NOTES POUR UNE ALLOCUTION AU COLLOQUE
SUR L'HARMONISATION DE LA LÉGISLATION FÉDÉRALE AVEC LE DROIT CIVIL
QUÉBÉCOIS
ET LE BIJURIDISME CANADIEN
MONTRÉAL (QUÉBEC)
LE 24 NOVEMBRE 1997
Introduction
Je suis heureux d'ouvrir ce Symposium sur
l'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois.
Vos échanges viendront nourrir notre réflexion sur un sujet auquel
s'intéresse de près la communauté juridique du Québec et de l'ensemble du
Canada. Pour ma part, j'entends consacrer cet exposé d'ouverture à la notion
de bijuridisme et aux avantages qu'en retire le Canada.
Le Canada : un pays bijuridique
Le Canada dispose sans aucun doute de l'un des
systèmes judiciaires les plus respectés au monde. Cette réputation bien
méritée s'explique évidemment par l'excellence de nos facultés de droit, par
la qualité exceptionnelle de nos magistrats et par la sagesse de leurs
jugements. Mais elle tient également à la coexistence des deux grandes
traditions juridiques du monde occidental, le droit civil et la common law.
Car le Canada peut effectivement se vanter
d'être l'un des rares pays bijuridiques du monde. Déjà, en 1774, l'Acte de
Québec maintenait en vigueur les lois et coutumes françaises en matière de
propriété et de droits civils dans la province. L'Acte constitutionnel de 1791
et l'Acte d'Union de 1840 n'ont pas modifié les droits reconnus en 1774. Et
lorsque l'union fédérale canadienne a été créée, l'on s'est fait fort
d'enchâsser cette dualité juridique. En effet, la Loi constitutionnelle de
1867 prévoit que le droit privé est de compétence provinciale exclusive, ce
qui a permis au Québec de faire du Code civil du Bas Canada l'armature de son
droit civil, tandis que les autres provinces pouvaient continuer d'être régies
par la common law. Cette dualité se reflète également dans l'exigence que les
juges des cours supérieures du Québec soient choisis parmi les membres du
barreau de cette province. Il en va de même pour la Cour suprême du Canada,
car en vertu de sa loi constitutive trois de ses neuf juges doivent
obligatoirement provenir du Barreau du Québec. Le caractère bijuridique de
notre système légal est donc inscrit au coeur même de notre loi fondamentale.
En cette matière comme en bien d'autres, le Québec jouit d'une autonomie peu
commune et bien supérieure à celle de nombreux autres États fédérés.
Non seulement la tradition civiliste est-elle un
trait essentiel de la société québécoise, comme les premiers ministres de
neuf provinces l'ont reconnu une nouvelle fois dans la déclaration de Calgary,
mais encore s'agit-il d'un atout pour le Canada tout entier.
Certes, le bijuridisme nous impose des défis
particuliers, sur lesquels vous vous pencherez dans le cadre de vos travaux.
Mais il représente surtout une richesse indéniable pour qui sait l'exploiter
et en tirer profit. Pour citer Me Philip Simpson, avocat britannique et
collaborateur à la Cour de Justice des Communautés européennes :
«[...] l'existence, au sein d'un même État
nation, de deux systèmes juridiques indépendants n'aboutit pas fatalement à
un conflit, bien au contraire : une telle coexistence peut être avantageuse
pour tous»,
Et comment donc : le Canada a toutes les raisons
d'être fier de ses deux grandes traditions juridiques, et il se doit de tout
mettre en oeuvre pour en assurer l'épanouissement et la complémentarité. Le
droit civil ne peut que bénéficier de ses interactions avec la common law, et
réciproquement. À ce chapitre, il faut se réjouir que de plus en plus de
juristes canadiens maîtrisent nos deux régimes juridiques, développement que
vient favoriser l'enseignement de la common law en français et l'apprentissage
du droit civil en anglais. Ce faisant, ce ne sont pas seulement nos juristes qui
élargissent leurs horizons et améliorent leur compétence; c'est la
communauté juridique dans son ensemble qui tisse des liens plus étroits, et ce
sont tous les Canadiens qui en sortent gagnants.
Notre bijuridisme ne nous est pas seulement
bénéfique dans nos rapports mutuels, entre Canadiens. Il nous fait aussi
accéder plus facilement aux autres pays. Nous sommes ainsi plus en mesure de
comprendre les lois en vigueur dans les pays avec lesquels nous intensifions nos
relations, la très grande majorité d'entre eux étant régis par des systèmes
juridiques issus de la common law ou du droit civil. C'est là un avantage
concurrentiel appréciable, alors que les points de rencontre entre les cultures
juridiques les plus diverses se multiplient. En effet, à l'époque de la
mondialisation des économies et de la globalisation des marchés, la maîtrise
des deux systèmes de droit les plus répandus dans le monde constitue plus que
jamais un atout de poids. Par exemple, le fait que la plupart des pays du
continent sud-américain sont régis par des lois d'inspiration civiliste nous
procure, dans nos relations avec eux, un avantage dont sont privés nos voisins
des États-Unis.
Notre bijuridisme nous oblige à développer une
expertise dans la résolution des problèmes liés à la juxtaposition de
règles légales issues de traditions différentes. Nous sommes en mesure de
faire profiter d'autres pays de cette expérience que nous avons acquise. Le
gouvernement entend faire du Canada un chef de file en cette matière.
Le bilinguisme permet au Canada d'être à la
fois membre de la Francophonie et du Commonwealth. Les origines culturelles
variées de la population canadienne nous donnent également de nombreux points
d'ancrage dans le monde. Notre ouverture sur le Pacifique et l'Atlantique
favorise nos échanges culturels et commerciaux. Dans la même veine, notre
bijuridisme représente une fenêtre sur le monde, et le gouvernement du Canada
veut travailler activement à la promotion de cette caractéristique
fondamentale de la société québécoise qui rejaillit sur l'ensemble du
Canada.
Pour le respect de la tradition civiliste
Comme l'a écrit le professeur Morel, de la
Faculté de droit de l'Université de Montréal :
«La complémentarité du droit fédéral et du
droit civil, toute naturelle qu'elle soit [...], doit être constamment
entretenue, réaffirmée, sinon réinventée, pour demeurer vivante».
Plus que jamais, donc, il nous faut tout mettre
en oeuvre pour développer cet aspect important de la diversité canadienne. Le
Premier ministre Jean Chrétien croit profondément aux bienfaits de cette
diversité; c'est la raison pour laquelle il a été à l'origine de la
résolution adoptée en 1995 par les deux chambres du Parlement, reconnaissant
que la société québécoise se distingue notamment par sa tradition de droit
civil, et incitant «tous les organismes des pouvoirs législatif et exécutif
du gouvernement à prendre note de cette reconnaissance et à se comporter en
conséquence».
Joignant les actes à la parole, son gouvernement
s'est donné les moyens de prendre avantage de cette richesse. Le ministère de
la Justice a tout d'abord adopté, en juin 1995, une politique sur le
bijuridisme législatif qui traduit sa volonté de rendre les lois plus claires
et d'une interprétation plus accessible pour tous les Canadiens. Le ministère
de la Justice s'est engagé à cette occasion à rédiger chacune des deux
versions de tout projet de loi ou de règlement touchant au droit privé en
tenant compte également de la terminologie, des concepts, des notions et des
institutions propres aux deux régimes de droit privé canadiens.
L'entrée en vigueur du Code civil du Québec, en
1994, a par ailleurs été l'élément déclencheur à l'origine du projet
d'harmonisation. Ce projet, qui vise un meilleur arrimage entre le droit civil
québécois et la législation fédérale existante, est d'une ampleur sans
précédent dans l'histoire juridique du Canada. Amorcée depuis maintenant plus
de quatre ans, cette initiative s'appuie sur une collaboration étroite entre
les ministères de la Justice du Canada et du Québec, et a bénéficié de
l'apport vital du milieu universitaire.
L'objectif est ambitieux. Il s'agit non seulement
d'apporter des changements d'ordre terminologique, mais surtout de tenir
vraiment compte du caractère bilingue et bijuridique du Canada. Si le projet
d'harmonisation vise avant tout à permettre aux Québécois de mieux se
reconnaître dans la législation fédérale, il sera aussi l'occasion de voir
à ce qu'il n'y ait pas trop de décalage entre la common law des différentes
provinces et les concepts que véhiculent les lois fédérales. Tous les
Canadiens en tireront profit, parce qu'il en résultera une clarification de la
législation et un corpus juridique plus respectueux de leurs institutions
propres.
Ma collègue, la ministre de la Justice,
l'honorable Anne McLellan, vous dressera dans quelques instants un premier bilan
de ce qui a été fait jusqu'à présent. Qu'il me soit simplement permis de
souligner l'ampleur de la tâche. Des quelque 700 lois fédérales qui ont été
examinés par les juristes du ministère de la Justice, un peu plus de trois
cents ont été retenues pour un examen plus approfondi. Dans le projet de loi
qui sera déposé d'ici le mois de juin 1998, les lois faisant l'objet des
rapports les plus évidents avec le droit civil et touchant davantage les
citoyens seront harmonisées.
Lorsque cette phase du projet sera complétée,
le Ministère procédera à l'harmonisation des lois plus complexes dans les
domaines des valeurs mobilières, de la propriété, de la famille et de la
responsabilité civile. Des études plus poussées devront également être
complétées eu égard aux lois qui présentent des difficultés plus
particulières, comme la Loi sur le divorce et la Loi d'interprétation. Le
travail qui reste à faire est donc considérable. Il ne peut évidemment s'agir
que d'une entreprise échelonnée sur plusieurs années.
Je suis donc fier d'annoncer aujourd'hui, à
Montréal, que le gouvernement du Canada a décidé de consacrer à
l'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois,
une somme initiale de plus de 7 418 839 $, soit 3 931 193 $ pour l'exercice
financier 1997-1998 et 3 487 646 $ pour l'exercice 1998-1999. Il faudra
réévaluer les besoins du Ministère dans deux ans, de façon à lui permettre
d'aller de l'avant et de mener son projet à terme.
Conclusion
Nous savons depuis longtemps que l'unité de
l'État ne va pas nécessairement de pair avec l'uniformité de la législation.
Dans L'esprit des lois, Montesquieu déclarait déjà, il y a 250 ans :
«Lorsque les citoyens suivent les lois, qu'importe qu'ils suivent la même».
Montesquieu aurait pu être Canadien. S'il y a un pays où l'on sait que
l'égalité n'est pas synonyme d'uniformité, c'est bien le nôtre.
Le Québec est régi par un système juridique
qui lui est propre et dont l'existence est protégée par la Constitution.
Composante essentielle de sa spécificité, sa tradition de droit privé
constitue également un élément de la diversité du Canada. L'honorable
Charles Gonthier, juge à la Cour suprême du Canada, a décrit de façon
admirable l'importance que revêt le Code civil :
«Pierre d'assise de l'identité québécoise, le
Code civil constitue également une composante originale et caractéristique de
l'identité canadienne [...]. Ce Code est plus qu'un simple texte juridique, il
s'agit d'un véritable énoncé de société».
Le projet d'harmonisation de la législation
fédérale avec le droit civil québécois s'impose comme une nécessité
incontournable. Ce sera une tâche considérable, et le ministère de la Justice
du Canada a la bonne fortune de pouvoir compter sur l'une des communautés
juridiques les plus compétentes du monde pour mener à bien cette entreprise.
C'est la common law et le droit civil qui s'en trouveront enrichis, et ce sont
tous les citoyens qui en récolteront les fruits. Je vous souhaite des travaux
fructueux ainsi que des échanges stimulants.
L'allocution prononcée fait foi
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