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Vera Frenkel, …du transit bar , 1994

Vera Frenkel
…du transit bar, 1994

Vera Frenkel, …du transit bar ,  1994

Vera Frenkel
…du transit bar, 1994


Vera Frenkel, …du transit bar , 1994

Vera Frenkel
…du transit bar, 1994

Vera Frenkel, …du transit bar , 1994

Vera Frenkel
…du transit bar, 1994

Vera Frenkel, …du transit bar , 1994

Vera Frenkel
…du transit bar, 1994




 

Jean Gagnon

Source: Vera Frenkel: …from the Transit Bar / …du transit bar (Toronto: The Power Plant; Ottawa: Musée des beaux-arts du Canada, 1994) 19-25.

Reproduit avec la permission du Musée des beaux-arts du Canada.

Les images illustrant ce texte proviennent...du transit bar, collection Kassel et Toronto, reproduites avec permission de l'artiste.

Nous sommes tous en définitive des
récits en quête d'un narrateur, de
quelqu'un qui se souvienne.1

Nous racontons des histoires parce que
finalement les vies humaines ont besoin et
méritent d'être racontées… Toute l'histoire
de la souffrance crie vengeance et appelle récit.2

Depuis longtemps, Vera Frenkel a exploré la narration à travers de nombreux projets vidéographiques : des vidéogrammes narratifs jouant souvent sur l'ambiguïté entre le fictif et le réel; des installations dont les vidéos ne sont qu'une composante qui démontre l'intérêt de l'artiste pour les questions liées au langage, et sa réflexion «sur la transformation de l'expérience en récit3.» Nous pouvons aussi nous rappeler l'histoire assez surprenante relative à Cornelia Lumsden, l'un des personnages de Frenkel, et de cette femme qui un jour, lors d'une conférence de l'artiste à Montréal, l'interpella en lui demandant: «De quel droit utilisez-vous mon nom dans vos oeuvres? Moi et ma famille aimerions savoir.» L'art coïncide étrangement avec la vie!

Si une part du projet artistique de Vera Frenkel, comme de plusieurs autres artistes en vidéo, est de jouer de ce rapport entre l'art et la vie, entre le fictif et le réel, entre l'artifice et l'authenticité, …du transitbar établit plutôt un continuum à l'intérieur de ces oppositions. Cette oeuvre reformule avec une clarté remarquable bien que subtile le long débat des avant-gardes artistiques du XXe siècle qui interrogent la vie quotidienne et la sphère du politique. Nous ne reviendrons pas sur toutes les stratégies à l'oeuvre dans cette recontre et cette confrontation, mais nous pouvons résumer en remarquant que ce débat repose soit sur la violence contre les institutions et les conventions (artistiques, sociales ou politiques), soit sur une revendication exacerbée de l'autonomie artistique. Mais ici dans le transitbar de Vera Frenkel sont requestionnées les balises du rapport de l'art à la vie quotidienne en s'appuyant sur le filon plus riche de l'enchevêtrement narratif. Ce terme désigne la relation du vécu aux histoires que nous racontons et inventons. Par cet enchevêtrement, il y a contamination entre réalite vécue et fiction, entre mémoire et invention, entre le souvenir, l'attente et l'anticipation. Cette notion d'enchevêtrement, nous l'empruntons à l'herméneutique narrative de Paul Ricoeur, qui en donne comme exemple le juge qui s'emploie à comprendre un cours d'action criminelle en défaisant l'écheveau d'intrigues dans lequel le suspect est impliqué.

Cette notion, bien qu'elle ne soit pas au coeur des thèses de Ricoeur sur la dynamique du temps raconté, demeure néanmoins opératoire dans la compréhension du transitbar puisqu'elle fait la jonction entre ce qui relève du réel et de la vie des visiteurs prenant un verre et placotant entre eux, et ce que l'artiste induit dans l'espace par des récits et des histoires qui se font entendre par les canaux vidéographiques. Frenkel a su exprimer, de façon plus élaborée, ce que Ricoeur a formalisé au niveau philosophique. Ricoeur parle d'une «structure pré-narrative de l'expérience» ou d'une «narrativité inchoative4,» se rapportant à notre propension à batir des histoires, à se raconter des histoires avec toute la duplicité que cette expression recelle, enfin toutes les situations qui offrent un ancrage au récit à même les matériaux et les recontres de la vie quotidienne ainsi que dans le contexte de l'anonymat social, ou s'invente un tas de choses sur des inconnus. L'enchevêtrement devient donc le point giratoire d'une oeuvre comme … du transitbar, point par lequel s'effectuent les échanges et les déplacements entre les deux ordres du réel et du fictif.

Une autre dimension importante de l'ensemble des vidéogrammes de Frenkel, magnifiée et centrale dans le transitbar, réside dans l'oralité. L'utilisation d'un médium électronique comme la vidéo entraine l'artiste dans les champs de l'oralité médiatisée dont parle Paul Zumthor5. Seulement, si l'oralité est valable sur le plan artistique et vidéographique en liaison avec l'articulation du réel et du fictif, ce sera parce qu'elle permet d'établir la structure d'appel de l'oeuvre, que le visiteur/spectateur est interpellé comme allocutaire par le visage et la voix de quelqu'un sur l'écran qui s'adresse à lui et parce qu'il peut y participer dialogiquement.

Le visiteur/spectateur baigne là dans un milieu culturel (celui du bar) avec ses connotations de rencontre, de solitude mise en partage, de situation provisoire, devant un discours intentionnel qui lui est adressé par l'artiste et figuré par les portraits, les personnes apparaissant et disparaissant d'un moniteur à l'autre. Le bar représent donc un lieu de passage et de rencontres, un lieu structuré par une «intimité transitoire», selon la belle expression de Frenkel. Cette intimité, faite de l'enchevêtrement des durées singulières avec leurs «profondeurs» privées, constitue la réalité par recouvrement des histoires relatées de chacun.

Dans une exposition qui portait sur l'oralité6, nous avions fait ressortir que la nature rétroactive du dispositif vidéographique (instantanéite et relation de miroir) incitait les artistes à se présenter ou à jouer eux-mêmes, endossant des personae. Mais dans le transitbar, Vera Frenkel laisse toute la place à d'autres visages et à d'autres voix, permettant un jeu sur l'équivoque entre ce qu'une personne est et ce qu'elle en dit et en donne à voir, entre la personne et la persona (fabrication éminemment sociale). Une ambiguïte persiste quant à la véracité des choses dites et la sincérité des visages qui nous parlent, tout comme un jeu persiste dans l'endossement des signes identifiables à des roles et des voix empruntées.

Dans ce bar il y a donc à entendre et à lire (un journal est publié qui reprend des réflexions de l'artiste et certaines des choses dites dans les vidéos) confirmant ainsi que l'oralité médiatisée est lettrée, elle relève d'un imaginaire lettré où les écrits ont une part importante. On peut entendre les témoignages, confidences et récits des personnes médiatiques et celles de personnes réelles avec nous ou à côté de nous, les deux se contaminant. Il y a des voix et des langues connues ou inconnues - yiddish, polonais, langues minoritaires ou marginales - sont parlées, orales, tandis que les trois langues impérialistes et dominantes - le français, l'anglais et l'allemand - sont délivrées par les sous-titres et ne donnent qu'une compréhension partielle de ce qui est dit. Cela rehausse le facteur d'étrangeté et d'inadéquation que le visiteur peut ressentir dans une impression de transit réel ou imaginaire.

Le bar est un espace d'oralité; la première forme de la rencontre et la première forme du toucher7 procéderont par la voix comme résonance du corps et marquage de sa présence. L'oralité est ainsi l'insigne de la présence, mais surtout ce par quoi est qualifié le présent; du même souffle, représentation et immédiateté. Car dans ce bar s'échangent des récits et s'entament des conversations qui structurent et occupent le présent. Ce qui se dit là n'est certes pas indifférent, de même que le choix des cinq langues; récits d'exils et de déplacements forcés ou volontaires, histoires sur l'appartenance à des communautés ou sur les difficultés de la communauté, anecdotes relatant les inadéquations de l'individu à son environnement. Cette parole construit l'espace d'un présent de la mémoire personnelle mise en partage et devenant un présent historique comme espace commun d'expérience.

L'oralité et la structure d'intimité dans laquelle le visiteur est impliqué par les portraits vidéographiques installent le transitbar dans le présent qui n'est pas, comme la présence, une catégorie spatiale et visuelle mais une catégorie temporelle de l'agir et du souffrir, ce qui s'exprime par des récits, des histoires et des anecdotes dans les conversations du bar. Le bar est l'espace du présent, espace de l'initiative et des récits qui en sont l'expression, espace où s'enchevêtrent le passé, le présent et le futur. Car le présent transitoire du bar de Vera Frenkel, le présent manifeste de l'énonciation orale est lui-même investi des trois dimensions du temps : le passé grâce au souvenir, le présent sous le signe de l'intempestif, et le futur dans l'anticipation et l'attente.

L'oralité, selon Zumthor, suppose aussi une performance, entrainant par conséquent un face-à-face, la parole vive, et repose autant sur l'expressivité du timbre de la voix que sur celle du visage qui la proclame. La performativité orale a pour fonction, comme le langage, l'approche et l'appel de l'autre, la provocation et la demande. La mise en scène de l'oralité médiatique, de la dimension de la parole et du visage humain, est en occurrence, l'une des stratégies importantes que les artistes utilisent en vidéo8. Cette stratégie formelle permet plusieurs choses : une posture spectatorielle ou l'utilisation du gros plan du visage et l'adresse directe au spectateur permet d'encoder une structure d'intimité faisant appel au visiteur sous la guise d'une rencontre; l'oralité permet de faire intervenir la mémoire et l'histoire, l'identité dans ses rapports à une communauté d'origine ou les ruptures et transformations de cette identité selon les avatars de l'histoire, ou encore les rapports de l'identité personnelle à l'imaginaire; enfin, cette stratégie entraîne une articulation de l'identité privée et de la présentation publique de soi et des jeux possibles entre les deux, endossement de personae, authenticité et mensonge confondus.

Par ces récits, ces conversations et ces dialogues, par ce sens du présent, l'oralité implique la co-présence d'un locuteur et d'un allocutaire constituant une situation de discours. Mais ce discours est lui-même fictionnel, et en cela l'oeuvre de Frenkel maintient une séparation de second degré entre la vie (le bar) et l'art (les éléments vidéographiques, les portraits médiatiques, la «thématique») tout en l'abolissant par l'enchevêtrement narratif. En tant que discours artistique, l'oeuvre est fictionnelle, seconde par rapport à l'expérience dela vie quotidienne et pratique. Sa structure d'appel repose sur une intimité transitoire et médiatisée, sur un dialogisme de type conversationnel composé de récits, d'anecdotes et de témoignages qui naissent et disparaissent, créant des histoires sans narrateur. Nous pourrions ainsi affirmer que les énoncés oraux et ce qu'ils affirment effectuent une synthèse entre les récits et le discours dans une situation imaginaire de communication .9

Le bar est un espace commun d'expérience qui conjoint visiteurs et personnes médiatiques parlant sur les écrans. Les discours qui s'y tiennent ne sont ni contraignants ni univoques, l'espace d'expérience peut être parcouru de multiples façons et implique le partage des voix, la démultiplication des intentions réciproques de l'oeuvre et du visiteur, des visiteurs entre eux et des visiteurs en relation avec les personnes médiatiques. L'espace d'expérience est aussi l'articulation d'un certain horizon d'attente ouvrant les possibles et tourné vers d'autres initiatives. Le transitbar figure bien ce rapport complexe entre l'espace d'expérience - lieu d'attente partant des initiatives du présent pour le dépliement de perspectives diverses. C'est en quoi la métaphore du wagon-bar est ici pertinente, puisqu'elle suggère à la fois l'échange des paroles dans un présent mobile et le déplacement vers un avenir choisi, parfois incertain comme la migration.

Ricoeur encore une fois signale que «seul celui qui peut s'élancer vers le futur par le souci - lequel enveloppe le désir, la crainte, l'attente et la fuite - peut aussi se retourner vers le passé, par la mémoire, le regret, le remords, la commémoration ou l'exécration - et ainsi revenir sur le présent, comme l'aspect du temps où s'échangent l'attente et la mémoire. Sous le premier rapport, le présent est une origine, sous le second, un transit10

Dans les discussions théoriques sur l'oralité, on oppose souvent les sociétés traditionnelles sans écriture, ou la communauté de parole supplante les volontés individuelles dans le partage des savoirs sociaux à notre monde où l'écriture et l'imprimerie ont permis l'émancipation de la volonté et de la liberté individuelle et la conception de la conscience personnelle. On note souvent également que les médias électronique génèrent un nouvel environnement basé sur des permutations spatio-temporellees - le téléphone par exemple - où une oralité nouvelle peut se manifester c'est là l'une des thèses célèbres de McLuhan qui parlait de «village global», mais nous nous rendons mieux compte maintenant de la part d'utopie que recélait cette idée. Mais il n'est pas surprenant non plus de voir des artistes comme Vera Frenkel créer des espaces d'oralité dans lesquels interviennent des médias comme la vidéo, ravivant la nature orale du lien social. Ultimement, si l'oralité met en cause les liens de l'individu à la communauté, si la mémoire personnelle se connecte à des mémoires collectives, les artistes, et certainement le transitbar, montrent cette tentative, veulent régénérer notre lien à des traditions vivantes que nous portons sans bien souvent le savoir, qui relèvent des origines de chacun et de nos déplacements à la fois dans l'espace et dans nos consciences; ce qui du passé personnel ou historique nous affecte encore et que nous reformulons par la parole et l'action. En somme, ce que …du transitbar nous fait le mieux remarquer, c'est que l'identité de chacun n'est plus chose assurée mais bien une choses mise en partage, qui doit être réarticulée dans la mouvance des mémoires, dans la diversité des provenances et dans l'échange des paroles.


Jean Gagnon est le directeur des Programmes à la Fondation Daniel Langlois pour l'Art, la Science, et la Technologie depuis février 1998. Auparavant, il était assistant conservateur en arts médiatiques au Musée des Beaux-arts du Canada entre 1991 et 1998, où il était responsable de la programmation et de l'acquisition des œuvres pour la collection en cinéma, en vidéo, et en nouveau média. Il a été le conservateur pour les expositions suivantes: The Body of the Line: Eisenstein's Drawings, Daniel Dion: Path, Vera Frenkel ...From the Transit Bar, Video and Orality, Video Sonority: Video Born of Noise, Lynn Hershman: Virtually Yours et Luc Courchesne: Interactive Portraits. Ses essais critiques ont été publiés au Canada et à l'étranger dans des catalogues d'exposition et dans des publications majeures telles que Artintact 2 (Cantz Verlag et ZKM, Allemagne) et Clicking In: Hot Links to a Digital Culture (Seattle: Bay Press), entre autres.


Notes

1. Lisa Steele, «Committing Memory», dans Vera Frenkel : Les Bandes Vidéo/The Videotapes, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1985.
2. Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 115.
3. Cité dans Vera Frenkel : Les Bandes Vidéo/The Videotapes, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1985, p. 33.
4. Paul Ricoeur, op.cit., p. 113.
5.Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.
6. Musée des beaux-arts du Canada, Vidéo et oralité / Video and Orality, 1992-1993. Voir brochure d'exposition, texte de Jean Gagnon, 20 pages.
7. Notons ici la duplicité de ce mot qui peut vouloir dire aussi bien le contact concret que l'atteinte affective.
8. Nous pensons ici, entre autre, à Patternity (1990) de Sara Diamond. Voir notre texte du catalogue Sara Diamond : Mémoires ravivées, histoire narrée / Memories Revisited, History Retold, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1992. Nous pensons aussi à The Board Room (1987) de Muntadas ou aux oeuvres interactives de Luc Courchesne, Portrait no I/Portrait No. I (1990) et Portrait de famille / Family Portrait (1993). Chacune de ces oeuvres, à sa façon, repose sur l'oralité et le dialogisme médiatique de la vidéo avec, dans le cas de Muntadas, une référence directe et critique à la télévision.
9. On pourra se référer à l'article de Claude Filteau «Fiction et oralité» paru dans Oralités - Polyphonix 16, Inter éditeur et le Centre de recherche en littérature québécoise, Québec, 1992, p. 73-86.
10. Paul Ricoeur, Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, II, Paris, Seuil, coll. Esprit, 1986, p. 262.

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