Notes pour une allocution au
« Celebration of Canada Stampede Breakfast »
Calgary (Alberta)
le 6 juillet 1996
Je suis très heureux d'être ici à Calgary et de participer avec vous à ce
petit-déjeuner Stampede Canada. Pour quiconque a grandi en lisant des bandes
dessinées, comme Lucky Luke - l'homme qui tire plus vite que son ombre -
assister au Stampede de Calgary, c'est un peu retrouver un rêve d'enfance.
C'est un rêve qui devient réalité, particulièrement pour un enfant de la
ville de Québec, puisque, comme nos concitoyens de Calgary, nous aimons cette
atmosphère de carnaval. Je suis sûr qu'il y a bien des enfants de Calgary qui
rêvent de venir à Québec pour fêter notre Carnaval d'hiver. Il est donc
naturel que ces deux villes soient jumelées et que, chaque année, une
délégation de Québec vienne au Stampede, et qu'une délégation de Calgary
aille au Carnaval de Québec.
Je me suis laissé dire que le prince Charles, au cours d'un voyage en
Alberta alors qu'il était plus jeune, avait déclaré en avoir assez de
recevoir des chapeaux de cow-boy en cadeau. Eh bien, ce n'est pas mon cas,
puisque je n'en ai pas encore. Mais je ne désespère pas d'en avoir un jour.
Lorsque je suis venu à Calgary le mois dernier pour la conférence de la
Fédération canadienne des municipalités, le Premier ministre du Canada a
reçu un de ces chapeaux; je pensais bien en recevoir un moi aussi. On m'a
plutôt offert un très beau sac à dos. Je n'ai pas osé proposer un échange
à M. Chrétien dans l'avion qui nous ramenait! Mais, avec ou sans chapeau, je
tiens à remercier Pat Raymaker et Tony Friend de m'avoir invité à partager
avec vous mes idées sur l'avenir de notre pays.
En janvier dernier, quelques jours avant de devenir ministre, en réponse à
la demande du Premier ministre de me joindre à son équipe et d'aider à
préserver l'unité du pays, je suis venu en Alberta prononcer des discours à
Lethbridge et à Calgary à propos du référendum. J'ai alors été très ému
par la détermination des gens d'ici à vouloir garder le pays ensemble.
J'éprouve d'ailleurs ce même sentiment chaque fois que je viens en Alberta et
dans l'Ouest.
Je sais qu'il existe ici une ferme volonté de trouver le chemin de la
réconciliation. Partout au Canada, on semble n'entendre que des mots de
jalousie et de colère. Mais, bien qu'ils soient prononcés avec force, on sait
qu'ils proviennent d'une minorité. Nous n'allons pas pour autant renoncer au
Canada.
Je suis optimiste, car je sais que tous ensemble, avec la bonne volonté de
tous ceux qui croient en ce pays, nous réussirons à le garder uni.
Il est vrai que les Canadiens se montrent trop timides lorsqu'il s'agit de
faire valoir notre pays. Nous n'avons pas la corde patriotique très sensible.
Pour moi, c'est une vertu. Je n'aime pas les pays qui exultent un chauvinisme
excessif et un patriotisme inconsidéré. Cependant, nous ne devons pas avoir
peur de célébrer le Canada et ce que nous avons en commun en tant que
Canadiens. Nous savons tous que Sir Wilfrid Laurier a déclaré que le XXe
siècle serait celui du Canada. Habituellement, nous tournons cela en
plaisanterie -- Laurier a déclaré que le siècle nous appartiendrait, mais en
réalité c'est plutôt celui des États-Unis, diront la plupart des gens. Mais
pensez-y bien, peut-être que Laurier avait raison, après tout.
Il y a cent ans, le Canada n'avait pratiquement aucune industrie, et sa
population était très peu nombreuse, clairsemée à travers le continent.
Friedrich Engels, philosophe allemand et partenaire de Karl Marx -- qu'on ne
cite sans doute pas très souvent à Calgary -- disait du Canada que c'était un
chemin de fer en quête d'un pays. Eh bien, si l'on regarde une de ces villes
ferroviaires originales, comme Calgary, on peut dire aujourd'hui que ce chemin
de fer a trouvé son pays.
Ce pays est invariablement classé par les Nations unies et la Banque
mondiale au premier ou au second rang pour sa qualité de vie et son potentiel
économique.
Quand on se compare aux autres pays du monde, on constate que très peu de
citoyens d'ailleurs peuvent s'attendre à vivre aussi longtemps et de manière
aussi saine. Nous occupons l'avant-dernier rang pour ce qui est du taux de
mortalité infantile.
Nous jouissons d'une démocratie forte et d'un système judiciaire qui fait
l'envie de la plupart des pays de la terre.
Le Canada est l'un des cinq premiers pays de l'OCDE en termes de revenu de
PIB par habitant.
De 1960 à 1990, le Canada s'est classé deuxième parmi les pays du G-7 pour
ce qui est de la croissance économique, et premier au chapitre de la création
d'emplois.
Nos succès dans les domaines des arts, de la culture et des sports sont
connus à travers le monde. Cet été, nous allons tous applaudir les athlètes
qui nous représenteront à Atlanta. Calgary symbolise les réalisations du
Canada dans ces domaines, puisqu'elle a été l'hôte des Jeux olympiques
d'hiver en 1988, et qu'elle compte accueillir l'exposition universelle Expo
2005.
Il est vrai que nos taux de pauvreté et de chômage sont encore trop
élevés; malgré tout, le monde entier voit le Canada comme la terre promise,
un pays encore en devenir et plein de promesses.
Partout où nous allons à l'étranger, nous ressentons cette admiration pour
le Canada. En fait, on peut même l'entendre dans les expressions que les gens
utilisent.
Au Brésil, par exemple lorsqu'une personne a besoin d'éclairage, elle dit
qu'elle « allume le Canada ». En Pologne, on dit de quelqu'un qui a
remporté un succès financier qu'il a fait « un Canada ».
Au Yemen, les gens font le pain avec du « Canada », puisque ce
mot est synonyme de blé pour eux. Et en France, lorsqu'une personne veut
acheter des pommes, elle demande souvent des « Canada » --
c'est-à-dire des MacIntosh. Quand les Français veulent éteindre un feu de
forêt, ils utilisent nos avions de bombardement d'eau qu'ils appellent « Canadairs ».
Et je suis sûr que le « bras canadien » de la navette spatiale
donnera aux extra-terrestres du film « Independence Day » une
expression typiquement canadienne pour l'avenir.
Comment avons-nous réussi à occuper la place d'honneur dans tant de
domaines de l'activité humaine et économique? Comment se fait-il que nous
fassions à ce point l'objet d'admiration dans le monde?
La géographie et les conditions climatiques du Canada présentaient des
obstacles pour les premiers arrivants; mais ceux-ci les ont surmontés et en ont
tiré le meilleur.
La nature nous a donné un sol arable fertile, et un sous-sol riche en or et
en pétrole. Mais nous sommes allés au-delà de nos ressources naturelles :
et nous avons développé nos ressources humaines.
Après la Finlande et la Suisse, le Canada est le pays qui consacre le plus
d'argent à l'éducation. Aujourd'hui, nous avons le plus haut taux de
diplômés universitaires au monde.
Cette nation de défricheurs et de puiseurs d'eau domine aujourd'hui dans des
domaines comme le génie civil, la communication par fibre optique, les
transports publics et la recherche médicale avancée.
Quand je pense à toutes nos réalisations, je ne peux faire autrement que de
croire que nos institutions politiques y sont pour quelque chose.
Nous avons la chance d'être une fédération; car les fédérations -- et
cela est particulièrement vrai pour le Canada -- ont la capacité de concilier
les forces de la solidarité nationale et du respect de l'autonomie locale.
Nous avons le bonheur d'avoir comme langues officielles deux langues
internationales -- qui nous ouvrent deux fenêtres sur le monde; c'est un
véritable atout pour le Canada.
Il est heureux que notre esprit de tolérance et notre générosité aient
permis à nos immigrants de donner à ce pays le meilleur d'eux-mêmes.
Le Canada a reçu beaucoup du reste du monde; en retour, notre pays est un
bon citoyen du monde. Nous pouvons dire fièrement qu'en ce siècle qui
s'achêve, le Canada n'a jamais envoyé de troupes à l'étranger dans un but
d'agression, mais seulement pour faire cesser un conflit ou pour maintenir la
paix. Le Canada ne fait pas la guerre, il aide à bâtir la paix.
Je ne sais pas si le Canada est le meilleur pays au monde, mais il se peut
bien que ce soit le pays où tous les êtres humains ont la meilleure chance
d'être traités comme des êtres humains.
Et pourtant, malgré tous les avantages et tous les bienfaits dont nous
jouissons, notre pays est en pleine crise de confiance. Il est tragique de voir
qu'un pays qui a tant à offrir ose même penser à se briser. Pourquoi?
Malheureusement, nos débats longs et acrimonieux sur l'unité nationale et
la Constitution ont assombri l'humeur du pays et nous ont poussés à exagérer
nos problèmes et nos plaintes. Nous savons tous que le Canada est un pays
merveilleux; il est temps que nous le disions haut et fort.
J'ai déjà dit que le Canada était un pays qui fonctionnait en pratique,
pas en théorie. Si assez de Canadiens en viennent à comprendre leurs espoirs
et leurs craintes, leurs rêves et leurs aspirations mutuels; s'ils en viennent
à redécouvrir que notre pays fonctionne bien, et combien nous avons en commun
au plan pratique, il s'en dégagera un consensus national tel qu'il faudra moins
d'une demi-heure aux premiers ministres pour trouver la formulation officielle
pour le dire dans la Constitution.
On ne peut se contenter de blâmer les politiciens pour nos difficultés. Et
je ne dis pas cela parce que je suis moi-même en politique maintenant! Non,
nous devons tous faire notre part, en commençant par dire la vérité et par
nous comprendre les uns les autres.
Une des raisons pour lesquelles je suis entré en politique, c'est pour dire
la vérité telle que je la conçois à propos du Canada, même si certains ne
veulent pas l'entendre. Le fait est que les Québécoises et les Québécois
doivent reconnaître la valeur de notre fédération canadienne; et les
Canadiens des autres provinces doivent reconnaître la valeur du caractère
distinctif du Québec comme une caractéristique fondamentale de notre pays.
Aux Québécois, j'ai dit, et je répéterai que, malgré ce qu'ils ont pu
entendre de la part des politiciens séparatistes et des médias, ce n'est pas
vrai que le Canada est une fédération exagérément centralisée.
Ce n'est pas vrai que le Canada ne peut pas changer -- il suffit de regarder
les changements que nous avons apportés depuis six mois dans les domaines de la
gestion de l'environnement, de la formation de la main-d'oeuvre ou du pouvoir
fédéral de dépenser. Ce n'est pas vrai que le Québec reçoit moins que sa
juste part. Ce n'est pas vrai qu'il pourrait se séparer du Canada tout
simplement, sans douleur.
Aux autres Canadiens, je dois dire aussi que ce n'est pas seulement au
Québec que les attitudes doivent changer. Nous devons tous reconnaître les
efforts que fait le Québec pour préserver la vigueur de la culture française
en Amérique du Nord.
La plupart des pays bilingues ou multilingues se sont dotés d'instruments
juridiques particuliers pour tenir compte des différents besoins linguistiques.
Au Canada, nous avons la Loi sur les langues officielles, et le bilinguisme est
inscrit dans la Constitution; la clause de la société distincte ne vise qu'à
renforcer ce respect que nous avons de notre dualité linguistique.
Il ne s'agit pas de donner plus d'argent ou des pouvoirs particuliers au
Québec. Il s'agit simplement d'une disposition d'interprétation qui aidera les
tribunaux à prendre en compte le caractère distinct du Québec dans une
Amérique du Nord anglophone. C'est une façon de montrer aux Québécois que
tous les Canadiens appuient leurs efforts en vue de garder leur langue et leur
culture vivantes et florissantes.
Un célèbre Canadien de l'Ouest, le Juge Brian Dickson, maintenant à sa
retraite, a dit la semaine dernière, à Winnipeg, la même chose que je dis
toujours aux Québécois et à tous les Canadiens. Aux Québécois :
l'importance de respecter la primauté du droit comme base d'une démocratie,
particulièrement lorsqu'il s'agit d'une question aussi grave que la sécession
d'une province. Aux autres Canadiens : que la reconnaissance du Québec
dans la Constitution ne serait pas utilisée par les tribunaux comme un moyen de
donner plus de pouvoirs au Québec, mais plutôt comme une garantie que les
tribunaux continueraient de prendre en compte le rôle particulier du Québec
dans la protection et la promotion de son caractère francophone.
J'aimerais partager avec vous une anecdote qui illustre bien ce besoin de
reconnaissance mutuelle entre les Québécois et les autres Canadiens. En me
rendant à Halifax, j'ai rencontré une femme qui s'appelait Joan. Elle m'a
raconté qu'un jour, à l'occasion d'un voyage en Floride, elle a rencontré une
francophone du Québec -- l'ironie voulant - et c'est là un de nos problèmes -
que les Canadiens rencontrent rarement leurs concitoyens des autres provinces,
sauf peut-être en Floride ou à Hawaii. Cette Québécoise donc s'appelait
Joanne, elle aussi, qui est l'équivalent de Joan en anglais.
Joanne dit alors à Joan : « Vous ne faites plus partie de mon
pays. Pour moi, vous êtes comme une Américaine. » Joan en fut
bouleversée et se sentit rejetée par Joanne. Joan, qui avait les larmes aux
yeux en me racontant son histoire, m'a demandé pourquoi Joanne pensait ainsi.
Je lui ai répondu que le plus triste, c'est que Joanne aussi se sentait
rejetée par Joan, parce qu'elle ne croit plus que les Canadiens anglais -
toutes les Joan du Canada - acceptent et appuient les Joanne du Québec dans
leurs efforts pour vivre dans une société de langue française. En 1985, la
plupart des Québécois étaient confiants de leur identité au sein du Canada;
l'appui au séparatisme était tombé sous les trente pour cent. Mais, après
dix ans de luttes constitutionnelles amères, les Québécois comme Joanne
craignent que Joan ne rêve d'un Canada qui parlerait anglais d'un océan à
l'autre, avec peut-être de charmants petits villages francophones ici et là,
mais sans qu'il existe au coeur du Canada une société francophone forte et
dynamique.
Je sais que les Canadiens de l'extérieur du Québec ont fait de grands
efforts pour faire comprendre qu'ils étaient en faveur de la dualité
linguistique; à preuve le solide appui dont jouit le bilinguisme, même dans
l'Ouest canadien, et le grand nombre d'enfants qui sont dans des classes
d'immersion.
Je sais que ces efforts sont importants et que bon nombre de gens pensent que
c'est déjà assez. Mais je voudrais faire une analogie que j'ai déjà
utilisée auparavant. Imaginez un instant que l'Alberta soit la seule province
de langue anglaise dans un continent de 300 millions de francophones, et que le
français soit la langue internationale des affaires et des médias. Est-ce
qu'une simple reconnaissance des efforts de l'Alberta pour protéger son
patrimoine linguistique ne serait pas la moindre des chose que vous attendriez
de vos concitoyens canadiens?
Aujourd'hui, les Canadiens de l'extérieur du Québec doivent trouver une
nouvelle façon de dire aux Québécois francophones : « Oui, nous
appuyons vos efforts de bâtir une société de langue française. Nous
reconnaissons votre caractère distinctif. ».
Joan et Joanne méritent de se sentir réconciliées, non pas rejetées l'une
par l'autre. Et leurs enfants méritent de faire partie du même pays et de
relever ensemble les défis du XXIe siècle. Chacune doit faire un pas vers
l'autre plutôt que de blâmer l'autre.
Partout où je vais, on me demande : « Qu'est-ce que je peux faire
pour être utile? ». On constate au Canada une énorme bonne volonté et
un désir profond de la part des citoyens de tous les horizons de contribuer à
garder ce pays uni. Ce que vous pouvez faire, c'est parler à vos amis et à vos
voisins de l'unité nationale, décrier les attitudes négatives à l'égard du
Québec, écrire aux journaux, appeler les lignes ouvertes. Ne soyez pas
timides! Demander à vos dirigeants politiques de faire preuve de courage pour
l'unité de leur pays.
Nous avons vu nos dirigeants fédéraux et provinciaux défier le statu quo
pour remettre de l'ordre dans nos finances. Nous savons donc qu'ils peuvent
prendre des risques dans l'intérêt du bien commun. Tous les politiciens
veulent que l'histoire les reconnaisse comme des grands hommes et femmes
d'État. Dites-leur qu'en ce qui concerne l'unité du Canada, l'histoire
s'écrit maintenant.
Le Stampede de Calgary est un symbole de courage. Nous admirons et
encourageons tous le cow-boy qui fait tout ce qu'il peut pour rester en selle
pendant ces éternelles huit secondes. Mais les dirigeants politiques du pays
craignent parfois que, s'ils commencent à parler de réconciliation entre le
Québec et le reste du Canada, ils auront droit à des railleries plutôt qu'à
des paroles d'encouragement.
Vous pouvez dire à vos dirigeants politiques qu'ils peuvent, et même qu'ils
doivent parler de réconciliation entre Québec et le reste du Canada, et même
l'inscrire dans la Constitution. Et vous pouvez leur dire que s'ils s'y
engagent, vous les soutiendrez contre les forces du négativisme et de la
division.
Voilà le défi que nous devons tous relever ensemble en tant que Canadiennes
et Canadiens. Un défi qui exige ce genre de courage que l'on voit au Stampede
de Calgary. Les Canadiens ont déjà affronté l'adversité dans le passé et
ils ont fait du XXe siècle le siècle du Canada. Nous réussirons également à
faire du XXIe siècle notre siècle.
L'allocution prononcée fait foi.
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