« L’Ontario et le Canada :
loyaux pour toujours »
Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Programme des conférenciers
éminents
La Faculté de droit
Université Western Ontario
London (Ontario)
le 21 septembre 2001
L’allocution prononcée fait foi
L’une des grandes
vertus du fédéralisme est d’inciter des dirigeants différents, élus à des
ordres de gouvernement distincts, à collaborer. Ces dirigeants sont différents
de par leurs orientations politiques : libérales, conservatrices,
sociodémocrates, populistes. Mais ils sont aussi différents parce que leur
perspective n’est pas la même : tandis que le gouvernement fédéral est
naturellement enclin à envisager les choses du point de vue de l’effort
commun qui doit mobiliser le pays, les gouvernements des entités fédérées se
soucient de leur autonomie d’action nécessaire pour bien répondre aux
besoins de leurs populations.
Ce choc permanent des
idées et cette quête plurielle des meilleures politiques et des meilleures
pratiques créent dans les pays fédérés une synergie qui leur est propre et
qui est susceptible de donner de bons résultats pour les populations. En outre,
ce pluralisme est une excellente école de tolérance, la preuve réitérée que
des personnes de tendances politiques différentes peuvent s’accorder pour le
bien commun.
Bien sûr, la
cohabitation de tous ces gouvernements, si fructueuse puisse-t-elle être, ne se
vit pas sans difficulté dans le quotidien. Elle occasionne bien des maux de
tête aux politiciens et aux fonctionnaires fédéraux et provinciaux.
Forcément, les désaccords surviennent régulièrement, s’expriment
bruyamment et les ententes ne sont pas toujours faciles à négocier. Pour qu’il
en émerge quelque chose de positif, il faut que la bonne volonté de tous et
chacun se fonde sur une loyauté indéfectible envers le pays et une solidarité
de tous les citoyens.
C’est précisément
cette loyauté envers le Canada, cette solidarité de tous les Canadiens, qui
seraient en train de disparaître dans votre province, s’il faut en croire un
courant de pensée en vogue. « Loyal No More » titre un livre récent
de John Ibbitson, journaliste au Globe & Mail. C’est l’économiste
Thomas Courchene qui a le mieux exposé cette thèse (Courchene et Telmer,
From Heartland to North American Region State: The Social, Fiscal and Federal
Evolution of Ontario, 1998). Elle tient en trois affirmations :
- premièrement, les relations entre Queen’s Park et le gouvernement
fédéral seraient plus mauvaises que jamais;
- deuxièmement, cette détérioration serait le produit d’un
changement structurel dans l’économie ontarienne, de plus en plus
orientée nord-sud plutôt qu’est-ouest;
- troisièmement, l’Ontario va se détacher de plus en plus du Canada
et partir en quête de sa propre destinée.
« L’Ontario est en
train de se placer en marge de la Confédération », avertit Ibbitson, « une
voie qui pourrait mener à un carrefour où l’on risque de voir l’Ontario
prendre une direction et le reste du Canada une autre. » (traduction libre)
(Loyal No More, p. 3).
Cette thèse est
inexacte dans ses trois prémisses. Premièrement, bien que les relations entre
les gouvernements Harris et Chrétien ne soient pas faciles, le Canada et l’Ontario
en ont vu d’autres. Deuxièmement, tandis qu’on assiste à un accroissement
spectaculaire de l’importance du commerce extérieur dans l’économie
ontarienne, cette dernière reste profondément canadienne. Troisièmement et
surtout, les Ontariens sont de loyaux Canadiens solidaires de tous leurs
concitoyens.
Je vais reprendre dans
l’ordre ces trois éléments.
1. Le Canada et l’Ontario en ont vu d’autres
Bien sûr, les
relations entre Queen’s Park et Ottawa ont déjà été plus faciles que ce n’est
le cas aujourd’hui. Mais il leur est arrivé d’être tout aussi compliquées,
sinon plus. Ce n’est pas d’hier que le gouvernement de l’Ontario réclame
du gouvernement fédéral plus de pouvoirs, plus d’argent, au nom des droits
des provinces et de l’équité interprovinciale.
À tout prendre, les
relations entre MM. Chrétien et Harris sont bien plus civilisées que celles
qu'entretenaient John A. Macdonald et son ancien stagiaire en droit, Oliver
Mowat. Les luttes épiques entre Macdonald et Mowat (1872-1896) ont contribué
à façonner durablement les relations intergouvernementales au Canada. Sur des
questions comme la limite ouest de l'Ontario et le droit relatif aux
prérogatives, Mowat a confronté efficacement la vision du Canada qu'avait
Macdonald, celle d’un état très centralisé avec des provinces faibles et
dépendantes.
De même,
rappelons-nous le rempart que le premier ministre
Mitchell Hepburn (1934-1942) a
voulu opposer aux initiatives sociales d’un gouvernement fédéral désireux d’aider
les Canadiens à traverser la grande dépression des années trente. Ses
attaques contre le Premier ministre Mackenzie King furent particulièrement
virulentes. Ses différends avec King étaient tels que les deux chefs en
vinrent à s’opposer sur pratiquement tous les sujets. Lorsque les électeurs
ontariens votèrent massivement en faveur de King aux élections fédérales de
1940 malgré les imprécations de Hepburn, le prestige de ce dernier en fut
ébranlé au point où il dut démissionner en 1942.
Les libéraux plus
âgés se rappellent avec amertume que le premier ministre ontarien Leslie
Frost, mis en colère par la présentation du programme de péréquation en
1957, partit en guerre contre le gouvernement Saint-Laurent lors de l’élection
fédérale subséquente et contribua à le faire battre.
Lorsque le
gouvernement Pearson a entrepris d’étendre à l’échelle du pays le modèle
d’assurance-santé inventé en Saskatchewan, le gouvernement ontarien de John
Robarts s’y est opposé de toutes ses forces et a utilisé les mots les plus
durs pour dénoncer ce programme, avant de finalement y adhérer en 1969.
Pour en venir aux
désaccords actuels entre les gouvernements Harris et Chrétien, je suis frappé
par leur caractère tout à fait classique et habituel. Plutôt que le reflet d’un
changement structurel de l’économie ontarienne, ils sont le propre des
frictions auxquelles on peut s’attendre entre un gouvernement libéral et
centriste et un gouvernement conservateur sans doute plus à droite que la
moyenne. Cette différence philosophique les oppose dans une myriade de secteurs
: justice pénale pour les adolescents, normes environnementales, contrôle des
armes à feu, politiques de santé.
Le gouvernement Harris
a pris le leadership au sein des provinces pour obtenir plus de transferts
fédéraux. Ce ne sont pas tous les gouvernements ontariens qui ont assumé un
tel rôle dans le passé. Mais là encore, on ne voit pas en quoi l’insistance
que M. Harris met à obtenir plus d’argent de
M. Chrétien serait le reflet d’un
changement économique structurel. L’explication est bien plus simple.
La confiance
idéologique du gouvernement Harris dans les vertus des baisses d’impôt,
notamment en termes de gains de compétitivité économique, l’a conduit à s’empresser
d’abaisser de façon draconienne ses impôts sur le revenu des particuliers
avant même d’avoir atteint l’équilibre budgétaire. Il a insisté auprès
du gouvernement Chrétien pour qu’il fasse de même. Prudent, celui-ci a
préféré atteindre l’équilibre budgétaire avant de procéder à des
baisses d’impôt importantes.
Quand M. Harris est
arrivé au pouvoir en 1995, cinq gouvernements provinciaux dépensaient moins,
par habitant, que l’Ontario. Aujourd’hui, on ne trouve plus une province
dont les dépenses provinciales par habitant soient plus basses qu’en Ontario.
Il ne semble pas que tous les Ontariens apprécient les conséquences qu’une
telle austérité a pu entraîner sur la qualité des services. Voilà pourquoi
le gouvernement Harris réclame avec tant de zèle et d’opiniâtreté plus d’argent
du gouvernement fédéral.
Si les désaccords
Ottawa-Queen’s Park qui sont survenus durant la dernière décennie relevaient
d’un changement économique structurel, on noterait une constance dans la
politique économique du gouvernement ontarien. Or, les gouvernements Peterson
et Rae avaient une approche tout à fait contraire à celle de M. Harris. Ils
ont appliqué une politique budgétaire expansionniste qui contrariait un
gouvernement fédéral alors occupé à limiter l’inflation et à garder les
taux d’intérêt à la baisse. Aujourd’hui, un gouvernement ontarien très
conservateur sur le plan fiscal se tourne vers Ottawa pour obtenir plus d’argent.
Rien de plus classique.
2. L’économie ontarienne est canadienne
Il est vrai que l’économie
ontarienne a beaucoup changé depuis vingt ans. Mais cela ne la détache en rien
du Canada.
En 1981, ce que l’Ontario
exportait dans les autres provinces dépassait légèrement ce qu’elle
exportait à l’étranger. Dès 1994, ses exportations internationales étaient
plus de deux fois plus importantes que ses exportations interprovinciales. De
toutes les provinces, c’est l’Ontario qui a enregistré la plus grande
augmentation de ses exportations internationales par rapport à son Produit
intérieur brut (PIB) entre 1981 et 1999. Cette part représente maintenant la
moitié du PIB ontarien. Aucune autre province ne s’approche d’une telle
proportion.
Cela dit, pour percer
ces marchés extérieurs, le label « Canada » est un excellent instrument de
vente, et les entreprises ontariennes ne s’en privent pas. Notre important
réseau d’ambassades, notre forte présence diplomatique aux États-Unis, le
professionnalisme de nos diplomates, de nos agents commerciaux et de nos
conseillers en science et technologie, le fait que ces ressources
impressionnantes sont mises en branle par un pays que nos partenaires
commerciaux connaissent et respectent, tout cela est grandement apprécié et
utilisé tant par les entreprises que par le gouvernement de l’Ontario. Il en
est de même pour les autres provinces. Les percées impressionnantes de l’économie
canadienne sur les marchés extérieurs n’ont aucunement nui à notre union.
Au contraire, elles ont mis en valeur la force de notre union économique et
politique.
Quant au commerce
interprovincial, il demeure très important pour l’Ontario. Il est passé de
62 milliards de dollars en 1981 à 75 milliards de dollars en 1999 (en dollars
constants de 1999). Si les échanges entre provinces croissent moins rapidement
que ceux avec l’étranger, cela tient au fait que notre économie nationale
est déjà très intégrée. Selon
John F. Helliwell (How Much Do National
Borders Matter?, 1998), le flux de biens entre les provinces est douze fois
plus important qu’entre le Canada et les États-Unis, une fois pris en compte
les facteurs de la taille et de la distance. D’après ses calculs, ce flux est
trente fois plus important lorsqu’il s’agit du commerce de services (Helliwell,
C.D. Howe Benefactors Lecture 2000, p. 5). Or, le secteur des services
représente 60 % du PIB ontarien.
Par ailleurs, ce
serait une erreur que de ne prendre en compte que le commerce de biens entre l’Ontario
et les États-Unis, dans lequel le secteur de l’automobile occupe une place
démesurée. Regardons aussi les liens économiques que l’Ontario entretient
avec le reste du Canada dans la perspective plus large du rôle économique de
cette province. L’Ontario est le centre de notre industrie des services
financiers, qui demeure fortement transcanadienne. Elle est la capitale de la
culture et des médias du Canada anglais. Elle est de loin la province qui
accueille le plus grand nombre de sièges sociaux d’entreprises canadiennes.
Vous n’avez qu’à vous rendre à l’aéroport Pearson en temps normal –
pas ces derniers jours après les terribles événements – pour constater à
quel point nos liens est-ouest sont multiples, même en comparaison avec l’accroissement
de la circulation aérienne vers les États-Unis.
Aujourd’hui comme
hier, l’économie ontarienne profite amplement de la forte intégration de l’économie
canadienne. Celle-ci n’est pas le fruit du hasard. Elle vient de ce que nous
partageons des institutions politiques et juridiques, une monnaie commune, des
politiques économiques et sociales harmonisées, et que nous sommes liés par
un sentiment de loyauté, cette étrange chose qu’on appelle la solidarité
nationale.
Cette loyauté envers
le Canada, cette solidarité entre tous les Canadiens, les Ontariens y tiennent
aussi fort qu’avant, comme nous allons maintenant le voir.
3. Les Ontariens sont de loyaux Canadiens
Si vraiment le
développement du commerce extérieur devait détourner les Ontariens du Canada,
cela devrait se refléter dans leurs attitudes. Or, douze ans après l’entrée
en vigueur de l’accord de libre-échange, l’ardeur canadienne des Ontariens
ne s’est en rien refroidie.
Les sondages le
confirment : c’est en Ontario que le sentiment d’appartenance au Canada s’exprime
le plus fortement. C’est en Ontario qu’on a le plus tendance à se définir
comme citoyens du Canada plutôt que comme citoyens de sa province. C’est ici
aussi que l’appui à une monnaie commune pour le Canada et les États-Unis est
le plus bas. Après l’Alberta, c’est en Ontario que la perspective d’une
annexion aux États-Unis suscite l’opposition la plus massive. Les Ontariens,
plus que les autres Canadiens, s’opposent à la suppression de la frontière
avec les États-Unis. (Plusieurs de ces résultats sont tirés du sondage Presse
canadienne/Léger Marketing publié le 30 août 2001.)
Parmi les Ontariens d’aujourd’hui,
9 % sont nés dans une autre province et 26 % sont originaires d’un autre
pays. On ne s’étonne pas qu’ils s’identifient fortement au Canada
davantage qu’à la soi-disant « région-État » que constituerait l’Ontario.
Sur bien des sujets,
les Ontariens ont des attitudes très différentes de leur gouvernement
provincial actuel. En proportion plus forte qu’ailleurs au pays, ils estiment
que leur province est traitée avec respect dans le Canada (Crop-Environics-Cric,
octobre 2000) et qu’elle reçoit sa juste part des dépenses fédérales (Ékos,
février 2001). Les Ontariens tendent à favoriser moins que les autres
Canadiens une décentralisation accrue des pouvoirs vers les provinces (Environics,
février 2000). Ils sont les plus attachés aux normes nationales en matière de
santé.
Bien sûr, le fait que
le gouvernement Harris a été élu deux fois prouve qu’il représente quelque
chose en Ontario. Mais c’est le cas aussi des libéraux de Jean Chrétien
qui ont connu par trois fois en Ontario des succès électoraux encore plus
retentissants.
C’est une erreur que
d’assimiler la population entière d’une province aux orientations de son
gouvernement provincial. Le premier ministre de l’Ontario n’est pas l’Ontario,
il est une réalité de l’Ontario. En 1990, le sociodémocrate Bob Rae s’est
fait élire avec l’appui de 38 % des Ontariens. Cinq ans plus tard, le
néoconservateur Mike Harris prenait le pouvoir avec l’appui de 45 % des
électeurs. La majorité des Ontariens n’étaient pas sociodémocrates en 1990
et ne sont pas devenus néoconservateurs en 1995.
Si les libéraux
gagnent les prochaines élections ontariennes, une partie des Ontariens
demeureront adeptes des idéologies néoconservatrices ou socio-démocrates tout
comme, au fédéral aujourd’hui, une partie d’entre eux n’appuient pas les
orientations centristes de Jean Chrétien. La société ontarienne est trop
pluraliste pour se rallier tout entière à un seul courant de pensée.
En somme, je ne vois
aucune tendance lourde, pas plus dans l’opinion publique que dans l’économie,
qui éloigne les Ontariens du Canada ou même qui condamne Ottawa et Queen’s
Park à avoir de mauvaises relations. Rien n’empêche ces relations de s’améliorer...
ou de se détériorer si on n’y prend garde.
Conclusion
Je n’avais pas à
vous démontrer aujourd’hui que le gouvernement Harris n’est pas
séparatiste. Bien sûr qu’il ne l’est pas. Tom Courchene, que je connais
personnellement, ne l’est pas davantage, quoi qu’on en ait dit. J’ai eu
assez affaire aux séparatistes dans ma vie pour savoir en reconnaître un quand
je le rencontre.
Ce que j’avais à
vous démontrer, par contre, c’est qu’il est faux de penser que l’Ontario
se détache du Canada du simple fait que son commerce extérieur a pris une
expansion phénoménale, que son accès au marché canadien n’est plus aussi
protégé qu’avant par des barrières tarifaires, ou que son gouvernement
provincial se plaint de ne pas recevoir sa juste part du gouvernement fédéral.
J’ai insisté sur le
fait que l’intérêt économique des Ontariens est tout aussi lié qu’autrefois
à leur appartenance canadienne. Mais l’élément le plus important dans tout
cela, c’est que la loyauté des Ontariens envers le Canada et leur solidarité
avec leurs concitoyens transcendent l’évolution du commerce et le climat des
relations fédérales-provinciales. Elles reposent sur de solides valeurs
morales d’entraide et de générosité et sur la conviction que la qualité de
vie que nous avons su nous donner, qui fait l’envie du monde entier, dépend
de notre volonté inlassable de toujours l’améliorer, partout au pays.
Certes, nous avons
différents points de vue quant au plus sûr moyen d’améliorer cette qualité
de vie. Comme libéral, j’ai mes doutes sur les moyens choisis par votre
gouvernement provincial. Comme francophone aussi je dois dire. Mais comme
ministre des Affaires intergouvernementales du Canada, j’ai, ainsi que le
gouvernement auquel j’appartiens, le devoir constitutionnel de tendre la main
à ce gouvernement et de gouverner au mieux avec lui, dans le respect des
compétences et pouvoirs constitutionnels de chacun.
Ce dernier aspect est
très important. Ceux d’entre vous qui êtes insatisfaits de votre
gouvernement provincial, travaillez pour en changer aux prochaines élections.
Mais ne demandez pas entre-temps à votre gouvernement fédéral de jouer au
gouvernement provincial. Il n’est pas fait pour cela.
Loyauté envers le
pays, solidarité entre les citoyens, collaboration entre gouvernements fondée
sur le respect mutuel, tous ces ingrédients ne nous prémunissent pas contre
les tensions fédérales-provinciales. Mais ils sont la recette qui nous a valu,
à nous Ontariens, Québécois, Canadiens de toutes les provinces et territoires,
l’une des plus belles qualités de vie qui soient. Voilà pourquoi nous serons
loyaux pour toujours.
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