En l'honneur des présidents du Conseil pour l'unité
canadienne : Quelques réflexions sur le concept de
nation
Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Discours devant le
Conseil pour l'unité canadienne
Montréal (Québec)
le 6 avril 2001
L'allocution prononcée
fait foi
Oui, comme le vidéo que nous venons de voir l'a bien montré, le Conseil pour
l'unité canadienne (CUC), sous le leadership de ses présidents, a joué un
rôle essentiel. Et il l'a toujours fait à l'image de notre pays : en faisant
de notre diversité une force. Le CUC brise la barrière des langues entre
francophones et anglophones, il rapproche les Canadiens de différentes cultures
et des différentes régions du pays, de l'Ouest à l'Est, sans oublier le Nord.
Et ainsi, il devient synonyme de brassage d'idées et de principe d'action. Il
devient aussi source d'information, surtout avec l'ajout, plus récent, du
Centre de recherche et d'information sur le Canada (CRIC).
Je m'en voudrais de ne pas souligner à cet égard l'apport de ma collègue, la
sénatrice Joan Fraser, du temps qu'elle tenait les rênes du
CRIC. Il n'y a pas que des hommes qui ont contribué au CUC, quand même!
Mais le Conseil pour l'unité canadienne joue aussi un autre rôle sur lequel je
voudrais insister. Il est notre seul forum politiquement œcuménique. C'est
l'unique endroit où nous nous trouvons tous ensemble, tous partis politiques
confondus, œuvrant au fédéral ou au provincial, autour de notre engagement
pour notre pays, le Canada. C'est le lieu par excellence où nous pouvons, si
nous en avons la volonté politique, nous considérer comme des alliés. Le CUC
et ses présidents successifs n'ont jamais ménagé leurs efforts pour
préserver cette alliance, pour nous rappeler que notre pays doit toujours
passer avant nos partis.
La lutte des partis pour le pouvoir est toujours si intense, si pleine
d'affrontements, si injuste et difficile parfois, que l'accumulation des
désaccords, et même des méfiances et des rancœurs, pourrait nous faire
oublier que nous sommes tous des Canadiens convaincus. Le CUC est là pour nous
le rappeler constamment.
Il n'y a rien d'anormal à ce que nous ayons des vues différentes sur les
rôles respectifs du gouvernement fédéral ou des gouvernements des provinces,
ou sur le champ d'action du secteur public par rapport aux forces du marché. Il
n'existe pas de démocratie sans divergences de vue entre les forces de gauche,
de droite et du centre. Il n'y a pas de démocratie, et encore moins de
fédération démocratique, sans vifs débats sur le degré de centralisation ou
de décentralisation souhaitable. Le CUC est là pour nous rappeler que de tels
débats sont normaux et sains. Ailleurs dans le monde démocratique, on ne les
transforme pas en arguments en faveur de la sécession. Il n'y a aucune
raison pour qu'on le fasse au Canada.
Rassemblement œcuménique de Canadiennes et de Canadiens de toutes origines, de
toutes les régions, de tous les partis, anglophones et francophones, le Conseil
pour l'unité canadienne est à la fois la voix de la conviction et la voix de
la modération. Il nous rappelle que le renforcement de notre pays passe par le
dialogue permanent dans le respect mutuel, un dialogue et un respect entre nous,
Canadiens convaincus, mais aussi avec ceux de nos concitoyens qui ne croient pas
au Canada. Le CUC nous aide à ne pas considérer ces concitoyens comme nos
ennemis. Si nous avons un adversaire, celui-ci est une idéologie, le
séparatisme. Ceux qui adhèrent à cette idéologie sont des concitoyens à
traiter avec respect. Le respect inclut la franchise. On ne les réconciliera
pas avec le Canada en les confortant dans leurs mythes à propos du Canada.
Donc, franchise avec les indépendantistes, mais aussi franchise entre nous. Je
vais enchaîner en tentant d'illustrer concrètement la valeur
du CUC en tant que forum de réflexion où il est possible de parler en toute
franchise et en toute confiance. Je vais essayer de faire cette démonstration
en traitant de l'un des débats de l'heure, celui portant sur la nation
québécoise.
Le nouveau premier ministre du Québec, M. Bernard Landry, affirme que
l'essentiel de la question Canada-Québec tient au fait que les Québécois
forment une nation, que les nations aspirent à se gouverner elles-mêmes, et
donc que le Québec doit devenir indépendant.
Reprenons cela. Les Québécois forment-ils une nation? Sur un plan sociologique,
dans le sens français du mot, sans doute, mais sur un plan juridique, dans le
sens anglais, c'est le Canada qui constitue une nation, c'est-à-dire un État
indépendant ayant son propre siège aux Nations Unies.
Mais au sens sociologique, je dirais qu'une nation existe dès lors que des
êtres humains estiment en former une. Ils se prêtent des
traits communs, historiques, culturels, ethniques, linguistiques ou religieux et
sur cette base se perçoivent comme une nation. Il est indéniable qu'un grand
nombre de Québécois se considèrent comme une nation et dès lors en sont une.
Quand M. Landry soutient que le Québec, étant une « nation
», doit être l'équivalent politique de ces « nations » que
sont le Canada, les États-Unis ou la France, il joue sur les mots : il
glisse du sens « franco-sociologique » (collectivité consciente de son
identité) au sens « anglo-juridique » (État
indépendant). En fait, l'immense majorité des nations au sens sociologique ont
un statut politique de bien moindre portée que celui dont jouissent nos
provinces canadiennes. Cela inclut les Catalans et les Écossais, nations que
nos leaders indépendantistes québécois prennent pourtant comme modèles.
Quand on parle d'une nation au sens sociologique, il est souvent difficile d'en
tracer précisément les contours car le sentiment national naît d'un processus
d'auto-identification finalement assez subjectif. De plus, il serait odieux que
cette auto-identification dégénère en tentative d'annexion ou d'appropriation
des autres. C'est Fernand Dumont, le célèbre sociologue d'allégeance
indépendantiste, qui a écrit qu'on ne peut pas englober dans la nation
québécoise, « par la magie du vocabulaire », des résidants du
Québec qui ne se reconnaissent pas dans cette nation (Raisons communes, 1995,
p. 63). Or, si les résidants du Québec qui ne se reconnaissent pas comme
Québécois sont rares, il sont très nombreux à ne pas vouloir faire partie de
la nation québécoise si cela veut dire qu'ils ne sont pas Canadiens.
Car c'est ce que M. Landry affirme : si nous sommes de la nation québécoise,
nous ne pouvons pas être de la nation canadienne. Il est impossible
d'appartenir à deux ou plusieurs nations à la fois, prétend-il. Il dit même
que les peuples autochtones du Québec ne sont pas de la nation
québécoise puisqu'ils forment leurs propres nations.
C'est là tourner le dos au monde dans lequel nous vivons, où les identités
plurielles constituent plus que jamais une force. Vous le savez mieux que
personne, au CUC, à quel point les identités sont à cumuler, jamais à
soustraire. Pour la majorité des êtres humains, les attachements nationaux
s'entremêlent.
À cette idée fausse de M. Landry selon laquelle on ne pourrait appartenir
qu'à une seule nation s'ajoute une autre erreur encore plus grave : celle selon
laquelle chaque nation doit former un pays. Cela ferait exploser la planète. Il
y a plus de trois mille groupes humains qui se définissent comme des nations
dans le monde, alors qu'il n'y a pas deux cents États aux Nations Unies.
La grande majorité des pays sont constitués de plusieurs nations. En France,
les Bretons ou les Alsaciens forment-ils des nations? Au Canada, les Acadiens
forment-ils une nation? Pourquoi pas? Et au Québec même, combien y
a-t-il de nations au juste? Ne doivent-elles pas former autant de pays
indépendants selon la logique même de M. Landry?
Fort bien, répliquent les porte-parole indépendantistes, si vous ne niez pas
l'existence de la nation québécoise, pourquoi ne pas la reconnaître dans la
Constitution canadienne? Il faudrait alors s'entendre sur le nombre de nations
à reconnaître dans la Constitution. Celle-ci, à l'exception très spéciale
des peuples autochtones, ne fait que fonder les droits des citoyens et les
pouvoirs des autorités publiques et pour le reste laisse chacun se définir
comme il l'entend sans rien imposer à personne. Elle ne reconnaît même pas la
nation canadienne.
Vous banalisez l'identité québécoise, nous accusent les leaders
indépendantistes. À cela, je répondrai que nous ne banalisons rien du tout.
Nous refusons simplement de commettre l'erreur de croire qu'il faille mettre
dans une Constitution tout ce qui est important.
Quantité de choses importantes ne sont pas dans la Constitution. La plus
importante des valeurs, l'amour, n'y est pas reconnue, pour reprendre l'exemple
de Jean-Pierre Derriennic (Nationalisme et démocratie, 1995, p. 134).
Ce n'est pas parce que notre Constitution est muette là-dessus que l'amour
n'existe pas! Tout le monde conviendra qu'il n'existerait pas davantage si la
Constitution le mentionnait. Même les textes légaux sur le mariage ne parlent
pas de l'amour. Ça n'empêche personne de voir dans le mariage l'union de deux
êtres qui s'aiment. Je sais que cet argument fera sourire, mais je le crois
pourtant fondamental : on met dans une Constitution non pas tout ce qui est
important, mais tout ce à quoi on veut rattacher des conséquences juridiques.
La question, du point de vue du droit constitutionnel, n'est pas de savoir si
les Québécois ont une identité à eux à laquelle ils tiennent en plus de
leur identité canadienne. Bien sûr que l'identité québécoise est bien en
vie et son existence, pas plus que l'amour, ne dépend d'une reconnaissance
constitutionnelle. Non, la question est de savoir quels sont les droits qu'il
faudrait rattacher à une éventuelle reconnaissance constitutionnelle de cette
identité québécoise.
D'ailleurs, je préfère de beaucoup l'expression « société » à celle de «
nation ». Si l'objectif est vraiment d'être le plus inclusif possible, alors
le mot « société » est le plus approprié. L'étymologie du mot « nation »
renvoie à « naissance » et conserve donc une connotation liée aux origines,
voire à la race. La nation peut être civique, mais ce n'est pas garanti. On
élargit le nombre de Québécois qui se sentent inclus en définissant le
Québec comme une société plutôt que comme une nation.
Mais la question demeure : quelles conséquences juridiques sont à rattacher à
une reconnaissance constitutionnelle de cette société québécoise unique ou
distincte?
Il ne peut pas s'agir de donner aux Québécois plus de droits qu'aux autres
Canadiens. D'ordinaire, les États démocratiques ne s'avancent guère dans la
hiérarchisation des droits de leurs citoyens selon que certains sont à ranger
dans des « nations » ou des « sociétés ».
Il ne peut s'agir non plus de décréter à l'avance que la spécificité du
Québec rend nécessaire le transfert vers le gouvernement du Québec de
pouvoirs additionnels, ou de nouveaux aménagements comme celui qui fonde notre
droit civil, sans préciser de quels pouvoirs ou de quels aménagements il est
question. Même avec la reconnaissance constitutionnelle de la spécificité
québécoise, il faudrait continuer, comme nous le faisons aujourd'hui, à
évaluer ensemble chaque proposition de changement à son mérite, compte tenu
de l'intérêt des citoyens.
Mais si l'objectif est de faire de cette reconnaissance constitutionnelle une
disposition interprétative, comme le prévoyaient les accords de Meech et de
Charlottetown, alors il faut se rappeler que c'est en gros ce que les juges font
de toute façon. Le regretté juge en chef Dickson, l'ancien juge en chef Lamer
et la juge en chef actuelle, la très honorable Beverley McLachlin, ont tous dit
que la Cour suprême du Canada prenait en compte la spécificité québécoise
quand il s'agissait d'interpréter la Constitution sur des questions qui
touchent le Québec. Le reconnaître explicitement dans la Constitution serait
souhaitable, mais pas forcément nécessaire.
En somme, avec ou sans changement constitutionnel, les Québécois peuvent très
bien vivre leurs attachements nationaux. Surtout, ils peuvent le faire sans
avoir à choisir entre le Québec et le Canada. Il est terriblement faux de
croire qu'on ne peut appartenir qu'à une nation à la fois et que chaque nation
doit être indépendante. L'emballement de M. Landry pour le concept de nation
est un coup d'épée dans l'eau. Ce qu'il en dit ne change rien au fait qu'il
vaut mieux être Québécois et Canadien que Québécois sans le Canada.
Voilà quelques réflexions que j'ai voulu vous soumettre, en ayant bien
conscience qu'il n'y a pas de meilleur endroit que le Conseil pour l'unité
canadienne pour discuter franchement, ouvertement, de tout ce qui touche
l'unité de notre pays. Et ça, nous le devons en grande partie à tous ces
présidents que nous fêtons aujourd'hui.
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