Claude
Savary
L'Oeil Nu, juillet 2000
Mon objectif en écrivant ce texte est de parler des oeuvres
de l'exposition «Orifices» de Monique
Girard, en me plaçant de deux points de
vue: celui de quelques textes philosophiques sur le monde des sens
ou le
monde sensible et celui que l'on trouve dans certains textes des
philosophes présocratiques qui découvraient le monde
de la nature et le
monde des sens.
Les oeuvres
du groupe «Orifices» se rapportent à ce que sont
les sens, nos sens, et notre vie sensible, ou ce qu'on appelle le
monde sensible. Ce que sont nos sens et comment on peut les décrire
ce n'est pas chose facile à concevoir. On ne saisit pas trop
comment l'oeil pourrait se voir. Si on évoque une certaine
réflexion faite là-dessus pour l'articuler à
ce que les oeuvres nous suggèrent c'est pour nous ouvrir
à une meilleure conscience de ce qu'est ce monde sensible.
Et je suppose que cela - une meilleure conscience - est un des buts
de l'artiste. On constatera par ailleurs, notamment en ce qui concerne
les philosophes présocratiques, à quel point il se
sont exprimés au moyen de métaphores. Ce qui n'est
peut-être pas très loin de l'artiste qui s'exprime
par des images. Le court commentaire que voici n'épuisera
pas les possibilités de faire des liens entre les textes
cités et les oeuvres conçues pour «Orifices».
Il n'est là que pour inaugurer une méditation.
Les premiers
textes sont pris dans des pages d'un ouvrage du philosophe de Maurice
Merleau-Ponty1. En voici quelques passages (numérotés
pour renvoi rapide):
(1) «Ce
qui (...) manque, c'est la double référence, l'identité
du rentrer
en soi et du sortir de soi, du vécu et de la distance».
(p. 165)
(2) «Le
visible ne peut ainsi me remplir et m'occuper que parce que, moi
qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais
du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis aussi visible;
ce qui fait le poids, l'épaisseur, la chair de chaque couleur,
de chaque son, de chaque texture tactile, du présent et du
monde, c'est que celui qui les saisit se sent émerger
d'eux par une sorte d'enroulement ou de redoublement, foncièrement
homogène à eux, qu'il est le sensible même venant
à soi, et qu'en retour le sensible est à ses yeux
comme son double ou une extension de sa chair». (pp. 152-3)
(3) «Les
choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en soi,
en leur
lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons
de spatialité et de temporalité, ÉMIS DANS
LE SECRET DE MA CHAIR, et leur solidité n'est pas celle
d'un objet pur que survole l'esprit, elle est éprouvée
par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu'elles communiquent
à travers moi comme chose sentante». (p. 153)
(4) «Comme
mon corps qui est l'un des visibles se voit aussi lui-même
et, par là, se fait lumière naturelle ouvrant au visible
son intérieur, pour qu'il y devienne mon paysage, réalisant,
comme on dit, la miraculeuse promotion de l'Être à
la "conscience", ou, comme nous disons plutôt,
la ségrégation du "dedans" et du "dehors",
- de même la parole (...) la parole est partie totale des
significations comme la chair du visible, comme elle, rapport à
l'Être à travers un être, et, comme elle, narcissique,
érotisée, douée d'une magie naturelle qui attire
dans son réseau les autres significations comme le corps
sent le monde en se sentant» (pp. 157-8)
Et voici quelques
fragments d'Empédocle d'Agrigente (v. 450 av. J.-C)2
:
(1) «C'est
par la terre [qui est en nous] que nous connaissons la terre;
par l'eau que nous connaissons l'eau, par l'éther, l'éther
divin, par le feu, le feu destructeur, par la tendresse, la tendresse
et par la haine, la haine affligeante». (fr. 109)
(2) «Je
te dirai encore autre chose: il n'y a pas de naissance pour aucune
des choses mortelles; il n'y a pas de fin par la mort funeste; il
y a seulement mélange et dissociation des composants du
mélange. Naissance n'est qu'un nom donné à
ce fait par les hommes». (fr. 8)
(3) «Quand
les éléments mélangés viennent à
la lumière du jour sous la
forme d'un homme, d'une bête sauvage, ou d'une plante, ou
d'un oiseau,
alors on dit qu'il y a naissance; quand ils se séparent,
on emploie le mot
de mort douleureuse. Mais ce nom ne se justifie pas, et pourtant
moi aussi je suis en ce point la coutume». (fr. 9)
(4) Comme
les peintres, quand ils ornent de couleurs
Leurs tableaux, ex-voto que l'on dépose aux temples,
En artistes instruits des secrets de leur art,
Quand de leurs mains prenant les diverses couleurs,
Ils les marient en de subtiles harmonies:
Un peu plus de ceci, un peu moins de cela,
Et de cette manière engendrent à plaisir
Des formes imitant toutes sortes de choses,
Des arbres, et créant des hommes et des femmes,
Des bêtes, des oiseaux, et dans l'eau des poissons,
(...) ainsi ne laisse pas
L'erreur de ton esprit s'emparer; ne crois pas
Que les choses qu'on voit apparaître diverses
Et en nombre infini chez les mortels proviennent
D'ailleurs. Sois en bien sûr; c'est en effet d'un dieu
Que vient l'allégorie que tu as entendue.
D'après
Simplicius,
Commentaire sur la Physique d'Aristote.3
(5) «Et
la flamme joyeuse, [lors de la formation des yeux], ne reçut
qu'une faible partie de terre». (fr. 85)
(6) «C'est
de ces éléments que la divine Aphrodite forma
les yeux
infatigables». (fr. 86)
(7) «Tel
l'homme qui s'apprête à sortir dans la nuit d'hiver
se munit d'une
lumière et allume la flamme du feu brillant dans la lanterne
qui le défend
contre les vents soufflants de toutes les directions. Et la lumière,
jaillissant au-dehors, aussi loin qu'elle porte, éclaire
la nuit de ses rayons jaillissants. Tel le feu naturel, enfermé
dans les membranes de l'oeil, perce la ronde pupille aux fines
tuniques dont l'humidité est traversée par les pores
merveilleux; ces tuniques protègent l'oeil contre la masse
de l'eau environnante et le feu, jailissant au-dehors, aussi loin
qu'il porte...». (fr. 84; v. Dumont, p. 214)
(8) «Les
deux yeux ne donnent qu'une seule vue». (fr. 88)
(9) «L'oreille,
semblable à une cloche». (fr. 99)
(10) «Ainsi
tout ce qui vit a reçu en partage la respiration et l'odorat».
(fr. 102)
(11) «L'intelligence
se nourrit dans les flots du sang bouillonnant. C'est
principalement de là que vient ce qu'on appelle la pensée
humaine; car le
sang qui afflue autour du coeur est proprement la pensée».
(fr. 105)
(12) «L'audition
se produit par le choc du souffle sur le cartillage qu'il
dit suspendu à l'intérieur de l'oreille comme un battant
de clochette».
(Selon Aetius, p. 140 de Voilquin)
(13) «Les
odeurs s'introduisent lors des mouvements d'inspiration des
poumons;...». (Selon Aetius, Voilquin, p. 140)
(14) «Voici
comment tout ce qui est animé inspire et expire; chez tous
les
êtres, de petits canaux vont, à travers les
chairs, jusqu'à la surface du
corps et viennent déboucher à la partie saillante
du nez par de fins et
nombreux conduits qui retiennent le sang et fournissent à
l'air de multiples entrées et un passage facile. Aussi quand
le sang léger s'en est retiré, l'air en bouillonnant
y pénètre à flots pressés; quand le
sang s'y précipite à nouveau, l'air est expiré.
Telle une jeune fille qui joue avec une clepsydre faite de cuivre
clair; elle plonge dans le corps ténu de l'eau d'argent l'orifice
du tuyau, après y avoir posé sa main délicate;
mais l'eau ne peut entrer dans l'intérieur du vase, car la
masse d'air qui se trouve dans mille petits conduits la repousse
jusqu'à ce que le grand tuyau soit ouvert. Alors,
l'air disparaissant, la masse d'eau peut pénétrer
à l'intérieur. De même, quand l'eau remplit
le vase de cuivre et que l'orifice du tuyau se trouve bouché
par la main, l'air, faisant pression du dehors au dedans, refoule
le liquide à la porte de l'étroit passage qu'il ferme
à son sommet jusqu'à ce que la jeune fille retire
la main. L'air pénètre dans le sens contraire à
celui que nous avons indiqué tout à l'heure et la
masse d'eau s'écoule. Il en va de même pour le sang
léger entraîné par les membres. Quand, refluant,
il pénètre à l'intérieur du corps, aussitôt
le flot bouillonnant de l'air se précipite à sa suite.
Quand le sang afflue, à nouveau l'air se trouve expiré
d'autant». (fr. 100)
(15) «Empédocle
tient la même théorie au sujet de tous les sens, affirmant
que la perception se produit lorsqu'une chose convient aux canaux
de
n'importe quel sens. (...) un seul sens ne peut porter un jugement
sur les
objets d'un autre, car les canaux des uns sont trop larges,
d'autres sont
trop étroits pour l'objet perçu, de sorte que certaines
choses passent tout
droit sans provoquer le contact tandis que d'autres ne peuvent même
pas
entrer» (Selon Théophraste, de sensu [in Kirk - Raven
- Schofield, p.333])
Fragments d'Héraclite
d´Éphèse (vers 475 av J.-C.):
(1) «Les
yeux sont de meilleurs témoins que les oreilles» (fr.
101a)
(2) «Si
toutes choses devenaient fumée, on connaîtrait avec
les narines»
(fr. 7)
Opinion de Démocrite
(vers 420 av. J.-C.):
«La vision,
d'après Démocrite, se produit par l'image; (...) il
ne la fait pas produire immédiatement par la pupille, mais
l'air, entre l'oeil et l'objet, recevrait une conformation en se
resserrant sous l'action de l'objet vu et du voyant; car
toute chose émet constamment un certain effluve. Puis cet
air, ayant ainsi pris une forme solide et une couleur différente,
fait image dans les yeux humides; car ce qui est dense ne le reçoit
pas, ce qui est humide le laisse pénétrer. Aussi les
yeux mous sont-ils meilleurs pour voir que les durs; il faut que
la tunique extérieure soit aussi mince et aussi résistante
que possible, que l'intérieur de l'oeil soit très
mou, sans chair serrée et dense, même sans liquides
épais et gras, qu'enfin les veines dans les yeux soient droites
et vides de façon à prendre une forme semblable à
l'effigie, car chaque chose est surtout connue par les pareilles.
(...)» (Selon Théophraste, de sensu, [Voilquin, p.
194])
«Les
regardantes observées»; «Les langues savoureuses»;
Les entendants
branchés»; gracieuses odorantes»; Les caressés
bienaimés»: ainsi vont - et vont dans l'ordre chronologique
- les titres des 5 polyptyques.
Il semble y
avoir pour ces titres la possibilité d'y lire une double
direction. «Les regardantes observées» nous suggèrent
un regard qui est regardé, qui se voit, comme ce qui serait
énoncé par Merleau-Ponty lorsqu'il distingue (texte
1) le vécu, qui est ici «Les regardantes», et
la distance, qui est dans «observées»; dans les
termes de Monique Girard non seulement ce qui est vu est visible
mais le voyant voit parce qu'il est visible. C'est chez Merleau-Ponty
ce fait de voir parce qu'on est au «milieu du visible»
et que voyant et visible se confondent, sont la même chose.
Ce qui se retrouve lorsque pour décrire sa démarche,
Monique Girard écrit qu'elle «travaille dans l'espace
du tableau avec la matière picturale à la recherche
de l'envers de nos cinq sens». Il y aurait donc un endroit:
d'ailleurs un Communiqué sur Orifices nous parle «d'une
double approche du corps et de nos cinq sens. De leur envers et
de leur endroit». Il y a donc bien en une seule "représentation"
(«du corps et de nos cinq sens»), «identité
du rentrer en soi et du sortir de soi» de Merleau-Ponty; et
ainsi qu'on le trouve chez Empédocle, la vision se fait en-dedans,
lorsqu'il écrit «la lumière, jaillissant au-dehors
(...) éclaire la nuit de ses rayons jaillissants» (7).
«Les langues
savoureuses» est une autre image qui évoque l'intérieur
et
l'extérieur, le dédoublement en ce qui sent (la langue,
l'intérieur) et ce
qui est senti (l'extérieur) - mais senti par soi-même,
donc se sentant - : en quelque sorte, si on reprend des expressions
de Merleau-Ponty, l'agent humain est ainsi «le sensible même
venant à soi», c'est-à-dire le monde sensible
qui se réalise, et ce sensible est «une extension de
sa chair». On peut en quelque sorte faire se correspondre
«Les langues savoureuses», ou moi le savourant je suis
aussi le savouré, avec «moi le voyant je suis aussi
visible». Comme l'oeil peut voir parce qu'il se voit, «comme
le corps [qui]
sens le monde en se sentant» (4). On ne sent pas le
monde mais on se sent sentant le monde.
Dans sa présentation
pour son «Installation» Monique
Girard» écrit:
«Orifices: la circulation du sens par les sens».
Dans un communiqué
antérieur sa démarche est ainsi par elle résumée:
«Monique Girard travaille
dans l'espace du tableau avec la matière picturale à
la recherche de l'envers de nos cinq sens. Elle explore l'espace
non visible qui lie l'être humain et l'univers».
Cela me fait concevoir qu'elle désire illustrer ce que les
poètes-philosophes-savants présocratiques tentaient
de décrire, comme on le voit chez Empédocle. On voit
bien notamment par le fr. 100 (14) et par le texte de Théophraste
(15) - qui rapporte une opinion d'Empédocle - , qu'en décrivant
les sens et la perception il veut décrire le couplage de
l'agent humain et du monde, et qu'il suppose que ce couplage est
réalisé
parce que les mêmes éléments se trouvent en
dedans et en dehors (1). Dans la poésie scientifique
d'Empédocle, la production de la nature et des êtres
du monde sensible est le fait de la divinité - «la
divine Aphrodite forma
les yeux infatigable» - , et est comparé au travail
du peintre -«Comme les
peintres...» (4) - : En effet, les êtres formés
(2 et 3) le sont par un mélange d'éléments,
et dans le poème les couleurs des peintres sont comparés
à ces éléments; est de plus esquissée
une théorie de la relation entre le vivant qui respire et
qui sent (10) , et entre le sang qui reflue, vers l'intérieur
du corps, et qui afflue, vers l'extérieur, et
entre le sang - «les flots du sang bouillonnant»
- et la «pensée» (14 et 11). Nous ne sommes
pas très loin de ce «corps [qui] sent le monde en se
sentant» de Merleau-Ponty (4), ni, par le «sang qui
afflue autour du coeur» et «qui est proprement la pensée»
(Empédocle, 14 et 11), de cette thèse du même
Merleau-Ponty selon laquelle «mon corps qui est l'un des
visibles se voit aussi lui-même et, par là, se fait
lumière naturelle ouvrant au visible son intérieur,
pour qu'il y devienne mon paysage, réalisant, comme on dit,
la miraculeuse promotion de l'Être à la "conscience",...«(4).
Ce qui ne veut pas dire autre chose que ce que dans ses mots Monique
Girard décrit comme l'exploration de «l'espace non
visible qui lie l'être humain à l'univers».
(citation ci-haut), ce que le philosophe appelle «l'Être»
n'étant au fond rien d'autre qu'un terme apte à unifier
et englober absolument tout ce que l'on peut concevoir ou imaginer
comme ayant quelque réalité ou existence. Cet Être
est en fait «l'espace non visible», et son exploration,
ici par l'artiste, est une contribution de la promotion de cet Être
à la conscience.
En fait les
dires et les oeuvres de l'artiste nous invitent à associer
l'activité dans l'art et l'activité dans la nature,
comme le fait Empédocle lorsqu'il compare le peintre qui
mêle les couleurs à la divinité ou à
la nature qui mélange les éléments.Et comme
la nature mêle les éléments, Monique Girard,
à sa manière particulière, mêle les divers
arts, à savoir sa peinture, les mouvements de danse de Brigitte
Graff, les musiques d'Allen Harris. Au moyen de ces médiations
entre les agents humains et le monde sensible sont touchées
les diverses sensations humaines, plus visibles que la perception
qui mystérieusement les joint et en est comme l'invisible
et implicite finalité. Et si on regarde les tableaux de l'artiste
on y saisira un mouvement vers la forme - qui est réitéré
dans les chorégraphie de Brigitte Graff et dans des moulages
de verres suspendus - mais à mon avis y prédomine
un foisonnement de l'informe, comme si on trouvait là un
effort pour aller vers le visible ou les formes à partir
de l'invisible, de «la chair du présent et du monde».
Que ces travaux
nous entraînent à parcourir le monde, comme les Grecs,
avec des «YEUX INFATIGABLES», pleins d'une «FLAMME
JOYEUSE», cadeaux de «LA DIVINE APHRODITE»!
Notes
1. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard,
1964.
Dans tout le présent texte, les caractères gras et
les majuscules d'insistance sont de moi. 2. Pour aller au plus simple
et au plus accessible j'ai surtout cité les textes des présocratiques
tels qu'on les trouve dans Les penseurs grecs avant Socrate,
de Thalès de Milet à Prodicos, traduction, préface
et notes par Jean Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. J'ai
cependant quelquefois renvoyé à des éditions
plus récentes, comme Les école présocratiques
. Édition établie par Jean-Paul Dumont, (Collection
Folio/Essais), Paris, Gallimard, 1991 et G. S. Kirk - J. E. Raven
- M. Schofield, Les philosophes présocratiques, une histoire
critique avec un
choix de textes, (traduit de l'anglais par Hélène-Alix
de Weck sous la direction de Dominic J. O'Meara) , Éditions
universitaires de Fribourg, Suisse/ Éditions du Cerf, Paris,
1995. 3. J'ai un peu modifié la version donnée par
Jean-Paul Dumont, pp. 191-192; v. aussi Kirk - Raven - Schofield,
pp. 315-316.
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