Jean De Calais 1

Dans la ville de Calais, vivait autrefois un riche seigneur qui n'avait qu'un enfant, un garçon d'une intelligence rare. À la petite école, il était toujours premier de classe et en trois ans, il avait assimilé le programme d'un cours de sept ans. Malgré son jeune âge, son père l'envoya au collège ; même facilité, même succès !

Au sortir de ses études, son père le laissa libre de choisir la carrière qu'il désirait. Jean, se voyant un peu jeune pour faire son choix définitif, dit à son père :

« Avant de me choisir une profession, j'aimerais naviguer. Vous savez que les pirates nous causent bien des ennuis ; ils nous ont laissés en paix depuis quelque temps, mais ils sont à la veille de réapparaître. Si vous vouliez me donner un bâtiment, j'irais faire la guerre aux pirates. Et si la mer ne me déçoit pas, je serai marin toute ma
vie. »

Le seigneur s'empressa de répondre aux désirs de son Jean et lui fit don d'un beau bâtiment.

Jean appareille, s'engage un capitaine, des matelots, et en bon catholique qu'il est, obtient qu'un aumônier fasse partie de son expédition.

Puis il mit à la voile, à la recherche des pirates. Il en rencontre bientôt, attaqua, se défendit, fut dix fois vainqueur et ne songea à revenir que le jour où il fut certain d'avoir exterminé tous les pirates.

Il revenait, heureux d'avoir accompli une mission si fructueuse, quand son navire fut assailli par une bourrasque qui brisa son gouvernail. Inutile dès lors de songer à gagner un port ; le bâtiment tourna le flanc à la vague et Jean se résigna à abandonner toute manoeuvre. Il donna ordre de surveiller l'approche des rochers et attendit patiemment le moment d'aborder.

La terre apparut bientôt ; la vague roulait toujours dans la même direction. Par hasard, le bâtiment fut poussé à la côte près d'un vieux quai délabré. Aucune habitation n'était visible ; partout une épaisse forêt ...

Jean mit pied à terre avec son équipage, constata l'état du gouvernail de son navire et commença à explorer les environs. Bientôt, il entendit bûcher dans la forêt. Il décida qu'on laisserait le bâtiment seul et que tout l'équipage l'accompagnerait à la recherche d'un village...

Un petit sentier les amena dans le flanc de la montagne d'où venait le bruit des haches. Ils découvrirent bientôt un chantier où travaillaient trois hommes. Jean de Calais leur demanda dans quel pays il avait abordé.

« Vous êtes dans la Lombardie, répondirent les bûcherons.

- Y a-t-il des villes, des villages dans les environs, poursuivit Jean de Calais ?

- Continuez votre chemin, répondirent les trois hommes, et à environ un mille vous trouverez la ville de Lombardie, une belle et grande ville. »

Jean s'informa s'il pourrait y trouver des techniciens et des artisans pour réparer son bâtiment ; les trois hommes lui assurèrent qu'il trouverait là ce dont il aurait besoin.

Tout réconforté par ces renseignements, Jean continua sa route, suivi de tout son monde et parvint bientôt à la ville. On commença à visiter ; tout était beau, propre. A force de tâtonner et de questionner, Jean de Calais trouva un forgeron qui accepta de réparer le bâtiment pour le lendemain soir. Il restait donc du temps pour visiter la ville.

En rôdant sur la place du marché, Jean de Calais aperçoit tout à coup un cadavre que se disputaient trois ou quatre chiens.

«On n'enterre pas les morts par ici, » pensa Jean.

Il sentit le besoin de se faire éclairer là-dessus. Il rencontra un agent de police et lui demanda :

« Comment expliquez-vous que la ville soit si propre et qu'on laisse ainsi dévorer les cadavres par les chiens ? Vous n'enterrer pas vos morts par ici ?

- Ah ! répond le policier, nous les enterrons, mais pas tous. Un homme qui meurt endetté n'a pas droit à la sépulture ; on le laisse dévorer par les chiens.

- Combien de dettes avait celui-ci ? dit Jean de Calais.

- Je ne sais pas exactement, répond l'autre, mais je sais qu'il en avait beaucoup.

- Mais si un bienfaiteur s'offrait à payer ses dettes, poursuivit Jean, consentiriez-vous à l'enterrer ?

- Certainement, certainement, s'empressa de répondre le policier.

- Eh bien ! Faites venir tous les créanciers, je vais payer à la place du défunt. »

Dans l'espace d'une heure, les créanciers s'étaient tous présentés, et Jean de Calais avait versé la somme de quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
piastres ($4 999.).

Puis on ramassa les lambeaux du cadavre pour lui donner la sépulture.

Le lendemain soir, Jean de Calais était de retour à son bâtiment que l'on venait de réparer. En approchant, il aperçut un autre gros navire accosté près du sien. Il reconnut bientôt que c'était un bateau de pirates. Tous faisait silence autour du navire étranger. Sur le pont, seules deux femmes, la figure voilée, pleuraient lamentablement.

Jean fonce sur le bateau et demande à voir le capitaine.

« Ces deux femmes sont, sans doute, des esclaves, dit-il à l'étranger. Sont-elles à vendre ?

- Oui, de répondre le capitaine ; ce sont deux femmes égarées que j'ai ramassées ; si vous les voulez, je vous les donnerai toutes les deux pour cinq milles piastres. »

Le marché est conclu, la somme versée, et les deux femmes voilées sont invitées à suivre leur maître, Jean de Calais. Ce dernier les rassure en leur affirmant qu'il n'est pas un pirate mais qu'il retourne chez lui ; et il s'offre à aller les reconduire chez elles.

Les deux inconnues montent sur le bateau de Jean de Calais, un peu consolées, et elle enlèvent leurs voiles. Jean de Calais est frappé de la beauté de ces deux jeunes femmes et de leur air de noblesse.

Jean mit à la voile tout de suite et reprit la haute mer. De temps en temps, il allait essayer de consoler ces deux malheureuses :

« N'ayez aucune crainte, disait Jean, je vais vous rendre à vos parents. Dites-moi d'où vous venez, dites-moi votre nom et je me charge du reste. »

L'une dit :

« Je m'appelle Isabelle. »

L'autre :

« Moi, je m'appelle Constance. Je suis la cousine d'Isabelle. »

Elles ne voulurent pas en dire plus long.

A mesure que le voyage se prolongeait, Jean se sentait amoureux d'Isabelle. Dès qu'il s'aperçut qu'Isabelle répondait à ses déclarations amoureuses, Jean alla trouver l'aumônier et lui demanda s'il pouvait l'épouser. L'aumônier n'y vit aucun empêchement et un bon matin Jean devint l'époux d'Isabelle.

----------------------------------
1 Comme nous l'avons signalé dans la PRÉSENTATION, le lecteur trouvera, à chaque conte, le texte original à la suite du présent texte remanié. Les détails concernant le conteur et le récit seront toujours placés à la suite du TITRE de la version syllabique.

Quant à JEAN DE CALAIS, c'est un roman qui appartient à la littérature de colportage du XVIIIe siècles. Lisez ce qu'en a écrit CHARLES NISARD dans Histoire des livres populaires ou de la littérature du colportage. Maisonneuve & Larose, paris 1968, T. second, ch.XIV, p. 407 sq.