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Voyage dans
valise
«Rassembler nos précieux souvenirs, ce que l'on a aimé
sa vie durant, ce n'est pas collectionner, c'est une charge...
essentielle.»
[NF] |
À l'aube d'un départ en camion pour la Gaspésie, une jeune
voisine demande à nous accompagner. Elle, son ami et un jeune enfant
traînent un lourd bagage, dont une valise noire, meurtrie par les
souvenirs qui s'accumulent et qui passent, une valise qu'elle me propose
finalement de conserver en promettant de revenir la chercher quelques semaines
plus tard.
Vaine attente... Après plusieurs années, piqué par la
curiosité, je ressors cette valise pour y découvrir des albums de
photographies et des lettres enflammées, passionnantes et
passionnées, fruit d'une correspondance soutenue de 1939 à 1946
entre une Haïtienne, Carmita, et un dénommé Claude... Derrière ce qui m'apparaît comme des souvenirs de
famille, des lettres et des photos, s'étale devant moi l'histoire d'une
double vie, d'une relation épistolaire aux antipodes de la
Deuxième Guerre mondiale qui à l'époque fait rage.
Deux histoires se dédoublent à l'intérieur de cette valise
: l'histoire d'une correspondance et la vie des correspondants. On
connaît Claude... par les photos de lui et sa famille, et la vie de
Carmita par les débordements littéraires d'un amour tragique que
la distance n'a jamais su combler.
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On ne sait de quelle façon Claude... entrenait, comment même il
attisait cette relation, ce qu'il pouvait raconter. Un peu comme avec une
oeuvre d'art, on s'imagine, on échaffaude, on fait un parallèle,
mais on ne peut s'assurer de l'intention de tout ce qui est caché sous
le voile de cette passion secrète, à une époque si
puritaine et mouvementée, celle de la Deuxième Guerre mondiale
où les lettres sortant d'Haïti passaient sous l'oeil inquisiteur du
censeur.
Carmita enseigne à l'école, vient d'un milieu bien nanti, fait
partie d'un groupe d'artistes qui a une petite galerie. Elle et sa famille sont
en relation avec le président, elle est invitée à des
réceptions et elle écrit avec brio les mots de son coeur, une
poésie teintée autant de la culture coloniale française
que du crépuscule de la Perle des Antilles. | Je m'appelle Carmita...
J'ai donc un prénom
espagnol, qui n'est pas
très beau, mais que
voulez-vous ?
Le mal est déjà fait,
et depuis 23 ans car je
suis née le 20 mai 1916,
par une nuit d'orage,
comme Chateaubriand,
mais pas à St-Malo ! | ![](images/4valise.jpg) | Janvier 1940
Monsieur Claude......
Février 1940
Cher correspondant...
Mars 1940
Aimable correspondant...
Mars 1940
Cher ami...
Avril 1940
Cher ami canadien...
Juillet 1940
Ami...
Septembre 1940
Cher Claude...
Novembre 1940
Quiero amigo...
Mars 1941
Ami très cher... |
Claude... travaille à l'«accounting office» d'une compagnie de produits chimiques d'une ville industrielle du centre du Québec. Dans ces albums de photos tombés entre mes mains
de sculpteur, on assiste à la vie réelle de Claude..., homme
marié, avec son épouse et ses enfants, au chalet, à la
maison, près de la voiture, menant une vie en apparence heureuse. On
ouvre ces albums de photos pêle-mêle, orphelines de dates, de
références, de noms, alors qu'on sait cette personne-là,
Claude..., éprise d'une relation parallèle, soutenue,
mystérieuse... par correspondance.
En fouillant dans cette collection, une multitude de scénarios nous
traversent car il nous manque un élément essentiel à la
vérité : ce que Claude... a pu écrire. Dans une lettre
de 1946, las d'attendre un mot qui ne venait pas, Carmita avoue avoir
brûlé le «volumineux paquet» des traces
écrites de Claude.... Il ne resterait, quelque part en Haïti ou
ailleurs, que les lettres postérieures à cette colère et
les photos épargnées de la passion des flammes. | ![](images/5valise.jpg) | Juin 1941
Cher "Mien" Adoré...
Juillet 1941
Claudy aimé...
Août 1941
Chère âme...
Octobre 1941
Cher amour...
Janvier 1942
Claude chéri...
Octobre 1942
Claude très cher...
Juillet 1943
Mon Claude chéri...
Septembre 1943
Très cher Claude...
Février 1944
Ami silencieux...
Mai 1944
Bien aimé...
Mai 1944
Chéri...
Juin 1944
Mon cher amour...
Novembre 1944
Trésor chéri...
Décembre 1944
Claude aimé...
Juillet 1944
Mon cher bien aimé...
Janvier 1945
Cher amour...
Octobre 1946
Chéri aimé... |
Les souvenirs d'une famille dorment ici dans cette valise et je les ai
conservées afin de les rendre, à ma façon, aux
circonstances qui me les ont données. Cette valise, je l'ai ouverte et
adoptée comme prétexte à la création.
Prétexte pour créer un répertoire, jouer avec la
collection, chercher des mots, des phrases, des pensées, des
atmosphères. Je suis très attaché au passé, aux
traces, des traces à réinventer. Et je souhaite maintenant que
Carmita et cette valise retrouvent leurs origines par le biais des arts.
Le contenu de cette valise m'a donné un sujet pour la rélexion
abordée lors du laboratoire-collection. Jouer avec quelque
chose qui était déjà là. Toute la magie du temps
nous traverse. Au départ, je suis resté en retrait du contenu de
ces lettres, avec une peur de s'immiscer. Mais ma crainte était que
cette collection ne sombre dans un grenier.
Lors de l'atelier avec Jean-François Pirson, j'ai ressorti
cette collection et l'ai regardée sous un autre angle, comme une
collection perdue à la recherche de ses origines, une collection voulant
retourner d'où elle vient, comme si la valise voulait refaire son
circuit. D'où le titre Voyage dans valise.
Dans une collection, l'objet perd son identité. Ici, cette collection,
ces souvenirs, photos et lettres d'amour, je voulais tout d'abord que les gens
les voient comme des tableaux derrière un vélin, comme pour
voiler avec pudeur des sentiments exprimés en toute
sincérité dans la confidence de l'anonymat. Mais les gens veulent
toujours voir au-delà du tableau, explorer ce qu'il y a dedans. C'est un
jeu de l'un à l'autre. La collection perd de son importance et la lettre
prend le dessus.
J'ouvre ici ma valise, comme je l'ai ouverte à Marc-Alain Pelchat, qui a
soigneusement noté certains passages ayant été lus
à la Maison des arts de Laval, en février 1996, levant ainsi le
voile, 50 ans plus tard, sur un secret de famille ayant malgré lui pris
la porte de l'art.
Propos de Normand Forget
recueillis par Michel Lefebvre |
Crédits
* Numérisation de la valise trouvée par Normand
Forget, 1995.
* Numérisation de trois photos retrouvées dans la valise.
* Numérisation et intervention de Normand Forget sur une lettre
d'amour écrite par Carmita, 1996.
* Numérisation d'une photo de Carmita retrouvée dans la
valise. |