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Un fléau croissant


Malgré tous les efforts que l'on fait pour attacher notre peuple à la terre, l'exode des campagnes vers la ville n'en continue pas moins.

Cette hantise du déplacement se manifeste surtout chez la jeunesse, jeunes gens et jeunes filles. Ce sont là les deux éléments qui se laissent entraîner le plus facilement vers les centres urbains. Il y a certaines paroisses, où l'on ne trouve plus au foyer que les vieux parents. Si vous en voulez faire la preuve, rendez-vous un dimanche dans telle campagne que je pourrais vous indiquer et prenez la peine de compter à la porte de l'église, au sortir de la messe, les jeunes gens, les jeunes filles descendus des rangs pour assister à l'office paroissial. Vous serez surpris de leur nombre relativement restreint.

Faites sur place une enquête et demander à ces braves habitants qui, ça et là, causent par petits groupes de la bonne ou de la mauvaise température, la raison de ce phénomène, on vous dira: "Signe des temps, Monsieur, nos garçons sont partis pour les chantiers, les autres sont allés travailler en ville; nous aurions voulu les retenir ici pour cultiver la terre qui nous a fait vivre, qui a fait vivre nos ancêtres; nous aurions voulu des défricheurs, des laboureurs comme nous, mais les jeunes gens d'aujourd'hui rêvent une vie moins pénible, un labeur moins dur; ils dédaignent les humbles travaux des champs; ils ont pris le chemin de la ville, croyant y trouver la richesse, l'aisance, l'indépendance. Comme ils se trompent!"

Oui, ils se trompent grandement; car en fin de compte, ces jeunes gens qui, chaque automne, partent pour les chantiers, qui, au retour du chantier, le printemps, s'en vont passer l'été dans la ville pour y travailler comme simples ouvriers sur les quais, dans les usines, dans les rues, etc... deviennent forcément des déracinés.

Ils traînent de place en place leur malheureuse existence, dépensant au jour le jour les quelques sous péniblement amassés. Je parle ici en pleine-connaissance de cause. Depuis que je m'occupe de colonisation, j'ai conduit, dans l'Abitibi, bon nombre de ces jeunes gens, juifs, errants se disant fatigués de courir les grands chemins. Croyez-vous qu'ils y soient restés? Oh! non, impossible de les attacher au sol, ils ont continué là-bas leur vie aventureuse et, au bout de quelque mois, sont revenus s'chouer dans les villes.

Et supposons qu'un jour ou l'autre ils parviennent à se caser en ville comme garçons de bureau, facteur, agent de police, pompier, conducteur de tramways ou d'automobiles, trouveront-ils le bonheur, l'aisance, l'indépendance qu'ils auraient goûtés, s'ils étaient restés sur la terre paternelle avec les vieux parents où s'ils étaient allés ouvrir une terre nouvelle dans une région de colonisation?

Continuez votre enquète, et vous apprendrez que les jeunes filles trouvant la besogne trop rude au logis paternel, dédaignant les nobles occupations de la campagne, rêvant des chimères, sont parties elles aussi pour la ville. Et là-bas que font-elles? Elles sont devenues filles d'hôtel, et trop souvent hélas! instruments de débauche.

Souvent c'est toute la famille qui émigre. Et dans un certain sens, il vaut mieux pour des parents accompagner leurs enfants que de les laisser prendre le chemin de la ville seuls et sans le secours d'aucune surveillance. Ils partent alors à contre-coeur. C'est le seul sentiment de leur responsabilité qui les forces à quitter la petite maison du village natal. Les petits propriétaires surtout, ayant une famille nombreuse, se voient poussés à cette triste nécessité.

Cet ouvrier, par exemple, exerçant un metier et possédant un petit coin de terre, gagnait assez dans les premières années de son mariage pour suffire aux besoin de la famille. Mais bientôt le nombre des enfants augmentant ,les dépenses augmentèrent aussi, et les parents virent venir avec angoisse le jour où le budget familial ne balancerait plus. Que faire? Une solution possible se présenta à l'esprit: déménager à la ville. Là, les garçons, bien qu'ils soient bien jeunes et faibles, pourront tout de mêmes travailler; en attendant qu'ils soient assez âgés pour aller s'étioler dans les usines, ils seront employés dans les magasins, porteront les paquets et feront les messages; la jeune fille s'engagera comme bonne chez une dame quelconque, ou bien elle sera commis dans un grand magasin. Bref, tout le monde travaillera, l'argent entrera à flots dans la maison, et les mauvais jours ne seront plus à craindre.

On a donc décidé d'aller en ville; un bon jour on a vendu à l'encan ses meubles, les ustensiles les plus nécessaire, et toute la famille est partie pour un grand centre industriel.

Voilà l'odyssée de presque toutes les familles qui viennent de la campagne, à la ville. Il arrive que parmi ces familles, quelques-unes voient se réaliser leurs rêves de fortune. C'est l'exception, la plupart végètent, les enfants au lieu d'aider les parents, dépensent inutilement le peu qu'ils gagnent; ils prennent cet esprit d'indépendance, d'insoumission, si commun dans la ville, contractent des habitudes pernicieuses et sont souvent pour leurs père et mère, une cause de chagrins et de déboires.

Vienne une crise économique comme celle que nous traversons maintenant, c'est la misère pour la plupart de ces familles. On les voit alors quitter subrepticement la ville pendant la nuit, pour aller se réfugier à la campagne chez des parents et des amis; ou encore se réunir deux ou trois dans un petit logement pour économiser et arriver à payer le loyer et le charbon.

Pensez-vous que ces familles ne seraient pas infiniment mieux partagées aujourd'hui, si, au lieu d'être venues à la ville, il y a quelques années, elles étaient allées s'établir sur une terre-neuve, dans une région de colonisation?

Et, supposons que le père, écoeuré de la vie triste et sans avenir qu'il mène s'y décide maintenant, croyez-vous qu'il parviendra à retenir sa famille dans ce nouvel endroit?

Qu'on me permette d'en appeler ici encore à mon expérience. Les enfants nés en ville où émigrés à la ville en bas âge, ne deviennent pas facilement des colons. Le souvenir de la cité et de ses amusements les hante continuellement. Et chose à noter, c'est souvent la mère, la jeune fille qui ont davantage la nostalgie de la ville, et qui poussent le mari, les frères, à y retourner. J'ai rencontrer dans mes courses à travers les régions de colonisation de bons et vrais colons, obligés d'abandonner le lot de terre qu'ils avaient commencé de défricher et de revenir à la ville, parce que leurs gracieuses épouses ne cessaient de pleurer, et de leur reprocher de les avoir entraînées si loin dans les bois!

Et, puis, que vous voulez-vous faire sur une terre-neuve avec des femmes qui ont en dédain le travail du colon et la vie de la campagne, qui passent leurs temps à parler des théâtres de vues animés, à feuilleter les cahiers de mode et le catalogue de la maison Eaton, qui n'ont qu'une ambition, retourner à la ville le plus tôt possible pour y courir les rues, comme autrefois.

Je n'ai parlé jusqu'ici que des petits propriétaires que la nécessité force à quitter le village natal; que dire de ces cultivateurs qui, ayant sous les pieds un "beau bien", le vendent pour venir résider dans quelque grand centre? Combien amèrement ils le regrettons un jour.

La Vie nouvelle.
Ivanhoë CARON, ptre,
Missionnaire colonisateur

(Les Cloches de Saint-Boniface, vol. 18, #15-16, 1er et 15 août 1919)

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