«Les relations intergouvernementales
au sein des fédérations :
différences de contexte et principes universels»
Notes pour une allocution
de
l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
à la Conférence
internationale sur le fédéralisme
Mont-Tremblant (Québec)
le 6 octobre 1999
Ce qui nous réunit tous durant trois jours ici,
au Canada, au Québec, à Mont-Tremblant, nous qui venons de tous les continents
et de tant de pays différents, c'est la conviction que nous avons à apprendre
les uns des autres. Les contextes dans lesquels nous vivons diffèrent
énormément, mais le fait que nos relations intergouvernementales se font
principalement entre partenaires constitutionnels nous donne un trait commun.
C'est là une expérience partagée dont nous pouvons tirer le plus grand
enseignement.
1. Les différences entre fédérations
Différents, nous le sommes assurément. Le
professeur Watts, dans l'étude dont vous avez reçu un exemplaire lors de
l'inscription, écrit qu'il existe actuellement 24 fédérations comptant
quelque deux milliards d'habitants, ou 40 pour cent de la population mondiale,
et regroupant environ 480 entités fédérées. Certaines de ces fédérations
comptent parmi les pays les plus riches, d'autres sont des pays en voie de
développement. Certaines ont l'étendue d'un continent (la Russie, le Canada)
ou réunissent des populations immenses (l'Inde), d'autres sont bien modestes en
taille (les Comores) ou en population (Saint Kitts et Nevis). Certaines sont des
fédérations bien établies (les États-Unis, 1789; la Suisse, 1848; le Canada,
1867; l'Australie, 1901), d'autres commencent à peine à faire l'expérience du
système fédératif.
De même, nos relations intergouvernementales se
déroulent dans des contextes différents. Permettez que je souligne
quelques-unes de ces différences en prenant la fédération canadienne comme
point de repère.
- Avec un régime parlementaire et un mode de
scrutin à pluralité simple, le système canadien tend à produire des
gouvernements composés d'un seul parti qui sont habituellement en mesure de
faire adopter les lois qu'ils proposent, de sorte que les relations
intergouvernementales se font entre gouvernements forts. En comparaison, les
fédérations où on retrouve un régime présidentiel et/ou un mode de
scrutin proportionnel tendent à avoir des relations intergouvernementales
plus diffuses et profondément marquées par les équilibres entre
l'exécutif et le législatif et entre les coalitions de partis.
- Une autre différence entre les fédérations
vient de leur degré variable de décentralisation. Comparativement à
d'autres fédérations, le Canada reconnaît peu de pouvoirs concurrents et
nos provinces ont de larges compétences législatives propres. Avec le
temps, elles ont aussi accru leurs recettes fiscales en comparaison de
celles du gouvernement fédéral. Ce dernier utilise assez peu son pouvoir
de dépenser et l'assortit de peu de conditions. Les transferts fédéraux
aux provinces sont beaucoup moins conditionnels aujourd'hui qu'ils ne
l'étaient dans les années soixante ou soixante-dix. Ceci est très clair
dans les domaines de la santé et de l'assistance sociale, par exemple.
Comme l'a bien résumé l'ancien Premier ministre du Québec, M. Jacques
Parizeau, le 28 février 1999 : «Le fédéralisme canadien est à peu près
le plus décentralisé du monde, avec la Suisse.»
- La deuxième chambre du Parlement fédéral
canadien n'est pas choisie par les exécutifs ou par les législatures des
entités fédérées. Les relations intergouvernementales se font chez nous
entre des exécutifs clairement distincts et sans lien parlementaire
institutionnalisé.
2. Quelques principes communs aux
fédérations
Il y a bien d'autres différences entre nos
fédérations. Il y a eu cependant, au cours de ce siècle, une tendance
fondamentale qui les a fait se ressembler de plus en plus : l'accroissement du
rôle des gouvernements dans la vie des citoyens. Partout, tant le gouvernement
fédéral que les gouvernements des entités fédérées ont vu croître leurs
responsabilités, de sorte que leurs champs d'action en sont venus à se toucher
de plus en plus. Il leur a fallu apprendre à travailler ensemble de plus près,
à gérer ces interactions intenses. Au Canada, par exemple, entre le 1er avril
1998 et le 31 mars 1999, 70 rencontres fédérales-provinciales-territoriales
ont eu lieu : 36 entre hauts fonctionnaires, 33 entre ministres et une entre
premiers ministres. Et c'est sans compter les innombrables contacts informels.
Du fait que toutes ces interactions se déroulent
entre partenaires constitutionnels, il me semble qu'il y a des principes communs
qui, dans nos fédérations, au-delà des différences de contexte, peuvent
guider les relations intergouvernementales pour bien servir les populations.
Permettez que j'en suggère sept qui m'apparaissent très importants.
1. La Constitution doit être respectée. Il
faut proscrire l'excuse trop facile qui veut que telle ou telle initiative
gouvernementale réponde à un besoin trop pressant pour se laisser arrêter
par des questions de champ de compétence. Les empiétements de compétences
législatives créent une confusion nuisible à la qualité des politiques
publiques.
2. La coopération est une règle de base. Elle
est plus souvent qu'autrement nécessaire tant les champs de compétence des
gouvernements se touchent dans presque tous les secteurs d'activité. De mon
poste, je peux vous confirmer qu'il est peu de politiques que le gouvernement
du Canada puisse mettre en oeuvre seul, sans la collaboration active des
provinces.
3. La capacité d'action des gouvernements doit
être préservée. Il ne faut pas que la recherche de la coopération nous
amène à créer une fédération où aucun gouvernement ne peut bouger sans
obtenir la permission des autres. Les sphères d'action autonomes, la
capacité d'innover, l'initiative, tout cela doit être préservé. Il ne faut
pas tomber dans ce que les Européens appellent le joint decision trap.
4. La fédération doit être flexible. La
recherche d'une action commune doit tenir compte de la diversité du pays;
elle doit concilier les objectifs communs et le désir des citoyens d'avoir
des services gouvernementaux de qualité comparable partout au pays avec la
capacité des entités fédérées d'innover et d'établir entre elles une
saine émulation.
5. La fédération doit être équitable. Les
fédérations doivent favoriser la redistribution entre leurs entités
fédérées, de façon à ce que même les moins fortunées soient en mesure
d'offrir une qualité acceptable de services à leurs citoyens. Au Canada, il
s'agit d'un principe constitutionnel depuis 1982. Nous appelons cela la
péréquation. En Europe, certaines fédérations préfèrent parler d'un
fonds de solidarité. Peut-être devrions-nous utiliser la même appellation
au Canada, car c'est vraiment de cela qu'il s'agit : d'un fonds de solidarité
nationale.
6. L'échange d'information est essentiel. Il
faut éviter l'unilatéralisme et les surprises. Toute nouvelle initiative qui
pourrait avoir un effet notable sur l'action des autres gouvernements doit
leur être annoncée à l'avance. L'échange d'information permet aussi aux
gouvernements de comparer leurs performances, d'évaluer leurs initiatives
respectives et d'établir entre eux une saine émulation.
7. Les contributions respectives des
différents gouvernements doivent être connues du public. Eh oui, la fameuse
visibilité. Il serait très mauvais que la visibilité soit le principal
moteur de l'action des gouvernements. Mais les citoyens ont le droit de savoir
à quoi servent leurs gouvernements. Ils doivent être en mesure d'évaluer la
performance de chacun, c'est une question de transparence. Les gouvernements,
eux, accepteront plus facilement de collaborer s'ils ont l'assurance qu'on
leur attribuera le mérite de leurs initiatives.
Voilà des principes qui, selon moi, pourraient
guider les relations intergouvernementales dans les fédérations. En tout cas,
leur importance m'apparaît certaine au Canada. Je ne dis pas que nous,
Canadiens, parvenons complètement à les respecter. Je dis que nous devons nous
y efforcer.
3. Les principes en action : le
fédéralisme au concret
Il y a tant à attendre de bonnes relations
intergouvernementales dans une fédération. Nul autre système que le
fédéralisme ne permet de concilier aussi bien l'action commune et la
diversité des expériences. Certes, un gouvernement central dans un pays
unitaire a plus de facilité à choisir et à mettre en oeuvre ses politiques
comme il l'entend, suivant un plan unique. Mais il en a moins à apprendre de la
diversité des expériences. S'il se trompe, tout le pays se trompe. Et la
détection des erreurs est longue, car l'action gouvernementale ne se prête pas
à la comparaison lorsqu'il n'y a qu'un seul gouvernement. Une fédération, où
les divers gouvernements préservent leur inventivité, leur capacité
d'initiative, tout en collaborant entre eux afin d'atteindre des objectifs
communs, est plus apte à repérer les meilleures politiques adaptées à chaque
contexte.
Bien sûr, cela ne se fait pas sans mal. Une
certaine tension créatrice est inhérente au système fédératif. La
perspective du gouvernement fédéral n'est pas celle des entités fédérées.
Le gouvernement fédéral, représentant tous les électeurs, se préoccupe
naturellement du principe 2 : la nécessaire collaboration, la mise en commun
des ressources et des talents pour l'atteinte d'objectifs nationaux. Les
gouvernements des entités fédérées ont en tête les principes 3 et 4 : leur
marge d'action autonome, leur capacité d'initiative et d'innovation. Pour que
les relations intergouvernementales donnent de bons résultats, il faut que
chacun accepte le bien-fondé du point de vue de l'autre et que tous respectent
les autres principes : le respect de la Constitution, l'équité, l'échange
d'information et la transparence.
Nous, élus et fonctionnaires, praticiens du
fédéralisme, qui vivons au jour le jour les moindres péripéties des
relations intergouvernementales, ne devons pas oublier que nos concitoyens, en
grande majorité, se soucient beaucoup moins que nous de savoir qui fait quoi et
comment. Ils en veulent pour leurs impôts en termes de qualité des services
publics. À cet égard, ils sont en général plus pragmatiques que nous. Au
Canada, par exemple, les enquêtes d'opinion montrent que les Canadiens de
partout au pays, y compris du Québec, sont favorables à une plus grande
collaboration entre les ordres de gouvernement plutôt qu'aux grands mouvements
de centralisation ou de décentralisation.
Nous avons, en effet, intérêt à juger nos
fédérations avec pragmatisme, à leurs résultats concrets du point de vue de
la qualité de vie qu'elles procurent. Il est trop facile d'être négatif et de
dresser la liste des conflits et désaccords intergouvernementaux qui
surviennent dans la vie d'une fédération, sans relever les ententes qui sont
bien plus nombreuses. Au Canada, près de 500 ententes intergouvernementales ont
été signées au cours des quinze dernières années. Leurs retombées ont
profondément aidé les Canadiens. Il serait bon de se le dire plus souvent.
Il faut juger nos fédérations à leurs
résultats, même en ce qui a trait aux enjeux constitutionnels. Au Canada, le
parlement du Québec, ma province, n'a pas accepté la Loi constitutionnelle de
1982, et les négociations constitutionnelles qui ont suivi pour résoudre ce
désaccord ont échoué. Faut-il conclure à l'échec du Canada? Assurément,
non. La Loi constitutionnelle de 1982, certes perfectible, doit elle aussi être
jugée à ses résultats concrets quant à la qualité de vie des citoyens. Ses
principaux éléments sont appréciés des Canadiens, y compris des Québécois
: une charte des droits et libertés, une meilleure protection de la langue
française, l'enchâssement de la péréquation, la possibilité de
modifications constitutionnelles bilatérales (ce qui a enfin permis de
déconfessionnaliser les commissions scolaires québécoises et terre-neuviennes).
Pour toujours améliorer nos fédérations, y compris leurs constitutions, il
faut être juste envers elles, les juger à leurs résultats, sans complaisance,
mais aussi sans négativisme.
Conclusion
Le fédéralisme est plus qu'un système efficace
de gouvernement. Il est aussi apprentissage de la négociation, art de la
résolution des conflits, cette dimension inévitable de la vie en société. Un
des avantages de la forme fédérative de gouvernement est que les solutions se
découvrent mieux quand les désaccords paraissent au grand jour, entre
partenaires constitutionnels, plutôt que dans l'atmosphère raréfiée des
grosses bureaucraties centralisées qui alourdissent le fonctionnement des pays
unitaires.
Nous avons entre Canadiens l'un des débats les
plus difficiles qui soit pour une fédération : la possibilité de sa rupture.
Certains de mes concitoyens québécois, minoritaires à mon avis, pensent que
la fédération canadienne ne convient pas au Québec et que celui-ci doit
devenir un État indépendant. Il importe que ce débat difficile se déroule
dans le respect de la démocratie, de l'État de droit et de la dignité des
personnes. Notre longue expérience fédérative devrait nous y aider.
Dans une fédération, les gouvernements sont en
bonne position pour donner l'exemple à leurs citoyens, en leur prouvant qu'il
leur est possible de collaborer pour le pays entier, dans le respect des
différences de partis, de régions, de langues, de cultures ou de composition
ethnique. Le fédéralisme est la preuve que la diversité n'est pas un
problème, qu'elle est une force pour un pays. Certes, les relations
intergouvernementales dans les fédérations sont parfois bien complexes. Mais
les praticiens que nous sommes ne doivent jamais oublier qu'au-delà de cette
complexité nécessaire, qui fait notre pain quotidien, le fédéralisme est,
par dessus tout, un projet profondément humain.
L'allocution prononcée
fait foi
|