« LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
FACE AU PHÉNOMÈNE SÉCESSIONNISTE »
NOTES POUR UNE
ALLOCUTION DEVANT
LE FORUM DIPLOMATIQUE DE BANFF 1998
BANFF, ALBERTA
LE 30 OCTOBRE 1998
L’unité canadienne et les efforts
déployés ces dernières années par le gouvernement du Canada pour la
renforcer forment un sujet qui, sous ses différents angles, revêt un intérêt
pour les autres pays. L’un de ces angles ouvre au type de fédéralisme souple
que nous nous sommes donné. Un auditoire formé d’observateurs étrangers
serait sûrement intéressé par les initiatives prises par le gouvernement
canadien pour assouplir encore davantage notre fédéralisme et le rendre encore
plus à même de répondre aux besoins les plus variés des populations, y
compris aux besoins de la société québécoise avec son caractère unique.
D’ailleurs, le gouvernement du
Canada vient de proposer la création d’un forum de fédérations afin que les
pays qui ont adopté cette forme de gouvernement puissent bénéficier de leurs
expériences respectives.
Mais c’est d’un autre aspect de
la question de l’unité canadienne dont je vais vous parler aujourd’hui, un
aspect qui, lui aussi, me semble avoir des résonances internationales
évidentes. Il s’agit de l’avis de la Cour suprême du 20 août 1998 sur la
sécession unilatérale.
Cet avis est un point tournant dans
l’histoire de la fédération canadienne. Grâce à lui, les difficultés que
poserait la rupture des liens qui unissent le Québec à l’ensemble du Canada
sont mises en lumière mieux que jamais. Il nous aide tous à mesurer à quel
point la conciliation entre la sécession et la démocratie est une entreprise
délicate et difficile dans un État de droit. Cette clarification du droit va
consolider l’unité canadienne, non pas parce qu’elle dresserait de nouveaux
obstacles à l’indépendance du Québec, mais parce qu’elle révèle ceux qu’une
tentative de sécession poserait immanquablement.
Il se pourrait aussi que d’autres
pays dont l’unité nationale est en question gagnent à s’inspirer de la
démarche indiquée par la Cour suprême du Canada. Telle est du moins l’opinion
d’observateurs non canadiens, dont le secrétaire général des Nations Unies.
En effet, à une journaliste du quotidien Le Devoir, M. Kofi Annan a
déclaré récemment, après avoir fait référence à l’avis de la Cour
suprême : «Vous vous parlez, vous ne vous tirez pas dessus. Récemment, d’autres
régions aux prises avec des conflits similaires ont pris les armes au lieu de
discuter. Je pense que vous donnez une leçon au monde entier.» (Le
Devoir, 5-10-98).
De même, le nouveau président de
la Cour européenne des droits de l’homme et l’un des deux experts qui a
présenté un rapport à la Cour suprême à la demande du gouvernement du
Canada, M. Luzius Wildhaber, a déclaré qu’«en réalité, c’est ce qu’une
cour devrait idéalement être capable de faire, soit d’introduire la raison
dans une discussion complexe et d’établir des règles qui, on l’espère,
seront jugées acceptables par toutes les parties.» (Ottawa Citizen, 11-10-98).
Le journal El Pais d’Espagne,
dans son éditorial du 23 août dernier, s’est dit d’accord avec la Cour
suprême du Canada à l’effet que les séparations dans le monde démocratique
doivent être réglées par les parties concernées et non pas de manière
unilatérale. Selon le Boston Globe (21-09-98), la Cour suprême du
Canada clarifie «ce qui est évident pour le reste du monde -- que l’indépendance,
il ne s’agit pas simplement de la demander pour l’obtenir, ce qui est tout
à fait raisonnable.» Et dans le Financial Times (22-10-98), on a pu
lire : «lorsqu’une partie d’un pays est déterminée à partir, (...) il
n’y a que deux voies possibles : la violence ou la négociation. La Cour
suprême du Canada a établi un carnet de route pour la deuxième option.»
Je crois que ces observateurs
étrangers ont raison : l’avis de la Cour suprême du Canada pourrait inspirer
de façon positive la pratique des États dans le monde. Avant de voir avec vous
comment, permettez que je passe en revue la façon dont la communauté
internationale a réagi jusqu’à présent au phénomène sécessionniste, un
phénomène qui risque de multiplier les catastrophes dans l’avenir si le
monde n’améliore pas sa capacité d’y faire face.
1. L’aversion de la communauté
internationale envers la sécession unilatérale
Imaginons un pays démocratique --
qui peut être une fédération, mais pas forcément -- dont les élections
législatives dans l’une de ses régions sont remportées par un parti
séparatiste. Supposons que ce parti séparatiste estime avoir le droit de
proclamer unilatéralement l’indépendance de cette région sur la base de
cette simple victoire électorale, mais ajoute qu’il va tenir un référendum
auprès des électeurs de la région en question afin d’aller chercher une
légitimité démocratique supplémentaire.
Ce parti annonce qu’en cas de
victoire référendaire, obtenue à la majorité simple, il négocierait avec le
reste du pays pour faciliter la transition et en vue de conclure ce qu’il
appelle un accord de «partenariat politique et économique». Il prévient
cependant, qu’à tout moment au cours de cette négociation, il pourrait
prendre sur lui de s’autoproclamer, unilatéralement, gouvernement d’un
État indépendant. Après cette auto-proclamation, affirme-t-il, tous les
citoyens, de la région comme de l’ensemble du pays, et tous les gouvernements,
du pays comme de l’étranger, seraient tenus, en droit, de le considérer
comme étant, effectivement, le gouvernement d’un État indépendant. La
négociation pourrait se poursuivre, mais entre deux États indépendants.
La question que je vous pose, à
vous qui connaissez bien la pratique des États dans le monde, est comment le
gouvernement de ce pays doit-il réagir face à une telle prétention à la
sécession unilatérale du gouvernement de l’une de ses régions. Ma propre
évaluation des choses est qu’aucun pays au monde n’accepterait pour
lui-même une telle démarche de sécession unilatérale.
Parmi les États les plus
démocratiques, il s’en trouve plusieurs qui interdisent la sécession dans
leur Constitution, explicitement ou implicitement. Ils estiment que chaque
parcelle du territoire national appartient à tous les citoyens du pays et que
celui-ci ne saurait donc être divisé.
Quant à la communauté
internationale, elle se montre extrêmement réticente à reconnaître des
sécessions unilatérales en dehors du contexte colonial. Si on pouvait utiliser
un seul indicateur pour démontrer le phénomène complexe de la reconnaissance
internationale, ce serait le statut de membre de l’ONU. Ceci s’explique du
fait qu’en vertu de l’article 4 de la charte des Nations Unies, seuls des États
peuvent être admis comme membres de l’Organisation.
Lors de sa création officielle, le
24 octobre 1945, l’Organisation des Nations Unies comptait cinquante et un
(51) membres. Elle en compte maintenant 185, donc 134 de plus. La plupart de ces
nouveaux membres sont d’anciennes colonies, tandis que d’autres sont nés
lors de la dislocation de l’État prédécesseur, qui n’était plus là pour
s’opposer à la reconnaissance internationale de l’entité sécessionniste.
Comme le faisait remarquer le
professeur James Crawford, de l’Université Oxford, dans le rapport d’expert
qu’il a présenté à la Cour suprême du Canada :
«Depuis
1945, [hors du contexte colonial], aucun État créé par sécession
unilatérale n’a été admis aux Nations Unies à l’encontre de la volonté
exprimée par le gouvernement de l’État prédécesseur.» (...) «Dans les
cas où l’État en cause [prédécesseur] a maintenu son opposition à la
sécession, ces tentatives n’ont récolté à peu près aucun appui ou aucune
reconnaissance de la part de la communauté internationale. Cette observation
demeure vraie même lorsque des considérations d’ordre humanitaire ont
soulevé une grande inquiétude et poussé à l’action.»
Si la communauté internationale s’oppose
si manifestement à ce que la sécession unilatérale soit reconnue comme un
droit automatique en dehors du contexte colonial, c’est sans doute parce qu’il
serait bien difficile de déterminer à qui ce droit serait conféré, qu’un
tel droit automatique à la sécession aurait des conséquences dramatiques pour
la communauté internationale -- avec plus de 3 000 groupes humains se
reconnaissant chacun une identité collective dans le monde -- et que la
création de chaque nouvel État risquerait de créer dans cet État des
minorités qui revendiqueraient leur propre indépendance.
De façon plus fondamentale, une
philosophie de la démocratie qui serait basée sur la logique de la sécession
inciterait les groupes à se séparer plutôt qu’à s’efforcer de se
rapprocher ou de s’entendre. Comme l’a déclaré l’ancien secrétaire des
Nations Unies, M. Boutros Boutros-Ghali : «Il reste que si chacun
des groupes ethniques, religieux ou linguistiques prétendait au statut d’État
la fragmentation ne connaîtrait plus de limites, et la paix, la sécurité et
le progrès économique pour tous deviendraient toujours plus difficiles à
assurer.»
Ce sont là des considérations et
des principes valables. En même temps, on doit quand même se demander s’il
est possible pour un État démocratique de retenir contre sa volonté une
population concentrée sur une partie de son territoire et qui voudrait très
clairement le quitter. À cette question, il faut trouver de bonnes réponses,
car elle s’impose, en cette fin de siècle, comme l’une des plus cruciales
pour l’humanité.
En effet, depuis la fin de la guerre
froide, le nombre de conflits au sein des États a dépassé de beaucoup le
nombre de conflits entre États, a calculé la Carnegie Commission on
the Prevention of Deadly Conflict qui a dénombré pas moins de 233
minorités ethniques ou religieuses qui réclament une amélioration de leurs
droits légaux ou politiques.
2. L’approche canadienne face au
phénomène sécessionniste
Entre l’interdiction stricte de la
sécession et son admission comme un droit automatique, il y a une position
raisonnable : l’approche canadienne.
Je l’ai exprimée dès mon entrée
en politique, en janvier 1996 : «Si le Québec malheureusement votait avec
une majorité ferme sur une question claire pour la sécession, j’estime que
le reste du Canada a l’obligation morale de négocier le partage du
territoire.» (Le Soleil, 27-01-1996).
Cette obligation morale, à laquelle
l’avis de la Cour suprême donne une portée légale, vient de ce qu’une
démocratie comme le Canada ne saurait être elle-même si elle ne reposait sur
l’adhésion volontaire de toutes ses composantes. L’honorable Allan Rock l’a
bien exprimé le 26 septembre 1996, alors qu’à titre de
Procureur général il exposait devant la Chambre des communes les raisons du
renvoi à la Cour suprême :
«Les principales personnalités
politiques de toutes nos provinces et le public canadien ont convenu depuis
longtemps que le pays ne restera pas uni à l’encontre de la volonté
clairement exprimée des Québécois. Notre gouvernement est d’accord avec
cette position. Cette manière de penser découle en partie de nos traditions de
tolérance et de respect mutuel, mais elle existe aussi parce que nous savons
instinctivement que la qualité et le fonctionnement même de notre démocratie
exigent l’assentiment général de tous les Canadiens.»
L’obligation d’entamer des
négociations sur la sécession n’existe que si une population a clairement
donné son appui à la sécession par référendum. Il faut que la question
référendaire ait clairement porté sur la sécession et que la majorité soit
claire, de sorte que cette population ne risque pas de voir remise en cause son
appartenance à l’ensemble du pays à moins d’y avoir renoncé clairement.
Le mieux est de ne pas tenir un
référendum sur la sécession à moins que ce ne soit pour confirmer
officiellement l’existence d’un consensus observable pour ce changement
politique radical. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit dans les treize
cas d’accession à l’indépendance où, en dehors du contexte colonial, un
référendum a été tenu depuis 1945 : la majorité obtenue a été en moyenne
de 92 %.
Bien sûr, je ne propose pas un tel
seuil majoritaire pour le Québec. Mais, au Québec comme ailleurs, il est tout
à fait irresponsable d’envisager la négociation d’une sécession sur la
base d’une majorité courte, d’une population cassée en deux.
Il faut une majorité suffisamment
claire pour qu’elle ne risque pas de fondre sous la pression des difficultés
économiques, sociales et autres qu’une démarche sécessionniste, même
entreprise dans les meilleures conditions, ne manque pas de susciter. De plus,
la majorité doit, par son ampleur, justifier un changement aussi radical qui
engage les générations futures. Il faut se prémunir contre les majorités de
circonstance.
La négociation sur la sécession
doit se faire en accord avec les principes de démocratie, de primauté du
droit, de protection des minorités et de fédéralisme (dans le cas d’une
fédération). Le respect de ces principes est nécessaire pour que la
sécession se réalise dans les conditions les moins mauvaises possibles, avec
un souci sincère de justice pour tous.
Cette recherche de la justice peut
mener à la négociation du tracé des frontières afin d’éviter, là où c’est
possible, que des populations soient changées de pays contre leur volonté
clairement exprimée. C’est là un enjeu délicat qui devrait être traité
avec le même sens de tolérance et de démocratie que celui qui conduit à
accepter la sécession elle-même.
La sécession ne serait proclamée
qu’après que la négociation ait donné lieu à un accord de séparation
accompagné d’une modification constitutionnelle.
Il resterait bien des aspects à
préciser davantage, que la Cour suprême a d’ailleurs sagement laissés à l’appréciation
des politiciens, mais telle est l’approche canadienne dans ses grandes lignes.
Je ne doute pas que, dans le cas du Canada, elle ait un effet bénéfique dans
le sens de l’unité. La raison en est que cette approche introduit la clarté.
Or, justement, s’il y a quelque chose qui ressort clairement, sondage après
sondage, c’est qu’avec une question claire, les Québécois choisissent le
Canada uni.
La grande majorité des Québécois
désirent rester Canadiens. Ils ne veulent pas être forcés de choisir entre
leur identité québécoise et leur identité canadienne. Ils rejettent les
définitions exclusives du mot peuple et veulent appartenir à la fois au peuple
québécois et au peuple canadien, dans ce monde global où le cumul des
identités sera plus que jamais un atout pour s’ouvrir aux autres.
Si l’avis de la Cour suprême a
pour effet de renforcer l’unité canadienne, ce n’est pas du fait de la
volonté des juges, c’est du fait de la volonté des Québécois. En nous
obligeant tous à jouer la clarté, l’avis de la Cour nous place devant le
choix clair des Québécois : le Canada uni.
Malgré ses effets si manifestement
bénéfiques pour l’unité canadienne, je ne doute pas que l’approche qui se
dégage de l’avis de la Cour suprême du Canada apparaît à l’étranger
comme étant très audacieuse et libérale face à ce phénomène abhorré à
travers le monde qu’est la sécession. Après tout, comme l’a dit le
président élu de la Cour européenne des droits de l’homme : «Nulle part
dans le monde, la cour d’un pays a-t-elle décrit les règles avant une
séparation prévisible.»
L’approche canadienne rejette l’utilisation
de la force, de toute forme de violence. L’approche canadienne mise sur la
clarté, la légalité et la justice pour tous. Si elle peut paraître
idéaliste dans un grand nombre de contextes nationaux, c’est justement parce
qu’elle vise à traiter de façon idéale des situations de rupture toujours
complexes et délicates.
Du point de vue des valeurs
universelles, l’approche canadienne me semble admirable. Sa vertu n’est pas
seulement de permettre qu’une entreprise aussi pénible et difficile qu’une
sécession se passe de la façon la moins mauvaise possible. L’approche
canadienne a surtout pour avantage de fournir un excellent argument contre la
sécession. Car c’est en se comportant de façon admirable, même face aux
maux les plus pénibles pour lui, qu’un pays donne à ses citoyens le goût de
rester ensemble. Comme l’a bien résumé le Christian Science Monitor
(25-08-98) : «La cour, dans une décision unanime, a tracé un parcours qui
permet la sécession mais qui met en évidence la gravité d’une telle
démarche. Son raisonnement clair et son souci d’équité devraient donner à
plusieurs Québécois une raison de plus pour rester au sein du Canada.»
Conclusion
Le Canada a beaucoup travaillé pour
la paix dans le monde et la promotion des valeurs démocratiques. Peut-être
est-ce un peu pour cela que la communauté internationale a tant de mal à
dissimuler sa préférence pour le maintien d’un Canada uni, tout en se
gardant bien d’intervenir dans les affaires internes du Canada.
Ainsi, le secrétaire général des
Nations Unies, Kofi Annan, n’a pu s’empêcher de dire récemment à une
journaliste québécoise : «Ne poussez pas pour la séparation.»
(Le Devoir, 05-10-98). Ainsi le président élu de la Cour
européenne des droits de l’homme, M. Luzius Wildhaber, a avoué que la
rupture du Canada serait pour lui une perte personnelle (Ottawa Citizen,
11-10-98). Ainsi l’ancien ambassadeur des États-Unis au Canada,
M. James Blanchard, dans un livre récent, se déclare convaincu que
le monde entier veut que le Canada reste uni.
Eh bien, le Canada vient d’ajouter
une nouvelle contribution, inédite et originale, certes difficile à mettre en
pratique, mais certainement orientée dans la bonne direction. Il suggère une
façon de mieux gérer l’enjeu qui s’impose comme étant le plus important
pour le maintien de l’ordre international, soit la conciliation difficile
entre le respect de l’intégrité territoriale des États et le phénomène
sécessionniste.
L’approche canadienne consiste d’abord
à mettre l’accent sur le besoin d’améliorer toujours davantage un pays
dont tous les citoyens peuvent être fiers, un pays démocratique et prospère
dont les populations variées s’épanouissent avec leurs cultures et leurs
institutions propres tout en travaillant ensemble à des objectifs communs.
Si, malgré ce type d’entente que
procure une fédération comme le Canada, une population devait exprimer
clairement sa volonté de se séparer, alors une négociation sur la sécession
devrait être entamée dans la légalité et avec un souci de justice pour tous,
si nombreuses soient les difficultés inhérentes à cette négociation.
Telle est l’approche canadienne. J’ai
la conviction qu’elle aidera le Canada à maintenir son unité. Je suggère qu’elle
pourrait aussi contribuer à la paix et à la pratique éclairée des États.
L'allocution prononcée fait foi.
|