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Dissertation
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Les caressés bien-aimés (le toucher), 2000
photographe: Stephane Fiore


Les langues savoureuses (le goût), 2000
photographe: Stephane Fiore


Claude Savary
L'Oeil Nu, juillet 2000

Mon objectif en écrivant ce texte est de parler des oeuvres de l'exposition «Orifices» de Monique Girard, en me plaçant de deux points de vue: celui de quelques textes philosophiques sur le monde des sens ou le monde sensible et celui que l'on trouve dans certains textes des philosophes présocratiques qui découvraient le monde de la nature et le monde des sens.

Les oeuvres du groupe «Orifices» se rapportent à ce que sont les sens, nos sens, et notre vie sensible, ou ce qu'on appelle le monde sensible. Ce que sont nos sens et comment on peut les décrire ce n'est pas chose facile à concevoir. On ne saisit pas trop comment l'oeil pourrait se voir. Si on évoque une certaine réflexion faite là-dessus pour l'articuler à ce que les oeuvres nous suggèrent c'est pour nous ouvrir à une meilleure conscience de ce qu'est ce monde sensible. Et je suppose que cela - une meilleure conscience - est un des buts de l'artiste. On constatera par ailleurs, notamment en ce qui concerne les philosophes présocratiques, à quel point il se sont exprimés au moyen de métaphores. Ce qui n'est peut-être pas très loin de l'artiste qui s'exprime par des images. Le court commentaire que voici n'épuisera pas les possibilités de faire des liens entre les textes cités et les oeuvres conçues pour «Orifices». Il n'est là que pour inaugurer une méditation.

Les premiers textes sont pris dans des pages d'un ouvrage du philosophe de Maurice Merleau-Ponty1. En voici quelques passages (numérotés pour renvoi rapide):

(1) «Ce qui (...) manque, c'est la double référence, l'identité du rentrer
en soi et du sortir de soi, du vécu et de la distance
». (p. 165)

(2) «Le visible ne peut ainsi me remplir et m'occuper que parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis aussi visible; ce qui fait le poids, l'épaisseur, la chair de chaque couleur, de chaque son, de chaque texture tactile, du présent et du monde, c'est que celui qui les saisit se sent émerger d'eux par une sorte d'enroulement ou de redoublement, foncièrement homogène à eux, qu'il est le sensible même venant à soi, et qu'en retour le sensible est à ses yeux comme son double ou une extension de sa chair». (pp. 152-3)

(3) «Les choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en soi, en leur
lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons de spatialité et de temporalité, ÉMIS DANS LE SECRET DE MA CHAIR, et leur solidité n'est pas celle d'un objet pur que survole l'esprit, elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu'elles communiquent à travers moi comme chose sentante». (p. 153)

(4) «Comme mon corps qui est l'un des visibles se voit aussi lui-même et, par là, se fait lumière naturelle ouvrant au visible son intérieur, pour qu'il y devienne mon paysage, réalisant, comme on dit, la miraculeuse promotion de l'Être à la "conscience", ou, comme nous disons plutôt, la ségrégation du "dedans" et du "dehors", - de même la parole (...) la parole est partie totale des significations comme la chair du visible, comme elle, rapport à l'Être à travers un être, et, comme elle, narcissique, érotisée, douée d'une magie naturelle qui attire dans son réseau les autres significations comme le corps sent le monde en se sentant» (pp. 157-8)

Et voici quelques fragments d'Empédocle d'Agrigente (v. 450 av. J.-C)2 :

(1) «C'est par la terre [qui est en nous] que nous connaissons la terre; par l'eau que nous connaissons l'eau, par l'éther, l'éther divin, par le feu, le feu destructeur, par la tendresse, la tendresse et par la haine, la haine affligeante». (fr. 109)

(2) «Je te dirai encore autre chose: il n'y a pas de naissance pour aucune des choses mortelles; il n'y a pas de fin par la mort funeste; il y a seulement mélange et dissociation des composants du mélange. Naissance n'est qu'un nom donné à ce fait par les hommes». (fr. 8)

(3) «Quand les éléments mélangés viennent à la lumière du jour sous la forme d'un homme, d'une bête sauvage, ou d'une plante, ou d'un oiseau, alors on dit qu'il y a naissance; quand ils se séparent, on emploie le mot de mort douleureuse. Mais ce nom ne se justifie pas, et pourtant moi aussi je suis en ce point la coutume». (fr. 9)

(4) Comme les peintres, quand ils ornent de couleurs
Leurs tableaux, ex-voto que l'on dépose aux temples,
En artistes instruits des secrets de leur art,
Quand de leurs mains prenant les diverses couleurs,
Ils les marient en de subtiles harmonies:
Un peu plus de ceci, un peu moins de cela,
Et de cette manière engendrent à plaisir
Des formes imitant toutes sortes de choses,
Des arbres, et créant des hommes et des femmes,
Des bêtes, des oiseaux, et dans l'eau des poissons,
(...) ainsi ne laisse pas
L'erreur de ton esprit s'emparer; ne crois pas
Que les choses qu'on voit apparaître diverses
Et en nombre infini chez les mortels proviennent
D'ailleurs. Sois en bien sûr; c'est en effet d'un dieu
Que vient l'allégorie que tu as entendue.

D'après Simplicius,
Commentaire sur la Physique d'Aristote.3

(5) «Et la flamme joyeuse, [lors de la formation des yeux], ne reçut qu'une faible partie de terre». (fr. 85)

(6) «C'est de ces éléments que la divine Aphrodite forma les yeux infatigables». (fr. 86)

(7) «Tel l'homme qui s'apprête à sortir dans la nuit d'hiver se munit d'une lumière et allume la flamme du feu brillant dans la lanterne qui le défend contre les vents soufflants de toutes les directions. Et la lumière, jaillissant au-dehors, aussi loin qu'elle porte, éclaire la nuit de ses rayons jaillissants. Tel le feu naturel, enfermé dans les membranes de l'oeil, perce la ronde pupille aux fines tuniques dont l'humidité est traversée par les pores merveilleux; ces tuniques protègent l'oeil contre la masse de l'eau environnante et le feu, jailissant au-dehors, aussi loin qu'il porte...». (fr. 84; v. Dumont, p. 214)

(8) «Les deux yeux ne donnent qu'une seule vue». (fr. 88)

(9) «L'oreille, semblable à une cloche». (fr. 99)

(10) «Ainsi tout ce qui vit a reçu en partage la respiration et l'odorat». (fr. 102)

(11) «L'intelligence se nourrit dans les flots du sang bouillonnant. C'est principalement de là que vient ce qu'on appelle la pensée humaine; car le sang qui afflue autour du coeur est proprement la pensée». (fr. 105)

(12) «L'audition se produit par le choc du souffle sur le cartillage qu'il dit suspendu à l'intérieur de l'oreille comme un battant de clochette». (Selon Aetius, p. 140 de Voilquin)

(13) «Les odeurs s'introduisent lors des mouvements d'inspiration des
poumons;...». (Selon Aetius, Voilquin, p. 140)

(14) «Voici comment tout ce qui est animé inspire et expire; chez tous les
êtres, de petits canaux vont, à travers les chairs, jusqu'à la surface du corps et viennent déboucher à la partie saillante du nez par de fins et nombreux conduits qui retiennent le sang et fournissent à l'air de multiples entrées et un passage facile. Aussi quand le sang léger s'en est retiré, l'air en bouillonnant y pénètre à flots pressés; quand le sang s'y précipite à nouveau, l'air est expiré. Telle une jeune fille qui joue avec une clepsydre faite de cuivre clair; elle plonge dans le corps ténu de l'eau d'argent l'orifice du tuyau, après y avoir posé sa main délicate; mais l'eau ne peut entrer dans l'intérieur du vase, car la masse d'air qui se trouve dans mille petits conduits la repousse jusqu'à ce que le grand tuyau soit ouvert. Alors, l'air disparaissant, la masse d'eau peut pénétrer à l'intérieur. De même, quand l'eau remplit le vase de cuivre et que l'orifice du tuyau se trouve bouché par la main, l'air, faisant pression du dehors au dedans, refoule le liquide à la porte de l'étroit passage qu'il ferme à son sommet jusqu'à ce que la jeune fille retire la main. L'air pénètre dans le sens contraire à celui que nous avons indiqué tout à l'heure et la masse d'eau s'écoule. Il en va de même pour le sang léger entraîné par les membres. Quand, refluant, il pénètre à l'intérieur du corps, aussitôt le flot bouillonnant de l'air se précipite à sa suite. Quand le sang afflue, à nouveau l'air se trouve expiré d'autant». (fr. 100)

(15) «Empédocle tient la même théorie au sujet de tous les sens, affirmant que la perception se produit lorsqu'une chose convient aux canaux de n'importe quel sens. (...) un seul sens ne peut porter un jugement sur les objets d'un autre, car les canaux des uns sont trop larges, d'autres sont trop étroits pour l'objet perçu, de sorte que certaines choses passent tout droit sans provoquer le contact tandis que d'autres ne peuvent même pas
entrer» (Selon Théophraste, de sensu [in Kirk - Raven - Schofield, p.333])

Fragments d'Héraclite d´Éphèse (vers 475 av J.-C.):

(1) «Les yeux sont de meilleurs témoins que les oreilles» (fr. 101a)

(2) «Si toutes choses devenaient fumée, on connaîtrait avec les narines» (fr. 7)

Opinion de Démocrite (vers 420 av. J.-C.):

«La vision, d'après Démocrite, se produit par l'image; (...) il ne la fait pas produire immédiatement par la pupille, mais l'air, entre l'oeil et l'objet, recevrait une conformation en se resserrant sous l'action de l'objet vu et du voyant; car toute chose émet constamment un certain effluve. Puis cet air, ayant ainsi pris une forme solide et une couleur différente, fait image dans les yeux humides; car ce qui est dense ne le reçoit pas, ce qui est humide le laisse pénétrer. Aussi les yeux mous sont-ils meilleurs pour voir que les durs; il faut que la tunique extérieure soit aussi mince et aussi résistante que possible, que l'intérieur de l'oeil soit très mou, sans chair serrée et dense, même sans liquides épais et gras, qu'enfin les veines dans les yeux soient droites et vides de façon à prendre une forme semblable à l'effigie, car chaque chose est surtout connue par les pareilles. (...)» (Selon Théophraste, de sensu, [Voilquin, p. 194])

«Les regardantes observées»; «Les langues savoureuses»; Les entendants branchés»; gracieuses odorantes»; Les caressés bienaimés»: ainsi vont - et vont dans l'ordre chronologique - les titres des 5 polyptyques.

Il semble y avoir pour ces titres la possibilité d'y lire une double direction. «Les regardantes observées» nous suggèrent un regard qui est regardé, qui se voit, comme ce qui serait énoncé par Merleau-Ponty lorsqu'il distingue (texte 1) le vécu, qui est ici «Les regardantes», et la distance, qui est dans «observées»; dans les termes de Monique Girard non seulement ce qui est vu est visible mais le voyant voit parce qu'il est visible. C'est chez Merleau-Ponty ce fait de voir parce qu'on est au «milieu du visible» et que voyant et visible se confondent, sont la même chose. Ce qui se retrouve lorsque pour décrire sa démarche, Monique Girard écrit qu'elle «travaille dans l'espace du tableau avec la matière picturale à la recherche de l'envers de nos cinq sens». Il y aurait donc un endroit: d'ailleurs un Communiqué sur Orifices nous parle «d'une double approche du corps et de nos cinq sens. De leur envers et de leur endroit». Il y a donc bien en une seule "représentation" («du corps et de nos cinq sens»), «identité du rentrer en soi et du sortir de soi» de Merleau-Ponty; et ainsi qu'on le trouve chez Empédocle, la vision se fait en-dedans, lorsqu'il écrit «la lumière, jaillissant au-dehors (...) éclaire la nuit de ses rayons jaillissants» (7).

«Les langues savoureuses» est une autre image qui évoque l'intérieur et
l'extérieur, le dédoublement en ce qui sent (la langue, l'intérieur) et ce
qui est senti (l'extérieur) - mais senti par soi-même, donc se sentant - : en quelque sorte, si on reprend des expressions de Merleau-Ponty, l'agent humain est ainsi «le sensible même venant à soi», c'est-à-dire le monde sensible qui se réalise, et ce sensible est «une extension de sa chair». On peut en quelque sorte faire se correspondre «Les langues savoureuses», ou moi le savourant je suis aussi le savouré, avec «moi le voyant je suis aussi visible». Comme l'oeil peut voir parce qu'il se voit, «comme le corps [qui]
sens le monde en se sentant»
(4). On ne sent pas le monde mais on se sent sentant le monde.

Dans sa présentation pour son «Installation» Monique Girard» écrit: «Orifices: la circulation du sens par les sens». Dans un communiqué antérieur sa démarche est ainsi par elle résumée: «Monique Girard travaille dans l'espace du tableau avec la matière picturale à la recherche de l'envers de nos cinq sens. Elle explore l'espace non visible qui lie l'être humain et l'univers». Cela me fait concevoir qu'elle désire illustrer ce que les poètes-philosophes-savants présocratiques tentaient de décrire, comme on le voit chez Empédocle. On voit bien notamment par le fr. 100 (14) et par le texte de Théophraste (15) - qui rapporte une opinion d'Empédocle - , qu'en décrivant les sens et la perception il veut décrire le couplage de l'agent humain et du monde, et qu'il suppose que ce couplage est réalisé parce que les mêmes éléments se trouvent en dedans et en dehors (1). Dans la poésie scientifique d'Empédocle, la production de la nature et des êtres du monde sensible est le fait de la divinité - «la divine Aphrodite forma les yeux infatigable» - , et est comparé au travail du peintre -«Comme les peintres...» (4) - : En effet, les êtres formés (2 et 3) le sont par un mélange d'éléments, et dans le poème les couleurs des peintres sont comparés à ces éléments; est de plus esquissée une théorie de la relation entre le vivant qui respire et qui sent (10) , et entre le sang qui reflue, vers l'intérieur du corps, et qui afflue, vers l'extérieur, et entre le sang - «les flots du sang bouillonnant» - et la «pensée» (14 et 11). Nous ne sommes pas très loin de ce «corps [qui] sent le monde en se sentant» de Merleau-Ponty (4), ni, par le «sang qui afflue autour du coeur» et «qui est proprement la pensée» (Empédocle, 14 et 11), de cette thèse du même Merleau-Ponty selon laquelle «mon corps qui est l'un des visibles se voit aussi lui-même et, par là, se fait lumière naturelle ouvrant au visible son intérieur, pour qu'il y devienne mon paysage, réalisant, comme on dit, la miraculeuse promotion de l'Être à la "conscience",...«(4). Ce qui ne veut pas dire autre chose que ce que dans ses mots Monique Girard décrit comme l'exploration de «l'espace non visible qui lie l'être humain à l'univers». (citation ci-haut), ce que le philosophe appelle «l'Être» n'étant au fond rien d'autre qu'un terme apte à unifier et englober absolument tout ce que l'on peut concevoir ou imaginer comme ayant quelque réalité ou existence. Cet Être est en fait «l'espace non visible», et son exploration, ici par l'artiste, est une contribution de la promotion de cet Être à la conscience.

En fait les dires et les oeuvres de l'artiste nous invitent à associer l'activité dans l'art et l'activité dans la nature, comme le fait Empédocle lorsqu'il compare le peintre qui mêle les couleurs à la divinité ou à la nature qui mélange les éléments.Et comme la nature mêle les éléments, Monique Girard, à sa manière particulière, mêle les divers arts, à savoir sa peinture, les mouvements de danse de Brigitte Graff, les musiques d'Allen Harris. Au moyen de ces médiations entre les agents humains et le monde sensible sont touchées les diverses sensations humaines, plus visibles que la perception qui mystérieusement les joint et en est comme l'invisible et implicite finalité. Et si on regarde les tableaux de l'artiste on y saisira un mouvement vers la forme - qui est réitéré dans les chorégraphie de Brigitte Graff et dans des moulages de verres suspendus - mais à mon avis y prédomine un foisonnement de l'informe, comme si on trouvait là un effort pour aller vers le visible ou les formes à partir de l'invisible, de «la chair du présent et du monde».

Que ces travaux nous entraînent à parcourir le monde, comme les Grecs, avec des «YEUX INFATIGABLES», pleins d'une «FLAMME JOYEUSE», cadeaux de «LA DIVINE APHRODITE»!


Notes
1. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.
Dans tout le présent texte, les caractères gras et les majuscules d'insistance sont de moi. 2. Pour aller au plus simple et au plus accessible j'ai surtout cité les textes des présocratiques tels qu'on les trouve dans Les penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, traduction, préface et notes par Jean Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. J'ai cependant quelquefois renvoyé à des éditions plus récentes, comme Les école présocratiques . Édition établie par Jean-Paul Dumont, (Collection Folio/Essais), Paris, Gallimard, 1991 et G. S. Kirk - J. E. Raven - M. Schofield, Les philosophes présocratiques, une histoire critique avec un
choix de textes, (traduit de l'anglais par Hélène-Alix de Weck sous la direction de Dominic J. O'Meara) , Éditions universitaires de Fribourg, Suisse/ Éditions du Cerf, Paris, 1995. 3. J'ai un peu modifié la version donnée par Jean-Paul Dumont, pp. 191-192; v. aussi Kirk - Raven - Schofield, pp. 315-316.

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