Cric et Croc (fins voleurs)

(version remaniée) (suite)



Quand la femme de Croc vit arriver Cric, elle s'informa de ce qui était arrivé à son mari. Cric lui raconta toute l'histoire. « J'ai été obligé de tuer votre pauvre mari, pour être certain de n'être pas déclaré. C'est bien triste ! Mais consolez-vous ! J'ai de quoi vous faire vivre à l'aise. »

Très tôt, le lendemain matin, le monarque se rendit à l'entrepôt pour savoir si son stratagème avait réussi. Quand il aperçut le baril de goudron, il se rendit compte qu'un homme s'y était enfoncé. Ses deux bras et son cou apparaissaient à la surface du liquide gluant. La tête avait disparu. Impossible d'identifier le voleur. Aussitôt il ordonna à ses valets de passer un essieu au travers du baril et de le poser sur deux roues. Ensuite, ils promèneraient cet appareil dans les rues de la ville, en ayant soin de faire basculer le baril sur son essieu à tous les cinq ou six pieds. Il faudrait parcourir ainsi toutes les rues de la ville. Il se disait en lui-même : « Ce malheureux est certainement marié, puisque je ne connais pas de garçon dans notre ville. Par conséquent, l'homme qui est pris dans le baril était marié et sa femme réside dans la ville. Quand le baril passera devant la porte de sa maison, elle ne pourra retenir un cri d'horreur.

- Ayez soin de marquer d'une croix la maison d'où sort le cri ; puis revenez immédiatement m'avertir. J'irai moi-même.

- Entendu ! »

Pendant que les valets commençaient à exécuter les ordres du roi, Cric faisait à la femme de Croc ses recommandations : « Il faudrait que tu t'enfermes dans ta chambre de façon à ne pas apercevoir ton mari quand il va passer par ici. C'est un spectacle affreux, que tu ne pourras pas supporter. Ce sera quelque chose d'effrayant. Il vaut mieux renoncer à voir ton mari dans ces conditions. »

Peine perdue. La femme de Croc tenait à revoir son mari : « C'est ma seule chance de le voir une dernière fois et il faut que je sois là quand il passera devant ma porte. » Juste au moment où le cortège passa devant la maison, le baril bascula. La femme de Croc aperçut les deux bras et le cou sanglant du cadavre. Elle savait, elle que c'était son mari. Elle poussa un grand cri. Aussitôt les serviteurs du roi prirent de la craie et allèrent faire une grande croix sur la porte de cette maison. Puis ils se rendirent chez le roi en droite ligne.

Au bruit déchirant de cette lamentation, Cric se darde le poignet avec un couteau de cordonnerie. Le sang jaillit à flots. Cric enveloppe sommairement sa main sanglante, attrape un bout de craie et court d'un voisin à l'autre en distribuant fébrilement les croix des deux côtés de la rue. Il revient ensuite à la maison de la veuve.

Il était à peine de retour que le roi arriva chez le cordonnier et dit à Cric : « C'est votre femme qui a crié ; quand le baril a passé à la porte ?

- C'est vrai qu'elle a crié, répondit Cric. Ce n'est pas le baril qui l'a fait crier ! C'est
moi ! Voyez mon poignet : je viens de m'estropier ! Quand ma femme a vu le sang qui coulait...

- Un valet l'interrompit : C'est pourtant bien ici que la femme a hurlé ! La preuve : on a fait une croix à la craie sur la porte de votre maison.

Cric sortit de la maison :

- Il y a bien une croix sur ma porte, dit-il au roi, mais comment expliquer qu'il y en a une chez le voisin ? Mais regardez donc chez le voisin d'en face... et chez l'autre... et chez l'autre ! »

Le roi dut reconnaître que son stratagème n'avait pas réussi et il retourna dans son château où il se mit à imaginer un autre piège : il lui fallait découvrir ce renard qui l'avait dépouillé d'une partie de son trésor ! Cette fois, il fit battre un ban : tous les hommes, sans exception, étaient invités à un grand festin qui aurait lieu au château et qui durerait toute la nuit. Tous les hommes étaient obligés d'y assister, mais aucune femme ne serait admise. Le roi prit toutes les pièces d'or qui lui restaient dans ses coffres et les répandit sur le tapis qui recouvrait le plancher de la salle du banquet. Cric arriva en même temps que tous les autres invités et s'aperçut qu'il marchait sur un tapis de pièces d'or. Il sortit de la salle quelques instants, et revint après avoir enduit de goudron épais les semelles de ses souliers. En attendant le commencement du banquet, il continua à se promener au milieu des invités. On finit par s'asseoir et les serviteurs commençèrent à apporter les mets. D'autres valets avaient reçu comme consigne de surveiller les invités : « Si vous apercevez quelqu'un qui se penche, n'hésitez pas à l'arrêter immédiatement. »

Les serviteurs eurent beau surveiller attentivement leurs invités pendant toute la nuit, ce fut parfaitement inutile. Il ne vint à personne l'idée de se pencher vers le plancher de la salle. Quand ses invités furent partis, le roi eut le chagrin de s'apercevoir que les pièces d'or qu'il avait semées sur le tapis avaient disparu. Il dut s'avouer vaincu une seconde fois. Mais il ne renonça pas à tenter une dernière épreuve.

Cette fois, le roi étendit des matelas tout autour du vaste salon ; au milieu, il dressa le lit de sa belle princesse. Tous les hommes de la ville furent de nouveau invités à venir passer la nuit au palais et à coucher au salon. Voici comment le roi expliqua son plan à sa fille : « Nous avons affaire à un voleur très effronté, tellement effronté qu'il ne pourra pas résister à la tentation d'aller passer une partie de la nuit dans ton propre lit. Si le voleur y grimpe, laisse-lui le temps de s'endormir profondément. Puis, sans l'éveiller, tu couperas tous les cheveux qu'il a sur un côté de la tête.

- Très bien ! répondit la princesse. »

Vers neuf heures du soir, tous les invités étaient arrivés dans le grand salon et le roi leur commanda de se coucher sur les matelas qui couvraient le plancher. Après avoir fait l'obscurité la plus complète dans la pièce, il leur souhaita une bonne nuit et leur annonça qu'il viendra leur ouvrir la porte le lendemain matin, à six heures.

Couché sur son matelas, Cric n'arrivait pas à dormir. Il pensait au beau lit de plumes de la princesse, bien plus confortable que le matelas sur lequel il était étendu. Finalement, il alla se coucher près de la princesse. Il s'endormit aussitôt. La princesse n'attendait que ce moment pour lui couper les cheveux. Après avoir fait un bon somme, Cric s'éveilla doucement et commença à se passer la main dans les cheveux où il éprouvait une sorte de démangeaison. Il s'aperçut alors que la moitié de sa chevelure avait été coupée.

Cric s'empara des ciseaux de la princesse. Aussitôt, il se mit à faire le tour des dormeurs et à leur couper les cheveux exactement comme la princesse avait fait pour lui-même. Quand il eut fini, il eut bien soin de rendre les ciseaux à la princesse, et il se coucha de nouveau.

Le roi arriva à six heures du matin pour ouvrir les portes ; il ne fut pas étonné de voir que le premier homme qui cherchait à quitter la chambre n'avait plus un seul cheveu sur tout un côté de la tête. Il le fit arrêter immédiatement :

« Vous faites erreur ! J'ai passé toute la nuit sur un matelas étendu sur le plancher.

- La preuve que tu as couché dans le lit de la princesse, c'est qu'elle t'a coupé tous les cheveux sur un côté de la tête. Passe-toi la main dans les cheveux et tu verras que je ne me suis pas trompé. »

Le pauvre homme continua à protester de son innocence, mais il ne pouvait pas nier qu'il avait perdu la moitié de sa chevelure au cours de la nuit. Il jeta un regard sur ceux qui l'entouraient et s'aperçut que la même aventure était arrivée à tous ceux qui avaient passé la nuit dans le salon. Le roi leva les yeux à son tour et dut constater, lui aussi, que la même mésaventure était arrivée à tous les dormeurs. Il voulut se renseigner auprès de la princesse.

« Il y a certainement un homme qui est venu passer une partie de la nuit dans mon lit. C'est moi-même qui lui ai coupé la moitié des cheveux pendant qu'il dormait profondément. Vu l'obscurité, il m'était absolument impossible de distinguer les traits ou le visage de celui qui est venu partager mon lit. Ce qui est certain, c'est que je lui ai coupé les cheveux. Il a pu, finaud comme il est, aller couper les cheveux des autres. »

Malgré ce nouvel échec, le roi ne se découragea pas. Il voulut tenter un essai d'un autre genre.

De nouveau, il fit annoncer par toute la ville une convocation demandant à tous les hommes de venir le rencontrer au palais. En même temps, il promit qu'il donnerait sa fille en mariage à celui qui lui ferait connaître le nom du voleur. « Cela ne me donnera pas grand-chose, se disait-il en lui-même, mais au moins j'aurai la satisfaction de savoir à quoi m'en tenir sur l'identité de celui qui s'est emparé et toutes mes
richesses ».

« Mes bons amis, leur dit-il, je tiens à vous assurer que, cette fois-ci, il n'y aura ni piège, ni stratagème, ni aucune autre sorte de ruse. Il n'y aura ni punition, ni châtiment pour qui que ce soit. Je ne tiens qu'à une chose : je veux savoir qui s'est emparé de mes richesses. Je veux connaître toute l'histoire depuis le moment où un voleur s'est introduit dans l'entrepôt fortifié où je gardais mon trésor. Je veux savoir comment il s'y est pris pour faire disparaître les pièces d'or que j'avais fait placer sur le tapis de la salle de banquet. Quel est le nom de celui qui est allé passer une partie de la nuit dans le lit de la princesse ? Tout cela m'intrigue à un tel point que je suis prêt à donner ma fille en mariage à celui qui pourra me fournir les renseignements que je désire. De nouveau, foi de roi ! je vous assure qu'il n'y aura pas de punition, ni aucune sorte de vengeance de ma part. S'il n'est pas déjà marié, je lui donnerai ma fille en mariage. »

Croc jugea, à la sincérité du roi, qu'il pouvait sans danger pour lui-même faire connaître toute la vérité. Il se leva et raconta son histoire :

« Je me suis emparé de vos richesses et je me propose de les garder. Quant à votre fille, je n'y tiens pas du tout. Je veux épouser la femme du pauvre Croc. Je trouve qu'elle est diablement plus jolie que votre princesse. Nous sommes riches et nous avons tout ce qu'il faut pour vivre heureux ensemble. J'ai dit !