« Histoire et perspectives d'avenir de
l'union sociale canadienne »
Notes pour une allocution devant le Canadian Club
Ottawa (Ontario)
le 18 novembre 1996
Les défenseurs de l'unité canadienne au Québec et ailleurs ont été accusés,
à raison parfois, de réduire les arguments en faveur du Canada à une simple
justification économique. L'argument économique en faveur de l'unité
canadienne est certes puissant, mais il est vrai qu'il ne rend pas compte de
toute la réalité. Le Canada représente beaucoup plus que des balances
commerciales et des taux d'intérêt, et les autres arguments doivent également
avoir leur place. Aujourd'hui, plus d'une année après le traumatisme du
dernier référendum, j'aimerais aborder un autre des plus importants arguments
en faveur de l'unité canadienne, soit la force de l'union sociale canadienne.
Un des arguments avancés par monsieur Bouchard au cours de la campagne
référendaire de l'année dernière a été que le Canada avait abandonné ses
traditions de promotion de la justice sociale et de générosité envers les
personnes dans le besoin. Selon M. Bouchard, « un vent froid en provenance
du Canada anglais » -- de l'Alberta, de Queen's Park et d'Ottawa -- était
en train de rendre le Canada plus cruel et plus dur, et seul un Québec
indépendant allait pouvoir maintenir des programmes sociaux généreux.
Maintenant qu'il est devenu premier ministre, M. Bouchard se rend compte de la
nécessité de réaliser lui aussi un équilibre entre le désir de maintenir le
filet de sécurité sociale et le besoin d'être responsable des finances
publiques. Nous pouvons donc mettre en doute la validité de son argument. Le
redressement de notre situation économique n'est pas incompatible avec
l'objectif de maintenir notre contrat social. L'un est en fait la condition
essentielle à l'autre.
Maintenant que le gouvernement fédéral, sous le leadership du Premier
ministre Jean Chrétien et du ministre des Finances, Paul Martin, a accompli des
progrès considérables vers l'assainissement des finances du pays, il
consacrera de plus en plus d'attention au renouvellement de l'union sociale
canadienne, en collaboration avec les gouvernements provinciaux. Les pourparlers
sur l'union sociale avec les provinces, dirigés du côté fédéral par mes
collègues Pierre Pettigrew et David Dingwall, mèneront à une refonte des
programmes sociaux du Canada au seuil du XXIe siècle. Ces pourparlers
consisteront non pas simplement à chercher à réduire les coûts ou à
répartir différemment les pouvoirs entre les gouvernements, mais plutôt à
axer tous les programmes gouvernementaux, fédéraux et provinciaux, sur un
objectif commun, soit offrir des services publics de meilleure qualité qui
répondront aux besoins réels des citoyens. Et les principes et valeurs qui
guideront ce travail seront les mêmes qui ont orienté la création au Canada,
au cours des dernières décennies, d'un des régimes d'avantages sociaux les
plus généreux au monde.
J'aimerais vous entretenir aujourd'hui des valeurs et des principes qui ont
guidé la création de notre union sociale canadienne et examiner l'histoire de
son évolution depuis la Confédération jusqu'à notre époque. Car il nous
faut comprendre clairement la nature de nos convictions communes et nos origines
pour être en mesure d'établir une union sociale renouvelée qui s'appuiera sur
les forces du passé afin de répondre aux défis de l'avenir.
Les valeurs de l'union sociale canadienne : solidarité et
subsidiarité
Quelles sont donc les valeurs fondamentales qui ont guidé les Canadiens et
leurs gouvernements dans la création du généreux régime social de notre
pays? À mon avis, si nous examinons l'histoire de l'évolution sociale du
Canada, nous pouvons détecter deux principes actifs et la recherche constante
d'un équilibre entre les deux. Il s'agit des principes de solidarité et de
subsidiarité. J'ai parlé ailleurs de ces deux principes. Mais comme je pense
qu'ils ont un rapport particulier avec l'aspect union sociale de la fédération
canadienne, j'aimerais en exposer brièvement les origines et le sens.
Cette terminologie est relativement nouvelle; elle est empruntée à des
débats récents tenus au sein de la Communauté européenne. Mais il est juste
de dire que l'évolution de l'union sociale canadienne fournit un des meilleurs
exemples au monde de recherche d'un équilibre entre les principes de
solidarité et de subsidiarité. En effet, comme le Bourgeois gentilhomme de
Molière qui avait fait de la prose toute sa vie sans le savoir, le Canada
applique inconsciemment ces deux principes depuis la Confédération.
Le terme solidarité est surtout associé historiquement au mouvement
syndical. On pense à l'hymne syndical « Solidarité pour toujours »
ou à la lutte du syndicat Solidarité en Pologne. Être solidaire avec ses
compatriotes signifie avoir de la compassion, en particulier pour les moins
favorisés, et aider ceux qui sont dans le besoin. Cette attitude va au delà de
la pitié ou de la charité : elle procède d'un sentiment de
responsabilité mutuelle. Être solidaire signifie partager un sentiment
d'appartenance commune et un souci du bien commun. La solidarité canadienne
signifie que tous les citoyens de toutes les régions du pays ont le sentiment
de faire partie d'un tout plus grand. Pour emprunter une autre expression au
mouvement syndical, lorsque nous sommes solidaires avec les autres, « le
tort fait à une personne touche toutes les autres. »
Nous avons vu l'esprit de la solidarité canadienne à l'oeuvre au lendemain
des inondations survenues dans la région du Saguenay, plus tôt cette année.
L'élan de soutien bénévole et spontané manifesté envers les victimes de la
part de citoyens ordinaires du Québec et de toutes les régions du Canada a
prouvé magnifiquement que les Canadiens d'un océan à l'autre ont le sentiment
d'appartenir à un tout, qu'ils ont en commun le sens de la solidarité.
Lorsque les gouvernements prennent des mesures pour aider des citoyens et des
régions dans le besoin, ils manifestent officiellement ce sentiment de
solidarité entre concitoyens. Mais la solidarité, la croyance en la
responsabilité mutuelle et le soutien des défavorisés, ne signifie pas que
nous devons créer un État providence où le gouvernement central pourvoit à
tous les besoins de la personne. En fait, la meilleure façon d'aider les autres
consiste souvent à les laisser s'aider eux-mêmes.
C'est pourquoi la solidarité doit être équilibrée par le respect du
principe de subsidiarité. Le terme subsidiarité nous est moins familier; il
tire son origine de la doctrine sociale catholique des années 1930, mais il est
maintenant largement utilisé dans les débats sur la gestion des affaires
publiques en Europe et ailleurs. Il signifie essentiellement que l'État doit
respecter l'autonomie légitime des individus, des familles, des collectivités
et des administrations locales et les aider à s'acquitter de leurs
responsabilités propres, au lieu de prendre celles-ci en charge. Je reprends à
ce propos la définition classique de Pie XI :
« C'est un principe fondamental de philosophie sociale... qu'on ne
devrait pas enlever aux individus et confier à la collectivité ce qu'ils
peuvent accomplir de leur propre initiative et grâce à leur propre travail.
C'est également une injustice... que de transférer à la collectivité
supérieure et plus grande les fonctions qui peuvent être remplies par des
organes subordonnés et de taille moindre ».
Ce principe de subsidiarité est devenu une notion clé dans la formation de
la Communauté européenne. Le traité de Maastricht sur l'union européenne,
conclu en 1991, dit ceci :
« La Communauté n'intervient, conformément au principe de
subsidiarité, que dans la mesure où les objectifs ne peuvent être réalisés
de manière suffisante par les États membres et, en raison de l'importance et
des effets de la mesure projetée, peuvent être mieux réalisés au niveau
communautaire ». [Traduction]
À l'heure où la Communauté européenne est en train de se transformer
d'une simple zone de libre-échange en une union économique, sociale et
politique plus complète regroupant des pays souverains au sein d'institutions
fédérales, les Européens débattent précisément la question à laquelle
nous avons fait face au cours du dernier siècle tandis que nous, Canadiens,
nous efforcions de créer une identité nationale forte dans le cadre d'une
fédération avec des provinces fortes, à savoir, comment concilier un esprit
de solidarité avec le respect de la subsidiarité.
Au Canada, notre système fédéral est le principal moyen que nous avons
utilisé pour concilier la solidarité avec la subsidiarité. Le fédéralisme
nous permet d'avoir part à une citoyenneté commune comportant des buts et des
objectifs nationaux communs; mais il signifie également que nous respectons
l'autonomie et la diversité des composantes de la fédération, soit les
provinces et les territoires.
L'histoire de l'union sociale canadienne
Le fédéralisme canadien est un système dynamique. Il a considérablement
évolué au fil des ans, étant tantôt plus centralisé et tantôt plus
décentralisé, mettant à certains moments l'accent sur la solidarité et, à
d'autres, sur la subsidiarité. Il a été caractérisé non pas par le statu
quo, ni par des constantes, mais plutôt par des changements incessants.
Cela se vérifie au plus haut point dans le développement et l'évolution de
notre union sociale canadienne. Permettez-moi d'en relater brièvement les
différentes étapes, alors qu'au fil des ans les Canadiens se sont appliqués
à agir de manière solidaire tout en respectant la subsidiarité.
En 1867, le Canada ne disposait pas d'un système étendu de programmes
sociaux. Les gouvernements s'occupaient principalement d'infrastructures
publiques essentielles comme les chemins de fer et les services postaux. En
vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, l'éducation était
un domaine de compétence provinciale exclusive, ce qui était particulièrement
important pour le Québec afin de protéger son identité linguistique et
religieuse distincte. Mais, dans l'ensemble, la prestation de services de
santé, d'éducation et d'aide sociale ne relevait pas de l'État : elle
était laissée aux particuliers, aux collectivités, aux organismes de
bienfaisance et aux institutions religieuses, et les provinces ne jouaient qu'un
rôle de surveillance dans ce domaine. Au fur et à mesure que l'économie
canadienne se développait et prospérait, ce système semblait fonctionner
assez bien. La subsidiarité non seulement des provinces, mais aussi des
collectivités locales, était pleinement respectée tandis qu'un esprit de
solidarité incitait les citoyens d'un pays riche et florissant à appuyer
généreusement et avec compassion le réseau de services sociaux administré à
l'échelle locale.
Mais lors de la Crise des années 1930, la situation économique et sociale a
poussé nombre de gens à demander que le gouvernement prenne en charge
certaines de ces fonctions sociales pour aider les personnes les plus
nécessiteuses. La première demande, et la plus pressante, visait une forme
quelconque d'assurance-chômage pour aider les citoyens perturbés par la crise
économique. En 1935, le gouvernement conservateur de R.B. Bennett a essayé de
réagir à la crise économique au moyen d'une loi de grande envergure sur
l'emploi et l'assurance sociale. Mais plusieurs provinces s'y sont opposées et,
en 1937, les tribunaux ont jugé que la loi outrepassait les pouvoirs fédéraux.
Dès le départ, donc, il a fallu trouver un accommodement entre la solidarité
et la subsidiarité dans la mise sur pied des programmes sociaux du Canada. Le
gouvernement King a négocié avec les provinces et modifié la Constitution
avec leur consentement unanime en 1940 pour permettre l'intervention fédérale
dans le domaine de l'assurance-chômage, puis il a fait adopter la Loi sur
l'assurance-chômage en 1941.
D'autres initiatives sociales ont suivi un schéma de coopération entre les
gouvernements fédéral et provinciaux et d'émulation entre les provinces pour
aboutir avec le temps au réseau de programmes dont les Canadiens profitent
aujourd'hui. Par exemple, la Saskatchewan a instauré
l'assurance-hospitalisation en 1947. La Colombie-Britannique et l'Alberta lui
ont emboîté le pas en 1949. Puis, en 1957, le gouvernement fédéral a offert
de partager les coûts avec les provinces qui instituaient des programmes
semblables et, dès 1959, les citoyens de toutes les provinces pouvaient se
prévaloir de l'assurance-hospitalisation en cas d'urgence. C'est là un exemple
remarquable de la flexibilité permise par le système fédéral pour réaliser
un équilibre entre la solidarité et la subsidiarité au profit du bien commun
de tous les Canadiens. La Saskatchewan a de nouveau fait oeuvre de pionnière en
1961 en instaurant l'assurance-maladie universelle, et les autres provinces ont
adhéré à un programme fédéral-provincial cofinancé au cours de la
décennie qui a suivi.
Le Régime de pension du Canada fournit un autre exemple d'émulation et de
coopération fructueuses. L'Ontario a fait adopter en 1963 sa Loi sur les
régimes de retraite, qui réglemente les contributions aux régimes de pension
privés et les rend obligatoires. Le gouvernement fédéral a préconisé un
programme national de pension géré par l'État en 1965. Le Québec a exprimé
le désir de se doter d'un programme distinct, mais comparable, et, en 1967, le
Régime de pension du Canada a été instauré à l'échelle du pays et,
parallèlement, le Régime de rentes du Québec a été mis en oeuvre dans la
province.
Telle est l'histoire de la politique sociale au Canada : créativité et
innovation au palier provincial menant à la coopération à l'échelle
nationale, réalisation d'un habile équilibre entre les principes de
solidarité et de subsidiarité. Nous devons faire appel aujourd'hui à cette
même flexibilité et à cette même créativité au moment où les
gouvernements commencent à réfléchir à la façon de réorienter les
programmes sociaux du Canada pour le XXIe siècle.
Le Québec et l'évolution de l'union sociale
Les démarches visant un examen complet des programmes sociaux sur les plans
interprovincial et fédéral-provincial sont actuellement en cours. Le rapport
présenté au printemps de cette année par le Conseil ministériel sur la
refonte de la politique sociale comportait des suggestions intéressantes sur la
politique sociale. La tribune fédérale-provinciale présidée par Pierre
Pettigrew et Stockwell Day, ministre responsable de la famille et des services
sociaux de l'Alberta, sera une bonne occasion de discuter de ces suggestions et
d'autres propositions d'amélioration de notre union sociale.
Malheureusement, le Québec a choisi de ne pas participer à part entière à
ces efforts. Lors de la Conférence des premiers ministres provinciaux, à
Jasper, le premier ministre Bouchard a tenté de justifier cette
non-participation en se fondant sur les positions constitutionnelles
traditionnelles du Québec.
« La position historique des premiers ministres québécois a consisté
à n'accepter aucune ingérence du gouvernement fédéral, ni des provinces,
dans les champs de compétence du Québec, notamment dans les programmes
sociaux » [Traduction], a-t-il dit.
Mais l'examen des archives montre les faits sous un jour plus nuancé. Il est
vrai que tous les gouvernements du Québec, indépendamment de leur affiliation
politique, ont insisté sur le maintien de l'autonomie provinciale et la
protection de la compétence constitutionnelle des provinces en matière de
politique sociale. Mais il existe aussi une histoire de pragmatisme et de
coopération constitutionnelle entre Ottawa et Québec en matière de politique
sociale, histoire qui remonte aux années 1930, et qui vise à offrir les
meilleurs services possibles aux citoyens.
Par exemple, le premier ministre Duplessis avait accepté la nécessité d'un
régime fédéral d'assurance-chômage en 1937 en raison de la durée et de
l'importance de la Crise, déclarant que cela n'empiéterait pas sur la
compétence de la province. En 1940, Adélard Godbout avait consenti à la
modification constitutionnelle rendue nécessaire par l'adoption de la Loi sur
l'assurance-chômage et s'était montré ouvert à l'élargissement du rôle
fédéral dans le secteur de la politique sociale pendant la guerre. En 1959, le
premier ministre Paul Sauvé avait déclaré que le Québec n'avait aucune
objection sur le plan constitutionnel à l'instauration d'un régime fédéral
d'assurance-hospitalisation. Et le gouvernement Lesage avait affirmé préférer
des programmes sociaux gérés par le Québec moyennant une compensation, à des
programmes cofinancés, et avait pu s'entendre avec le gouvernement Pearson pour
obtenir une compensation fédérale lui permettant de gérer des programmes
distincts de pensions et de prêts étudiants compatibles avec les objectifs des
programmes nationaux. Voilà autant d'exemples positifs de fédéralisme
pragmatique et coopératif ayant permis d'instituer des programmes qui
exprimaient le sens pancanadien de la solidarité et respectaient pleinement le
principe de subsidiarité, en sauvegardant la compétence provinciale.
Les gouvernements québécois passés n'ont pas non plus été réticents à
faire l'éloge des avantages assurés par le régime fédéral dans la mise sur
pied de nos programmes sociaux. Lors de la conférence réunissant des
représentants du dominion et des provinces, en 1946, le gouvernement Duplessis
avait affirmé que « le système fédératif offre probablement, dans
le domaine de la législation sociale, des avantages qui ne se rencontrent pas
dans les pays qui n'ont qu'un seul gouvernement. En effet, la coexistence de
plusieurs gouvernements tous autonomes dans leur sphère respective, parce
qu'elle fournit des points de comparaison, est de nature à créer une
émulation bienfaisante, et cela pour le plus grand bien des
administrés ». En 1970, Robert Bourassa avait déclaré que, tout en
revendiquant « une responsabilité prioritaire » en matière de
politique sociale, le Québec reconnaissait « le rôle essentiel du
gouvernement fédéral visant à assurer un niveau de vie acceptable à tous les
Canadiens. L'administration des programmes de politique sociale serait toutefois
partagée, selon que le type de programme défini par chacune des provinces se
prête mieux à une administration centralisée, ou qu'au contraire il exige une
gestion décentralisée ».
M. Bourassa, qui nous a quittés beaucoup trop tôt, il y a quelques semaines
à peine, a cru toute sa vie en une coopération constructive entre le fédéral
et les provinces au chapitre de la politique sociale.
Aujourd'hui, quoi qu'on pense de M. Duplessis et de M. Bourassa, tout le
monde conviendra qu'ils ont protégé avec vigilance les droits constitutionnels
traditionnels du Québec. Pourtant, ces deux déclarations expriment
précisément l'esprit d'un fédéralisme dynamique qui concilie la solidarité
et la subsidiarité dont j'ai parlé. J'espère que M. Bouchard aura le courage
et la vision nécessaires pour agir dans la tradition des Duplessis, Godbout,
Sauvé, Lesage et Bourassa – tradition de sauvegarde de la subsidiarité et de
l'autonomie provinciale en même temps que d'action solidaire avec les autres
Canadiens pour bâtir une union sociale plus forte.
Il me semble qu'à chaque fois que le gouvernement du Québec a fait des
propositions concrètes et constructives, sensées du point de vue de la
qualité du service public dans le contexte propre au Québec, la fédération a
pu procéder aux arrangements nécessaires. Avec de la bonne volonté de part et
d'autre, nous y parviendrons encore lors des négociations qui sont en cours.
Le fédéralisme canadien : un avantage pour la création de
notre union sociale
Le Canada a créé une union sociale forte, dotée de mesures nationales qui
garantissent que tous les citoyens bénéficieront de services comparables, mais
tout à fait respectueuse de l'autonomie provinciale et assortie d'une
administration empreinte de souplesse. La nature de notre système fédéral a
fait qu'une grande proportion des programmes qui ont été rassemblés sur un
certain nombre d'années peuvent sembler le résultat d'une action aléatoire ou
fortuite. Il est assez rare qu'un gouvernement impose d'un seul coup une
innovation radicale en matière de politique sociale. Les choses commencent
plutôt d'une façon restreinte dans une ou deux provinces et s'étendent
ensuite à tout le pays, souvent avec un degré plus ou moins grand
d'encouragement et de coopération de la part du gouvernement fédéral. Cette
manière pragmatique et progressive de construire notre union sociale nous a
cependant bien servis.
Comparé à des États unitaires tels que le Royaume-Uni ou la France, le
Canada s'est doté d'une union sociale efficace et flexible. Par ailleurs,
comparativement à d'autres fédérations, notamment les États-Unis, dont les
mesures nationales de politique sociale sont entravées par un nombre peut-être
trop grand de vérifications juridiques et législatives, la nôtre a su faire
naître un sentiment profond de solidarité grâce à nos programmes sociaux
nationaux et à notre travail collectif. Je crois qu'il y a bien peu de
personnes ici qui voudraient troquer le système de soins de santé canadien
contre le service de santé national centralisé de la Grande-Bretagne ou la
protection médicale universelle non existante des États-Unis.
La position du Canada n'est comparable qu'à celle de quelques autres pays,
comme l'Allemagne, qui, elle aussi, se distingue par une fédération d'unités
robustes et autonomes -- les Länder -- mais qui a néanmoins réussi à
construire un généreux filet de sécurité sociale et à susciter un sentiment
aigu de solidarité nationale. Comme le Canada, l'Allemagne a prévu des
dispositions juridiques et constitutionnelles assurant l'administration locale
des programmes, notamment des programmes de péréquation, et la flexibilité de
leur mise en application. Grâce à ces dispositions, les régions les plus
pauvres peuvent offrir le même niveau de services sociaux que les plus riches.
Je dirais même que le Canada est plus décentralisé que l'Allemagne sur le
plan des normes et de la conception des programmes nationaux de politique
sociale. Le parallèle entre le Canada et l'Allemagne illustre en fait que le
système fédéral est un atout lorsqu'il s'agit de la création de notre union
sociale. Je doute qu'un État centralisé et unitaire ou encore un ensemble de
dix républiques isolées et égoïstes ait pu créer le genre de programmes
sociaux dont peuvent se prévaloir les Canadiens.
Le type de fédéralisme canadien semblera toujours inefficace et lourd aux
yeux des centralisateurs qui souhaitent que le gouvernement fédéral puisse
établir des politiques sociales nationales par voie de décrets, ou alors il
paraîtra agressif et dominateur pour les décentralisateurs radicaux qui
croient que les provinces à elles seules ou le secteur privé devraient se
charger de tout. La recherche canadienne de l'équilibre entre la solidarité et
la subsidiarité constitue en réalité une démarche enviable et nous a donné
un système que nous pouvons comparer avec fierté à n'importe quel autre au
monde.
La situation actuelle : réformer l'union sociale
Les réussites du passé ne garantissent pas que les Canadiens pourront
continuer de bénéficier de services sociaux de la même qualité. Les
gouvernements fédéral et provinciaux doivent relever de nouveaux défis -- le
défi financier de maîtriser la dette, le défi démographique que
représentent une population vieillissante et une population autochtone
croissante ainsi que le défi de soutenir la concurrence dans le contexte de
l'économie mondiale. Tous ces défis ont une incidence sur l'avenir de notre
union sociale.
La plus grande difficulté à laquelle ce gouvernement s'est heurté
lorsqu'il a accédé au pouvoir a été la dette et le déficit en état de
constante progression. Les trois budgets de M. Martin nous ont rapprochés
considérablement de l'équilibre budgétaire et garantissent que le
gouvernement fédéral continuera à pouvoir agir comme soutien et gardien de
l'union sociale canadienne. Les programmes sociaux dont s'est doté le Canada,
et dont un grand nombre ont été créés à la suite du travail de Paul Martin,
père, seront conservés pour les générations futures par le travail de Paul
Martin, fils. Les réductions qui ont été faites n'ont pas été faciles à
faire, mais elles ont été appliquées sans mettre en danger les plus
vulnérables de notre société et de façon à ce que le gouvernement fédéral
serve lui-même d'abord d'exemple en réduisant davantage au niveau de ses
propres programmes plutôt que de ses transferts aux provinces.
Les trois premières années n'ont cependant pas été marquées seulement
par la réduction du déficit. Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement
libéral a franchi certaines étapes importantes vers la restructuration des
programmes sociaux canadiens en vue du siècle prochain. Le système de
Financement des programmes établis existant est devenu le Transfert canadien en
matière de santé et de programmes sociaux, qui donne aux provinces plus de
souplesse à l'égard de l'application du programme et garantit un plancher
permanent de transferts fédéraux aux fins du soutien de la santé, de
l'enseignement postsecondaire et de l'assistance sociale. Toutefois,
l'engagement du gouvernement fédéral vis-à-vis la mobilité à laquelle tous
les Canadiens ont droit et les cinq principes de la Loi canadienne sur la santé
demeure entier. La réforme relative à l'assurance-emploi amorcée par le
ministre Axworthy a consisté à réorganiser un ensemble complexe de programmes
fédéraux de développement de l'emploi en quelques mesures fondamentales et
elle a réduit le chevauchement des services rendus par les gouvernements
fédéral et provinciaux. Ce sont ces réformes qui ont mené aux négociations
fédérales-provinciales qui ont présentement lieu au sujet des mesures
d'emploi.
Au cours de l'année dernière, le gouvernement a pris d'autres mesures de
modernisation de l'union sociale. En effet, le Premier ministre a engagé le
gouvernement à se retirer de la formation professionnelle et à négocier
l'accroissement du contrôle des provinces en matière de développement de la
main-d'oeuvre avec les provinces qui désirent exercer ces pouvoirs. Le ministre
Young a annoncé en mai les détails de la position de négociations du
gouvernement fédéral en matière de main-d'oeuvre. Cette annonce a été
accueillie très favorablement par les provinces, le milieu des affaires et les
syndicats et les négociations ont maintenant été entamées avec plusieurs
provinces, dont le Québec. Il s'agit là d'un champ d'action gouvernemental qui
intéresse les provinces à juste titre en raison de son étroite relation avec
le domaine de l'éducation. Les propositions présentées par le ministre Young
et dont le ministre Pettigrew dirige présentement les négociations ont la
souplesse voulue pour répondre aux besoins de toutes les provinces, y compris
ceux du Québec.
De façon plus générale, dans le discours du Trône, le gouvernement a pris
l'engagement de discuter avec les provinces des valeurs, des principes et des
objectifs qui sous-tendent notre union sociale. Depuis ce temps, les provinces
ont publié le rapport du conseil ministériel devant servir de fondement aux
discussions à venir, et à l'occasion de la Conférence des premiers ministres,
les gouvernements fédéral et provinciaux, à l'exclusion de celui du Québec,
ont convenu de poursuivre leurs entretiens pour moderniser cette union sociale.
Les ministres fédéraux Pettigrew et Dingwall se sont activement engagés dans
le processus de consultation avec leurs collègues provinciaux et la première
Réunion des ministres fédéraux et provinciaux sur l'avenir de l'union sociale
aura lieu la semaine prochaine.
L'union sociale de demain
Au moment où le Canada entrera dans le XXIe siècle, quel sera l'aspect de
sa politique sociale? Quelle forme prendra l'union des provinces et du
gouvernement fédéral pour réconcilier la solidarité et la subsidiarité, à
la lumière des nouveaux défis que le Canada doit surmonter?
Sans vouloir prédire les résultats des négociations entre les ministres
Pettigrew et Dingwall et leurs collègues provinciaux, on est justifié de dire
qu'un consensus est en voie d'émerger sur certaines des priorités et
orientations qui marqueront l'union sociale canadienne à l'avenir.
On s'entend généralement pour dire que les gouvernements fédéral et
provinciaux doivent coopérer s'ils veulent préserver le filet de sécurité
sociale que le Canada a établi pendant l'après-guerre, surtout notre système
de soins de santé, qui est une source de fierté pour la grande majorité des
Canadiens. Toutefois, il ne suffira pas de préserver les principes fondamentaux
de nos systèmes existants, il faudra aussi faire preuve de créativité devant
les priorités et problèmes nouveaux pour assurer l'avenir de notre union
sociale.
À ce sujet, le Canada est confronté aujourd'hui à une très grande
difficulté : celle de la pauvreté des enfants. Le pays a établi la
Pension de vieillesse, le Supplément de revenu garanti, le Régime de pension
du Canada et le Régime de rentes du Québec afin d'atténuer la terrible
pauvreté dans laquelle se trouvaient un grand nombre de personnes âgées. Avec
le temps, le taux de pauvreté chez ces personnes a chuté considérablement.
Nous pouvons en être fiers et nous continuerons à aider les personnes âgées
et à réduire le niveau de pauvreté chez ces citoyens qui ont tant donné
d'eux-mêmes pour bâtir ce pays qui est le nôtre.
Toutefois, bien que nous ayons fait des progrès dans la lutte contre la
pauvreté chez les personnes âgées, nous nous trouvons devant une tragique
réalité : la pauvreté chez les enfants s'est intensifiée au cours des
dernières décennies. En effet, le taux de chômage chez les jeunes
travailleurs s'étant accru et leur salaire réel ayant été inférieur à
celui des années 1980 et 1990, leurs enfants se sont trouvés dans des
situations plus difficiles. Par ailleurs, le nombre des familles éclatées
ainsi que celui des familles monoparentales ont augmenté. Enfin, chez les
communautés autochtones, encore parmi les plus pauvres au Canada, l'âge moyen
est beaucoup moins élevé par rapport au reste de la population canadienne.
Toutes ces tendances ont contribué à créer un taux inacceptable de pauvreté
chez les enfants au Canada, et de plus en plus de gens font appel aux niveaux de
gouvernement fédéral et provincial afin qu'ils lancent une action concertée
pour soulager cette pauvreté. Pour cette raison, ce sujet sera une priorité
importante des gouvernements fédéral et provinciaux à l'occasion des
prochaines discussions sur l'amélioration de notre union sociale.
La lutte contre la pauvreté des enfants compte déjà un élément
fondamental : le système fédéral de Prestation fiscale pour enfants. Au
moyen de cette mesure fiscale on redistribue chaque année 5 milliards de
dollars pour aider les familles ayant des enfants. On a énormément discuté de
l'idée avancée par le premier ministre Romanow de la Saskatchewan, entre
autres, et selon laquelle on pourrait raffermir cet élément fondamental en
améliorant le système de prestation fiscale pour enfants par une plus grande
coopération fédérale-provinciale et par une combinaison des ressources afin
d'aider les familles les plus pauvres ayant des enfants.
Que la lutte contre la pauvreté des enfants soit le résultat d'une action
fédérale-provinciale sous forme de prestation fiscale pour enfants intégrée
ou d'un autre ensemble de mesures, l'idée fait ressortir une autre tendance de
l'évolution de l'union sociale du Canada : le travail en coopération des
deux niveaux de gouvernement, chacun se penchant sur les tâches qu'il est le
mieux outillé pour accomplir. De bien des façons, les provinces sont les mieux
placées pour offrir la plupart des services de première ligne et elles
possèdent l'infrastructure nécessaire pour dispenser directement aux citoyens
les services sociaux et ceux qui concernent la santé et l'enseignement. Par
conséquent, il semblerait logique d'établir des arrangements dans le cadre
desquels les gouvernements provinciaux dispensent certains des autres services
de première ligne jusqu'ici administrés par Ottawa, par exemple, ceux qui
portent sur la formation des travailleurs. D'un autre côté, par l'entremise de
Revenu Canada et du Développement des ressources humaines, le gouvernement
fédéral possède les systèmes et l'infrastructure nécessaires pour accorder
un soutien du revenu directement à la population, et il est relativement facile
pour lui d'administrer certaines formes de programmes provinciaux de soutien du
revenu afin de réduire les coûts administratifs.
Je m'attends à ce que nos efforts pour lutter contre la pauvreté des
enfants et relever les autres défis auxquels la fédération est confrontée
fassent émerger d'autres domaines de spécialisation fondés sur le bon sens et
sur le principe voulant que l'on offre le meilleur service possible au public.
Conclusion : l'union sociale et un Canada uni
J'ai parlé aujourd'hui du passé, du présent et de l'avenir de notre union
sociale canadienne et relativement peu de la Constitution, de la reconnaissance
du caractère distinct du Québec ou d'autres sujets reliés à l'unité. Mais
le fait que j'ai parlé de politique sociale plutôt que de changement à la
Constitution ne signifie pas que j'ai voulu donner moins d'importance à
l'unité nationale. Une union sociale forte est un élément crucial de la
préservation de l'union politique au Canada.
Si nous continuons à suivre les orientations que le gouvernement fédéral
et de nombreux gouvernements provinciaux ont proposées, nous avons toutes les
raisons du monde d'espérer que l'union sociale canadienne de demain sera forte
et pleine de vitalité. Nous allons régler nos difficultés économiques et
démographiques. Nous allons combattre le fléau de la pauvreté des enfants. Et
nous allons le faire ensemble. Nos actions s'inspireront d'un sens profond de la
solidarité et d'une préoccupation à l'égard du bien-être de tous les
citoyens, surtout les moins fortunés; ce faisant, nous respecterons l'autonomie
des provinces et des collectivités, dans un esprit de subsidiarité.
Voilà un grand projet collectif. Les Québécois doivent y prendre part
pleinement. Il faut qu'avec leur culture et leur sensibilité, ils s'aident et
ils aident les autres Canadiens, leurs concitoyens, à solidifier toujours
davantage notre union sociale. Ce n'est pas vrai que le Québec serait dans une
meilleure position pour relever ces défis sociaux s'il était seul. Il existe
de nombreux domaines où la coopération constructive est possible sans porter
atteinte à l'autonomie du Québec. D'autre part, un Québec indépendant,
écrasé de dettes et coupé de l'esprit de solidarité canadienne aurait
énormément de difficultés à préserver son filet de sécurité sociale. Les
réductions de fonds que le Québec et d'autres provinces ont subies dans le
domaine des programmes sociaux seraient insignifiantes comparativement à la
crise sociale dans laquelle on se trouverait advenant une sécession. Si le
premier ministre Bouchard a véritablement à coeur les intérêts et le
bien-être de la population du Québec, il viendra se joindre à ses homologues
provinciaux et, dans la noble tradition de nombreux gouvernements québécois,
offrira des solutions constructives aux défis sociaux que nous avons à relever
ensemble en tant que Canadiens.
Un pays où il fait bon vivre n'est pas simplement un pays installé dans un
statu quo social et économique confortable et où il est préférable de
demeurer uni que de se séparer. Un pays véritablement enviable en est un où
tous les citoyens peuvent partager des objectifs communs et une vision de
l'avenir toujours meilleure. Or, l'édification d'une union sociale canadienne
forte, une union qui resserre la solidarité entre les citoyens tout en
respectant la subsidiarité des provinces et des collectivités, est l'un des
grands objectifs communs que nous pouvons partager en tant que Canadiens.
Unissons donc nos efforts pour raffermir notre union sociale, sachant qu'ainsi
nous ne nous limitons pas simplement à accroître la justice sociale et à
aider ceux d'entre nous qui en ont le plus besoin, mais nous faisons du Canada
entier un pays plus fort, meilleur et plus uni.
Le discours prononcé fait foi.
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