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Archives - Salle de presse

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«Le rôle moteur du gouvernement du Canada
dans la Révolution tranquille»

Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

à l'occasion du colloque
«La Révolution tranquille : 40 ans plus tard...»

Université du Québec à Montréal

Montréal (Québec)

le 30 mars 2000

L'allocution prononcée fait foi


          Notre Révolution tranquille a eu de fortes caractéristiques propres. L'Université dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, avec sa personnalité bien à elle, en est un exemple.

          Pourtant, je crois que pour bien mesurer toute la portée de notre Révolution tranquille, il faut en saisir sa dimension universelle en plus de ses traits spécifiques. Elle s'est inscrite dans une tendance forte de l'histoire sociale contemporaine : l'ajustement des sociétés catholiques face aux sociétés protestantes durant l'ère industrielle et post-industrielle.

          La conjonction de ce phénomène social avec un autre phénomène de nature plus institutionnelle, l'édification de l'État-providence, a fait en sorte que l'un des moteurs de notre Révolution tranquille a été notre gouvernement fédéral. C'est ce que je vais faire valoir avant de dégager de cette démonstration des conclusions qui me semblent utiles pour nos débats d'aujourd'hui.

 

1. Une révolution wébérienne

          Le sociologue allemand Max Weber, dans son ouvrage classique L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme(1), publié en 1905, a affirmé que les sociétés protestantes s'adaptent mieux à l'industrialisation que les sociétés catholiques en raison d'une plus grande valorisation de l'enrichissement matériel et de l'initiative individuelle.

          Weber a peut-être poussé l'argument de façon trop systématique, mais il est certain que les sociétés protestantes se sont engagées dans l'ère industrielle plus rapidement que les sociétés catholiques - ce qui du reste n'enlève rien aux vertus du catholicisme en termes de dévouement et d'altruisme. Au début du XXe siècle, les économies dynamiques étaient principalement en pays protestants et les seuls pays catholiques qui les approchaient, la France et la Belgique, étaient situés dans la même région géographique. La minorité protestante jouait d'ailleurs en France un rôle économique disproportionné. En Europe, le taux de croissance économique des pays protestants excédait de 152 % celui des pays catholiques. Avec la sécularisation, les pays catholiques ont comblé leur retard et le développement économique a cessé de rimer avec protestantisme(2).

          L'effet de convergence produit par la sécularisation a pu être observé aussi sur le plan des valeurs privées. Aux États-Unis par exemple, les catholiques des années cinquante avaient des valeurs nettement plus autoritaires et traditionnelles que les protestants. Ces différences se sont évanouies par la suite avec la baisse de la ferveur religieuse des catholiques et des protestants(3).

          Il est arrivé que le rattrapage catholique ait connu une accélération au moment d'une libéralisation soudaine accompagnée d'une brusque sécularisation. Certaines sociétés catholiques ont vécu un dégel du genre encore plus spectaculaire que le nôtre. Je pense notamment à l'Espagne. Quiconque a visité ce pays au milieu des années soixante-dix, pour ensuite y retourner au début des années quatre-vingt, n'a pu qu'être frappé par l'incroyable changement qui s'y est effectué en quelques années. L'Irlande des années quatre-vingt-dix offre une autre manifestation saisissante de ce phénomène.

          C'est cet ébranlement du catholicisme traditionnel qui s'est produit dans le Québec du début des années soixante. Bien sûr, il ne faut pas exagérer la coupure de 1960 et le mythe de la grande noirceur. Mais Révolution tranquille il y a bien eue. Elle a été d'abord et avant tout un phénomène de sécularisation accélérée, parallèlement d'ailleurs au Concile de Vatican II. En quelques années l'Église a perdu au Québec l'essentiel de son pouvoir séculier, comme l'a bien décrit mon père, Léon Dion, dans son livre sur le projet de loi 60 qui allait créer le ministère de l'Éducation. On ne mesurera jamais assez les répercussions profondes que la perte du pouvoir du clergé a eues sur la vie de tous les jours des Québécois catholiques francophones.

          Ceux qui sont assez âgés ont tous leurs souvenirs personnels de cette époque. Je me souviens de ces petits voisins et voisines qui nous disaient : «Vous les Dion allez brûler en enfer parce que vous n'assistez pas à la messe chaque dimanche.» Puis soudainement, un dimanche matin, ils étaient avec nous sur les pentes de ski.

          Il aurait été bien étonnant que le Canada échappe à cette tendance lourde qui a fait que les sociétés catholiques ont été plus lentes que les sociétés protestantes à progresser dans la modernité et le libéralisme. Au Canada comme ailleurs, on a pu observer des revenus moins élevés, un entrepreneurship moins développé et, surtout, une scolarisation beaucoup moins poussée chez les catholiques que chez les protestants.

          Prenons la scolarisation, compétence provinciale. Au Québec, l'instruction ne devint obligatoire pour les catholiques qu'en 1943, trente ans après que le comité protestant eut instauré cette mesure. L'Université McGill accepta les étudiantes en 1884, autorisation qui ne fut accordée que cinquante ans plus tard en milieu catholique. À la veille de la Révolution tranquille, moins de la moitié des 14-17 ans fréquentent l'école au Québec comparativement à 80% en Ontario.  Le taux de scolarisation universitaire est beaucoup plus faible au Québec chez les francophones (2,9 %) que chez les anglophones (11 %).

          Qui dit tendance lourde ne dit pas fatalité. Le Québec catholique francophone aurait pu connaître une adaptation plus rapide si le cours des événements avait été différent. Après tout, le Québec a connu une forme de pré-révolution tranquille sous le gouvernement libéral d'Adélard Godbout durant les années quarante, avec le droit de suffrage et d'éligibilité accordé aux femmes, l'accès des femmes à la pratique du droit, l'instruction obligatoire, la création d'Hydro-Québec et le début d'étatisation de l'électricité, la création d'une commission du service civil indépendante que Duplessis mettra ensuite en veilleuse(4) et le droit d'association et la liberté syndicale dans les négociations pour les salariés.

          Réformes progressistes, valorisation du rôle de l'État, promotion de l'éducation, lutte au patronage, autant d'orientations qui ont valu à Godbout d'être farouchement combattu par l'Église et le nationalisme conservateur de l'époque. En plus de la crise de la conscription, qui lui a nui, son insistance sur l'instruction obligatoire a été dénoncée comme de l'anticléricalisme, sa promotion des femmes allait à l'encontre de l'unité et de la hiérarchie familiales telles que définies par l'Église, sa lutte contre le patronage était confondue à l'importation de schèmes étrangers, sa valorisation du rôle de l'État a été dénoncée comme du bolchévisme. Comme l'a écrit son biographe Jean-Guy Genest : «On peut regretter que l'ère des réformes qu'il a inaugurée n'ait pu se poursuivre, le Québec n'aurait pas attendu les années soixante et la Révolution tranquille pour changer de visage.»(5)

          Le vent de réformes aurait sans doute continué avec Godbout. On n'aurait peut-être pas attendu les années soixante pour réformer le cours classique traditionnel, avec la faiblesse de son enseignement scientifique, car Godbout avait dénoncé cette chasse-gardée de l'Église. Il avait aussi annoncé sa volonté d'adopter un régime d'assurance-maladie et avait créé une commission à cet effet.

          La collaboration avec l'effort modernisateur du gouvernement du Canada aurait certainement été plus positive, car Godbout, tout en défendant l'autonomie provinciale, savait faire la part des choses. C'est en bonne partie grâce à lui que la modification constitutionnelle qui a permis au gouvernement du Canada de créer l'assurance-chômage a pu se faire. À cette époque, l'aide aux chômeurs, malgré son insuffisance, absorbait la moitié du budget provincial. Et ce n'est pas Godbout qui aurait empêché, comme Duplessis l'a fait jusqu'à sa mort, l'achèvement de la route transcanadienne parce que le gouvernement du Canada exigeait qu'on accorde les contrats aux plus bas soumissionnaires sans égard aux affiliations politiques.

          Seulement voilà, Adélard Godbout, malgré une avance de quatre points dans le vote populaire, victime de la carte électorale et de la concentration du vote anglophone et allophone qui l'appuyait massivement, a perdu l'élection de 1944. Il est tombé sous les accusations d'anticléricalisme, de socialisme et de servilité envers Ottawa.

          Ainsi, la Révolution tranquille aurait pu se produire plus tôt. Mais elle aurait pu tout autant survenir plus tard, ou prendre la forme d'une évolution plus lente et progressive. C'est ce qui se serait sans doute produit si l'équipe libérale de Jean Lesage n'avait pas gagné de justesse l'élection de 1960, après une campagne qui a su rejoindre les aspirations modernisatrices d'un grand nombre de francophones et obtenir l'appui massif du vote anglophone et allophone.

          Pas de fatalité donc dans le cours des choses, mais plutôt une tendance fondamentale : notre Révolution tranquille a été une révolution wébérienne, c'est-à-dire une adaptation d'une société catholique à un monde séculier. Dans cette adaptation, notre gouvernement fédéral, qui n'était pas, comme notre gouvernement provincial, sous l'emprise du catholicisme conservateur, a joué un rôle moteur. Un rôle amplifié par l'importance accrue qu'ont pris les gouvernements centraux lors de la mise en place de politiques d'inspiration keynésienne et de l'État-providence.

 

2. Le rôle moteur du gouvernement fédéral

          Le slogan de la Révolution tranquille a été «Il est temps que ça change». Les vents de changement que les Québécois ont fait souffler sur leur société sont venus des universités, des syndicats, des intellectuels, de l'Église elle-même, mais une part appréciable est venue de nos institutions fédérales. Comme je suis conscient qu'on pourrait me soupçonner de partialité, je vais appeler à la barre une personnalité politique d'une autre orientation politique que la mienne et qui, du reste, a été un grand artisan de la Révolution tranquille : M. Jacques Parizeau.

          «Avant la Révolution tranquille», a-t-il déclaré dans une entrevue accordée à Robert-Guy Scully le 22 janvier 1999, «tous ceux qui ont développé parmi les jeunes Québécois une expertise économique, il n'y en a pas tant que ça, travaillent à Ottawa. C'est à Ottawa que les choses se passent. C'est Ottawa qui a créé le système de sécurité sociale au Canada, la politique de reconstruction qu'on a faite après la Deuxième Guerre mondiale. Le gouvernement sérieux, c'est Ottawa. Québec est une espèce d'officine politique, un peu patronage. (...) À partir des "Désormais" de Sauvé, (...) beaucoup de ceux qui (...) travaillent à Ottawa pour des commissions d'enquête ou comme consultants dans tel ou tel ministère se rabattent vers Québec et d'abord sont un peu horrifiés de voir ce qu'ils trouvent.»

          Cette citation de M. Parizeau décrit bien les deux rôles clés qu'a joués le gouvernement du Canada. Il a d'abord été le réformateur, celui qui a lancé les grandes politiques qui ont permis aux provinces de prendre le relais, ce que le gouvernement du Québec a fait avec beaucoup d'enthousiasme et d'originalité. Mais il a été aussi un refuge, une aire de liberté, une école, comme dans le cas de deux des principaux artisans de la Révolution tranquille, Georges-Émile Lapalme et Jean Lesage, qui ont commencé leur carrière sur la scène fédérale ou de René Lévesque qui s'est fait connaître comme vedette à la télévision d'État.

          Partout en Occident, l'effort de modernisation d'après-guerre a été mené par le gouvernement central, y compris dans les fédérations, comme l'a bien montré Edmond Orban(6). Au Canada, le caractère décentralisé de notre fédération a permis à certaines provinces -- surtout la Saskatchewan avec l'arrivée au pouvoir de la CCF -- d'être de véritables laboratoires d'innovations, mais c'est le gouvernement du Canada qui a permis de consolider ces expériences et de les étendre à l'échelle du pays.

          La mise en place de l'État-providence a donc été d'abord lancée par le gouvernement fédéral et a exigé, dans un premier temps, une plus grande centralisation. Le régime Duplessis et ses soutiens cléricaux, nationalistes et conservateurs vont s'opposer à ces initiatives fédérales. La population québécoise, par contre, y fera bon accueil. Par exemple, au début des années 1950, les Québécois s'inscrivent massivement au programme des allocations familiales qui sont facultatives et, comme le révèle un sondage Gallup en 1955, l'approuvent à 95 %.

          Comme l'a écrit Dominique Marshall : «Durant deux décennies, le gouvernement fédéral avait préparé indirectement la venue d'un État-providence provincial, en fournissant lois, structures et expertise aux réformistes québécois»(7). Ce que le gouvernement fédéral a initié, les gouvernements provinciaux vont en effet le prolonger, en partie grâce à des subventions et à des ententes établies notamment au moyen du pouvoir fédéral de dépenser. Claude Ryan, par ailleurs très méfiant envers ce pouvoir aujourd'hui, l'a reconnu : «Le leadership du gouvernement fédéral au cours du dernier demi-siècle a permis au Canada de mettre en place un imposant filet de sécurité sociale. Celà aurait été impossible sans le pouvoir fédéral de dépenser».(8) [traduction] La Révolution tranquille, ce sera en partie l'histoire de ces ententes négociées alors même que le gouvernement du Québec deviendra, lui aussi, «un gouvernement sérieux», pour reprendre l'expression de M. Parizeau.

          Pour devenir sérieux, un gouvernement a besoin d'un personnel hautement qualifié et expérimenté. Jean Lesage et son équipe ont largement puisé à Ottawa. Quelques exemples : René Lévesque a recruté Michel Bélanger, fonctionnaire au ministère des Finances du gouvernement fédéral pour le poste de directeur général de la planification au ministère des Ressources hydrauliques et il a nommé Jean Lessard, vice-président de l'Administration de la voie maritime du Saint-Laurent, au poste de président d'Hydro-Québec. Le nouveau directeur de la Police provinciale a été Josaphat Brunet, ex-officier de la GRC. La présidence de la Commission du service civil a été confiée à un fonctionnaire fédéral de vingt années d'expérience, Jean Fournier. C'est un autre fonctionnaire à Ottawa, Roger Marier, que Jean Lesage a nommé sous-ministre de la Famille et du Bien-être social. C'est Roger Marier, comme le rappelle le Père Georges-Henri Lévesque, qui «nous a fait passer de la charité spontanée et souvent mal organisée au niveau de l'assistance sociale universelle»(9). Enfin, Jean Chapdelaine, après 27 années dans la diplomatie canadienne, a donné un élan à la diplomatie québécoise.

          Mais au-delà des cercles gouvernementaux, «la Révolution tranquille fut d'abord une révolution culturelle», a écrit Fernand Dumont.(10) Il est indéniable que le gouvernement du Canada a contribué directement à la renaissance culturelle du Québec par ses politiques de communication et de recherche scientifique. La Commission Massey-Lévesque sur l'avancement des arts, des lettres et des sciences, Radio-Canada, l'Office national du film, le Conseil des arts du Canada vont «paver la route à la Révolution tranquille», selon l'expression de Louis Balthazar(11).

          Il faut se rendre compte que la télévision de Radio-Canada fut «le premier organisme culturel du Québec à ne pas être contrôlé par le clergé»(12). Fernand Séguin dira que «Radio-Canada c'est ce qu'il y a de plus extraordinaire qui soit arrivé au Canada français depuis Jacques Cartier.»(13) Pour Marcel Dubé(14), la télévision d'État a été à la source du rajeunissement intellectuel, de l'essor des arts et des lettres et de la révolution idéologique observés au Québec.

          Il y aurait tant à ajouter sur le rôle du gouvernement du Canada dans la Révolution tranquille. Je n'ai rien dit par exemple de la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme, établie par le Premier ministre Pearson. Elle a sonné le réveil dans bien des domaines. La seule étude d'André Raynauld(15) , faite pour le compte de cette commission, qui révélait la faible participation des Canadiens français à l'économie du Québec, provoqua «une commotion générale», selon l'expression de mon père.(16) Mais je crois avoir fait ma démonstration : le gouvernement du Canada a été un moteur, trop souvent méconnu, de la Révolution tranquille.

 

3. Deux conclusions pertinentes pour nos débats d'aujourd'hui

          Je dégagerai deux conclusions, l'une touchant notre nationalisme, l'autre notre fédéralisme.

          Ma première conclusion est que le nationalisme n'est en soi ni bon ni mauvais. Avant la Révolution tranquille, il a souvent été une force de freinage à la modernisation du Québec, mais depuis il a souvent été une stimulation.

          Par exemple, le nationalisme a servi de justification au patronage avant la Révolution tranquille, alors qu'après il a servi de justification pour le combattre(17). Autant avant, c'était «être nous-mêmes» que d'agir selon des pratiques paternalistes, autant après il devenait impératif d'assainir nos moeurs politiques pour être les meilleurs. C'est René Lévesque sans doute qui a le mieux décrit cette métamorphose du nationalisme. Dans ses mémoires, il n'a pas de qualificatifs trop forts pour dénoncer l'administration publique que Duplessis avait laissée : «loterie arbitraire», «corps de policiers pourri jusqu'à la moelle», «écuries d'Augias»(18). Il serait difficile de trouver un autre ancien chef de gouvernement qui ait attaché plus d'importance dans ses mémoires que René Lévesque au thème de l'intégrité gouvernementale.

          Si le nationalisme peut être une bonne chose, il ne l'est pas forcément. Il risque toujours de devenir un cran d'arrêt de la pensée, une référence impérative à un passé qui nous définirait pour toujours, une obsession du consensus comme gage de fidélité à nous-mêmes. C'est ce qui arrive quand on en vient à se définir collectivement selon un «modèle» que personne n'est autorisé à remettre en cause sous peine d'être accusé de ne plus aimer le Québec.

          La Révolution tranquille ne s'est pas faite au nom d'un «modèle québécois» ou de «demandes traditionnelles». Au contraire, le modèle de l'époque, tel qu'il se profile par exemple dans la Commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels établie par Duplessis en 1953, celui d'une culture communautaire traditionnelle fondée sur «la famille, le travail autonome, la paroisse»(19), opposait un rempart à bien des réformes. La Révolution tranquille a été faite par une génération de Québécois qui étaient résolus à brasser la cage et qui n'ont pas avancé les yeux rivés sur le rétroviseur.

          De même, le nationalisme nuit quand il devient une obsession de la distinction. Nous, les Québécois, sommes distincts des autres Canadiens pour des raisons évidentes. Mais nous ne sommes pas que distincts, quand même. Nous partageons avec eux quantité d'objectifs et d'intérêts. La Révolution tranquille nous a permis d'affirmer davantage les droits de la langue française et a fait apparaître de nouvelles formes d'inventivité québécoise, mais à bien des égards nos moeurs et nos institutions sont devenues moins distinctes de celles des autres Canadiens. De plus, le profil de notre distinction a varié avec le temps. La Révolution tranquille aurait été bien plus difficile à réaliser si la conception que la Commission Tremblay se faisait de notre société distincte avait été enchâssée dans la Constitution.

          Voilà qui m'amène à notre fédéralisme. Nous, les Québécois, avons deux gouvernements dotés de pouvoirs constitutionnels : notre gouvernement provincial et notre gouvernement fédéral. Ce dernier n'est pas une puissance étrangère pour nous. Il a puissamment contribué à forger notre société, durant la Révolution tranquille comme à d'autres époques. Ce n'est pas parce que nous y sommes en minorité qu'il faut lui donner toujours tort à priori. Il lui est arrivé d'avoir raison contre notre gouvernement provincial et je dirais que ce fut plus souvent qu'autrement le cas durant la période Duplessis.

          Ce gouvernement fédéral, nous l'influençons en retour. De Pierre Trudeau et de son équipe de Québécois qui ont tant réformé Ottawa, on peut dire qu'ils ont eux-mêmes été des artisans et des produits de la Révolution tranquille. Ils ont porté son dynamisme jusqu'au coeur des institutions que nous partageons avec les autres Canadiens. Ils ont affirmé notre langue et fait valoir leurs talents à Ottawa comme l'équipe Lesage l'avait fait à Québec.

          Du point de vue intergouvernemental, la Révolution tranquille a été l'apparition de deux gouvernements sérieux au lieu d'un seul. Pour certains d'entre nous, c'est là une contradiction intenable. De la même façon qu'ils nous demandent de renoncer à notre identité canadienne pour être Québécois uniquement, ils nous disent que notre seul gouvernement est celui du Québec. En matière de gouvernance comme d'identité, ils sont adeptes de la pensée unique.

          M. Jacques Parizeau est sans doute celui qui a le mieux exprimé cette conception jacobine de la société politique qui exige que le siège de l'autorité ne réside qu'en un seul lieu. En 1967, il affirmait déjà que le Canada était tombé dans «l'anarchie» parce que «nous avons poussé déjà trop loin» la décentralisation : «Nul pays ne devrait être autorisé à fragmenter son pouvoir de décision comme nous l'avons fait (...)»(20). Le 28 février 1999, à Québec, il répétait la même conviction : «Il est absolument impératif que le gouvernement fédéral, pour être capable de garder les pouvoirs d'un véritable gouvernement et de déterminer des politiques à suivre, centralise ce qui est une fédération extraordinairement décentralisée».

          Le Canada va se centraliser, le Québec doit en sortir : telle est la prophétie de M. Parizeau, immuable depuis les années soixante. Je suis persuadé qu'elle est fausse et que M. Parizeau a tiré la mauvaise conclusion d'une Révolution tranquille à laquelle il a tant contribué.

          Nous pouvons et nous devons avoir deux gouvernements sérieux. Deux gouvernements qui ont chacun leurs perspectives, qui sont sujets à différentes influences et qui, par une saine émulation, apprennent l'un de l'autre ainsi que des autres gouvernements de notre fédération. C'est ainsi que nous nous donnons les meilleures chances de développement. Bien sûr, il est normal que nous ayons différentes opinions sur leurs rôles respectifs ou leur place vis-à-vis la société civile et les forces du marché. Mais l'important est que nous considérions ces deux gouvernements comme les nôtres et que nous les encouragions à collaborer par-delà leur concurrence naturelle.

          Telle est la principale conclusion que je tire du rôle moteur du gouvernement du Canada dans la Révolution tranquille.


1. Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1967, C1964, 2e édition.

2. Ronald Inglehart, «The Renaissance of Political Culture», American Political Science Review, 82, (1988), p. 1203-1230.

3. Duane F. Alwin, «Religion and Parental Orientations: Evidence of a Catholic-Protestant Convergence», American Journal of Sociology, 92, (1986), p. 412-40.

4. James I. Gow, Histoire de l'administration publique québécoise, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1986, p. 274-277.

5. Jean-Guy Genest, Godbout, Sillery (Québec), Les éditions du Septentrion, 1996, p. 327.

6. Edmond Orban, La dynamique de la centralisation dans l'État fédéral : un processus irréversible?, Montréal, Québec-Amérique, 1984.

7. Dominique Marshall, Aux origines sociales de l'État-providence : familles québécoises, obligation scolaire et allocations familiales,1940-1955, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1998, p. 287.

8. Claude Ryan, «The agreement on the Canadian social union as seen by a Québec federalist», Inroads, 8, (1999), p. 33.

9. Georges-Henri Lévesque, Souvenances 2 : Remous et éclatements, Montréal, Les Éditions de La Presse, 1986, p. 113.

10. Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, l'Hexagone, 1987, p. 305.

11. Louis Balthazar, «Quebec and the Ideal of Federalism», dans M. Fournier, M. Rosemberg et D. Whyte (eds.), Quebec Society, Critical Issues, Scarborough, Prentice Hall,1997, p. 46-47.

12. Louis Balthazar, «Aux sources de la Révolution tranquille : continuité rupture, nécessité», in M. R. Lafond (sous la dir.) La Révolution tranquille 30 ans après, qu'en reste-t-il?, Hull (Québec), Éditions de Lorraine, 1992, p. 94.

13. Fernand Séguin, cité dans Ignace Cau, L'édition au Québec de 1960 à 1977, Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1981, p. 98.

14. Marcel Dubé, «Dix ans de télévision», Cité libre, 48, (juin-juillet) 1962, p. 24-25.

15. André Raynauld et al., La répartition des revenus selon les groupes ethniques, Étude de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. (La troisième étude du Livre III du Rapport de la Commission publié en 1969, Le monde du travail. Le secteur privé, est basée sur l'étude d'André Raynauld et al.)

16. Léon Dion, La révolution déroutée, Montréal, Boréal, 1998, p. 214.

17. Jacques Bourgault et Stéphane Dion, «Public sector ethics in Quebec: The contrasting society», dans Corruption, Character and Conduct, Toronto, Oxford University Press, 1993, p. 67-89.

18. René Lévesque, Attendez que je me rappelle..., Montréal, Québec-Amérique, 1988.

19. Québec, Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (Commission Tremblay), 1956, volume II, p. 69.

20. Conférence prononcée à Banff, reproduite dans René Lévesque, Option Québec, Montréal, Éditions de l'Homme, 1968, p. 104.  


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Mise à jour : 2000-03-30  Avis importants