de Morisonneau et proposer que, dans la littérature sur la colonisation, il y a eu d'abord une idéologie qui s'est ensuite renforcée de mythologies dont elle a été le support et qu'elle a étayées par le poids de son discours.

L'essentiel est que la propagande du curé Labelle, excitée par les injonctions de Rameau de Saint-Père, exaltée par Arthur Buies, Onésime Reclus et Jean-Batiste Proulx, a donné lieu à l'un de nos plus effervescents déplacements de population.
« Sans vision, dit l'Écriture, le peuple périt ».Ce sont les élites de notre peuple qui, durant les deux derniers tiers du XIXe siècle, l'ont incité à ne pas périr. Les visions qu'elles lui ont offertes sont de tous ordres et ont pris les formes les plus hardies -- sans toujours être fondées sur des raisons objectivement justifiables. Mais il est facile d'en parler après coup.

Après coup ? Plusieurs de ces visions continuent d'alimenter nos nostalgies sinon nos désirs contemporains. J'en prends comme exemple, parmi plusieurs, ces affirmations de mon amie Marcel Hamel dans un article de la revue Regards, de 1941 : « Je sais, écrivait-il, un pays neuf, rien de sensationnel, rien de lunatique, mais où vous oubliez vos mouvements inutiles et vous vous sentirez un homme... C'est que nous aussi, les humiliés, les méprisés, nous avons un empire... » Et, citant le curé Labelle lui-même comme si celui-ci était demeuré parmi nous : « C'est le nord qui sera la force, le boulevard de notre nationalité ». Il ajoute : « De là jaillira l'idée de l'empire abitibien, dont les pays d'en-Haut serviront de tremplin dans l'espace et dans le temps ».

Non, les appels du nord ne sont pas disparus de nos mythologies intimes. Voyez le succès des chanson de Gilles Vigneault...




Jean Falardeau
Université Laval