Le 19 octobre, 1999
Monsieur Joseph Facal
Ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes
Secrétariat aux Affaires intergouvernementales canadiennes
875, Grande Allée Est, bureau 3 100
Québec (Québec)
G1R 4Y8
Monsieur le Ministre,
Lors de votre allocution du 6 octobre dernier au Mont-Tremblant, vous avez reproché au
Gouvernement du Canada d'endosser ce que vous considérez comme être trois «sophismes»,
soit 1) que la question référendaire de 1995 n'était pas claire, 2) qu'une majorité de
50 %+1 n'est pas un seuil suffisant pour briser un pays et 3) qu'il est normal qu'il soit
plus difficile de se séparer que de s'unir. Ce ne sont pas des «sophismes». Au
contraire, il s'agit de faits conformes à la pratique internationale. Les exemples mêmes
que vous citez le prouvent.
Commençons par le besoin de clarté d'une éventuelle question sur la sécession.
Depuis la création de l'ONU et hors du contexte colonial, il y a eu 13 cas de
référendums ayant été tenus dans le cadre de processus qui ont mené à une
sécession. Dans chacune des questions posées lors de ces 13 référendums, on a utilisé
les termes «indépendant» ou «indépendance», contrairement aux questions ambiguës
posées lors des référendums de 1980 et 1995 au Québec. Compte tenu de la pratique
internationale, messieurs Ryan et Trudeau en 1980 et Johnson et Chrétien en 1995 ont eu
raison de critiquer le libellé des questions référendaires péquistes.
Ce ne serait pas respecter les Québécois que de remettre en cause leur appartenance
au Canada en s'appuyant sur le résultat d'un vote portant sur une question
ambiguë.
Abordons maintenant la majorité requise pour briser un pays. Je vous ferai grâce de
la liste des pays qui interdisent carrément la sécession. Pour s'en tenir à ceux qui
étaient représentés à la conférence de Mont-Tremblant, la majorité d'entre eux
insistent dans leur Constitution sur leur intégrité territoriale (dont la France,
l'Italie, l'Espagne et les États-Unis) et seulement deux prévoient une procédure
formelle de sécession. C'est dire à quel point votre plaidoyer pour «la sécession à
50 %+1» a dû paraître incongru à votre auditoire.
Quant aux référendums qui ont été tenus sur la sécession, vous n'en avez trouvé
qu'un seul où a été requise une majorité plus exigeante que 50 %+1 : le référendum
tenu à Nevis en 1998 qui exigeait une majorité des deux tiers. Permettez que je vous en
signale quatre autres. Une majorité d'au moins 75 % des voix exprimées a été requise
en Islande pour la dissolution de son union avec le Danemark, en 1944. La Slovénie en
1990, la Lettonie et la Lituanie en 1991, ont toutes exigé qu'une majorité des
électeurs admissibles à voter appuie l'indépendance lors de leurs
référendums.
Chez nous, il n'y a pas de seuil majoritaire légal pour un référendum, quel que soit
son objet. Tant en droit québécois qu'en droit fédéral canadien, un référendum est
une consultation populaire dont le résultat doit être évalué par les autorités
politiques. C'est ce qui a permis à la ministre des Affaires municipales du Québec,
madame Louise Harel, d'ignorer en toute légalité le résultat d'un référendum récent
tenu, oh coïncidence!, à Mont-Tremblant, dans le cadre duquel une majorité de 96 %
s'est dégagée contre le projet de fusion avec une municipalité voisine.
Aussi bien, quand vous affirmez que 50 %+1 est la règle pour faire sécession du
Canada, vous inventez un droit qui n'existe pas. Votre position n'a aucun fondement
légal.
En plus d'être non fondée en droit, la détermination de votre gouvernement à tenter
une sécession à partir d'une majorité aussi faible est surtout irresponsable sur le
plan politique, comme l'atteste encore une fois la pratique internationale. Dans chacun
des 13 cas de sécession auxquels j'ai fait allusion plus haut, la majorité obtenue a
été supérieure à 70 % des voix exprimées. La moyenne de ces majorités dépasse 90 %.
Ces référendums n'ont pas divisé ces populations sur un enjeu aussi délicat qu'une
sécession. Au contraire, ils ont confirmé officiellement un consensus évident en faveur
de la sécession. Les autorités politiques pouvaient anticiper que la sécession allait
recueillir l'appui d'une majorité claire. Si le gouvernement auquel vous appartenez
s'engageait à ne tenir un référendum qu'en présence d'un consensus évident en faveur
de la sécession, il serait moins nécessaire de s'entendre à l'avance sur un seuil de
majorité claire.
Dans les cas où la majorité référendaire a été moins importante, la tentative de
sécession a échoué. On peut mentionner l'Australie occidentale en 1933 (majorité de
66,2 % pour la sécession), les Îles Féroé en 1946 (majorité de 50,7 % en faveur de la
sécession du Danemark) et le cas déjà cité de Nevis en 1998 (majorité de 61,7 %).
Plusieurs des référendums que vous mentionnez ont eu lieu dans un contexte colonial,
situation qui n'est bien sûr pas la nôtre. Il existe une forte présomption au sein de
la communauté internationale, et de l'ONU en particulier, en faveur de la fin du lien
colonial, conformément d'ailleurs au droit international. Pourtant, même dans les cas de
décolonisation, il est arrivé que des majorités qualifiées soient exigées, comme dans
le cas des Bermudes, l'un des exemples que vous citez.
Vos autres exemples nous renvoient soit à des référendums qui n'ont jamais eu lieu,
et qui sont donc tout à fait hypothétiques, soit à des référendums dont l'enjeu
n'était pas la sécession, telle la consultation de 1998 en Irlande du Nord. Or, même ce
dernier cas démontre à quel point il est difficile d'effectuer des changements majeurs
en s'appuyant sur une majorité incertaine. Le principal leader protestant et un des
artisans de l'Accord du Vendredi Saint, M. David Trimble, a déclaré que «si l'appui à
l'Accord est sous les 60 %, je pense que nous sommes en difficulté. Si nous obtenons un
oui au-dessus de 70 %, nous serons en bonne position.» [TRADUCTION]. Soixante et onze
pour cent des voix exprimées se sont prononcées en faveur de l'Accord, lequel, même
avec cet appui référendaire, éprouve bien des difficultés d'application.
J'en viens maintenant à votre troisième argument, selon lequel il n'y a pas de
précédent international qui permet de fixer un seuil de majorité plus élevé pour
quitter un pays que pour y entrer. Vous êtes contredit par l'exemple même que vous
citez, celui de Porto Rico. Vous rappelez que la majorité simple des voix a été le
seuil envisagé par Porto Rico pour devenir un état des États-Unis.
Cependant, le projet de loi débattu au Congrès américain prévoyait que le bulletin
de vote de tout référendum à venir devait indiquer clairement aux électeurs
portoricains qu'un vote pour devenir un état était un vote en faveur d'une «union
permanente» avec les États-Unis. La Cour suprême des États-Unis a en effet établi que
la fédération américaine est indivisible. Porto Rico pouvait penser devenir un état
des États-Unis avec un appui de 50% + 1, mais ne pourrait par la suite faire
sécession.
En somme, la déclaration du Premier ministre Trudeau le 14 mai 1980, à l'effet qu'un
oui à la question référendaire, telle que formulée, mènerait à une «impasse» et
exclurait toute possibilité de négociation, et celle du Premier ministre Chrétien, le
19 septembre 1995, selon laquelle «dans un pays comme le nôtre, il serait irresponsable
de reconnaître qu'une simple majorité, à un moment donné, permet de disloquer un
pays» sont tout à fait conformes à la pratique internationale. L'examen des exemples
mêmes que vous citez devrait vous convaincre que le gouvernement auquel vous appartenez
ne devrait tenir un référendum sur la sécession qu'en présence d'un consensus évident
en faveur de ce projet. Dans de telles circonstances, tant la question claire que la
majorité claire couleraient de source et votre gouvernement ne chercherait pas à
embrouiller les choses.
Mais ces circonstances n'existent manifestement pas. L'incertitude référendaire, avec
ses coûts et ses pertes d'énergie, n'a pas sa raison d'être, alors même que les
Québécois veulent demeurer Canadiens. Il serait de beaucoup préférable que nous soyons
libérés de cette incertitude, afin de consacrer tous nos efforts à l'amélioration de
notre qualité de vie et aux défis sociaux et économiques qui commandent toute notre
attention, toute notre unité.
La Cour suprême du Canada a défini deux grands principes dans son avis du 20 août
1998 : la clarté, mais aussi la légalité. Cette lettre traite du principe de la
clarté. Mais en ce qui a trait au deuxième grand principe, celui de la légalité, votre
déclaration du 6 octobre dernier, rapportée dans le National Post, dans laquelle vous
affirmez que votre gouvernement est disposé à tenter une sécession unilatérale,
laquelle n'a pas de fondement juridique, est aussi très préoccupante pour quiconque a à
coeur la société québécoise. J'espère que votre gouvernement se ressaisira et
garantira aux Québécois que jamais il n'envisagera
de les précipiter dans une tentative de sécession sans filet de sécurité juridique.
Il est peu de choses plus dangereuses en démocratie qu'un gouvernement qui se place
lui-même en dehors du droit. Les Québécois ont le droit de ne jamais se retrouver dans
une situation aussi inacceptable.
Veuillez agréer, Monsieur le ministre, l'expression de mes sentiments
distingués.
Stéphane Dion
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