Chéri aimé...

Port au Prince, ce 29 octobre 1946

<<Enfin ! Il m'est revenu ! me suis-je écriée ce lundi 14 octobre lorsqu'à mon retour de l'école je trouvai, chéri aimé, une enveloppe portant l'écriture qui m'est si chère. Oui, Claudy tu as enfin pensé à moi. Mais comment oses-tu me demander ce que je suis devenue puisque je j'ai été la dernière à écrire ? Mon chéri, ce silence, c'est toi qui l'as créé car c'est plutôt une dernière lettre à moi qui est restée, depuis un an, sans réponse. Oui un an ! Car il y a si longtemps que tu ne m'as pas écrit que ta dernière lettre reçue il y a deux semaines porte l'ancienne adresse alors que depuis le 4 octobre nous avons changé de maison.

Moi aussi, chéri, je me demandais ce que tu étais devenu ! Je dois même avouer que ton long silence m'avait fait si mal qu'un jour, regrettant d'avoir eu cette correspondance avec toi et voyant le peu de cas que tu en faisais et prise de découragement, j'ai pris le volumineux paquet que formaient ces lettres qui m'avaient causé tant de joie, et l'ai brûlé.

Je t'assure qu'il m'a fallu un immense courage pour accomplir ce geste car je tenais tant à ces missives dont la lecture constituait les rares moments de bonheur de ma vie. Je tenais tant à ce <<cahier noir>> que tu m'avais consacrée durant l'été 1944. Mais à quoi bon les conserver, me disais-je, puisqu'ils n'avaient plus de sens. Vois-tu, Claude, je voulais rompre avec un passé qui me fut cher et cependant ce passé était encore vivant malgré moi, car il me suffisant d'ouvrir mes albums pour y voir toutes ces photos que tu m'as envoyées depuis le début de notre correspondance et qui n'ont pas eu le sort des lettres, heureusement. Tu me pardonneras, cher amour, d'avoir détruit ces lettres, mais j'étais à cette époque si désolée de ne plus recevoir un mot de toi et puis chaque fois que je relisais ces lignes, cela m'attristait tant que j'ai préféré ne plus les avoir, ne plus être tentée de les lire.

Me croiras-tu, cher amour, si je te dis que j'ai presque pleuré de joie en recevant ta lettre . Tu m'es revenu ! Et du même coup la joie est revenue dans mon coeur où ta place était restée vide malgré tout ce que tu as pu penser ! Et la vie me semble rose, belle. Vois-tu, à un moment donné, j'avais si soif de tes nouvelles que dans une lettre écrite à Claude, je le chargeai de demander à Brillant (ou plutôt Boulanger) ou à Courtois ce que tu devenais. Mon chéri, tu ne saurais croire quelle somme de bonheur m'ont apportée tes lignes si chères !

Alors Claudy, si tu m'écris c'est que tu m'aimes encore, dis, mon amour, est-ce vrai ? Prends-moi vite dans tes bras, comme autrefois. La pluie fait rage au dehors. Il vente très fort ; des éclairs zèbrent le ciel, le tonnerre gronde. Mais je n'ai peur de rien car je me sens si en sécurité dans les bras de mon bien aimé qui ne sait plus encore quelle caresse inventer pour me prouver qu'il m'a toujours été fidèle et que je suis de plus en plus sienne. Cette bouche si aimée se promène dans mes cheveux, dans mes oreilles, sur mes yeux, sur ma bouche où elle s'attarde comme pour étouffer ces douces plaintes que m'arrache la volupté de te sentir en moi, ferme, impérieux, dévorant, brûlant... Tout mon être n'est plus maintenant qu'un chaos de sensations, chéri, je n'en peux plus... oui... oui... mon a...a...mour. Oui... Je... Je... Je...Je... jouis... et toi... chéri, est-tu... es-tu heureux... AAAAH.................................... que c'est bon, Claudy !!... Quelle merveilleuse nuit mon amour ! Je te croyais bien plus raisonnable... Mais comment peut-on l'être à côté de toi, dans un même lit ?

-- Dis chéri, tu ne vas pas travailler ce matin, tu vas rester toute la journée avec moi, dis, il y a si longtemps qu'on n'était pas ensemble...

-- Oui mon amour, mon tout. Je ne peux rien te refuser. Je me suis arrangé de façon à être libre non seulement toute la journée, mais tout cette semaine pour me consacrer à toi, rien qu'à toi. Oui, toute une semaine à nous, bien à nous, pour nous aimer, nous caresser, nous posséder, nous...

-- Voyons, chéri, reste tranquille, sois raisonnable... Attends un peu... C'est que je n'ai pas eu une nuit ordinaire... Tu m'as délicieusement fatiguée...

-- Être raisonnable ! Mais tu me demandes l'impossible, chérie. Voyons. Raisonnable, tranquille... Ces mots n'existent pas dans le vocabulaire des amants passionnés comme nous... Et avant même que j'aie ouvert la bouche pour protester, un long baiser me la scelle tandis que deux êtres se fondent dans une suprême étreinte...

Reposons-nous un peu, maintenant, chéri, et revenons sur terre. Je vois que tu es toujours à la "Shawinigan Chemical". Il me semble le deviner que ta plage a eu du succès... Je regrette que tu n'aies pas pu aller voir Claude à New-York. J'ai une bonne nouvelle à t'annoncer : Claude sera parmi nous vendredi prochain, 1er novembre. Comme le service d'immigration des E.U. exige qu'un étranger qui a une année sur le sol américain revienne dans son pays arranger ses papiers, accomplir des formalités pour avoir un visa de résidente, Claude est donc obligée de faire comme tout le monde. Au contraire, elle a bénéficié d'une prolongation de son séjour car elle a une année 7 mois aux Etats-Unis. Tu t'imagines donc ma joie à la pensée que dans 3 jours j'irai à l'aérodrome accueillir cette soeurette chérie qui passera 2 ou 3 mois avec nous. Je t'assure que ce n'est pas l'envie qui me manque de retourner avec elle aux Etats-Unis, mais dans la vie on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Et toi, chéri, qui m'a promis depuis si longtemps de venir faire un tour dans mon pays, ne pourrais-tu pas t'octroyer ces mois de congé dont tu m'as parlé dans ta lettre pour venir faire un petit tour en Haïti ?

Claude devrait être ici depuis au début de ce mois, mais comme elle devait être marraine des noces de mon oncle qui, dimanche dernier, a épousé une Américaine, elle a dû retarder son départ, et ce matin nous avons reçu d'elle un câblogramme où elle nous annonce son arrivée pour le 1er. Mon Dieu ! Pourrai-je contenir ma joie ce jour-là ?... Des amis du Canada sont tellement sûrs que Claude est déjà ici qu'ils lui ont écrit des lettres que je lui présenterai à son arrivée, entr'autres une lettre d'un charmant couple montréalais qu'elle a connu à New York. J'ai été bien étonnée d'apprendre un jour, par une lettre de Claude, que Brillant lui avait caché sa véritable identité, qu'il s'appelait plutôt Boulanger et qu'il était marié. Je t'assure que Claude a été très indignée de constater que Brillant ou plutôt Boulanger a pu lui mentir ainsi. Et je ne suis pas fière de toi, je te l'avoue, quand je pense que toi aussi, tu t'es fait le complice de Brillant. Et je me demande parfois si tu t'appelles vraiment Claude-Henri et si tu n'es pas marié et à la tête d'une douzaine de gosses. Mais peu m'importerait car je t'aime et rien ne pourra m'empêcher d'être toujours : tienne.

Réponds-moi vite et par avion.

[...]

Extrait d'une lettre de Carmita

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