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Archives - Salle de presse

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« Alan C. Cairns sur le droit des Canadiens
à leur pays »

Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

Banquet de clôture
Conférence
Rethinking Citizenship
in the Canadian Federation
Université de la Colombie-Britannique

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 12 octobre 2001

L’allocution prononcée fait foi


          Je vous reporte au matin du dimanche 15 janvier 1995. Nous sommes à l’université McGill, où se tient, en cette année référendaire, un autre de ces sempiternels colloques sur l’avenir incertain de l’unité canadienne. Sous les caméras de RDI et de Newsworld, l’industrie constitutionnelle est réunie une fois de plus : deux cents universitaires, journalistes, politiciens, venus de partout au Canada.

          Une conférence de plus, ai-je soupiré en arrivant à McGill. Mais voilà que le premier conférencier nous réveille tous en lançant ce pavé : le gouvernement péquiste a tort de prédire qu’il négociera la séparation du Québec dans les douze mois suivant une victoire référendaire. « Un partenaire organisé, bien préparé (...) stable » n’existerait pas. « Le reste du Canada [serait] sans tête. »1 [traduction libre] Le professeur Alan Cairns a parlé.

          Aussitôt je me dis : voilà la manchette de demain. De fait, le lundi matin, La Presse en fait sa première page.2 Le Devoir titre : « Les négociations rationnelles avec un Québec souverain seraient difficiles. »3 « Les remarques de Cairns ont laissé son auditoire secoué, voire abasourdi »4 [traduction libre], rapporte The Gazette.

          Voilà l’universitaire à son meilleur dans la société : celui qui transmet le résultat de ses recherches et de ses réflexions d’une manière qui change fondamentalement la façon dont une question cruciale sera dorénavant posée. On peut être en accord ou non avec ce que cet universitaire dit, mais c’est en fonction de son propos que le débat se restructure.

          Ce qu’il y a de tout à fait exceptionnel dans le cas d’Alan, c’est qu’il a joué ce rôle à plus d’une reprise, sur des thèmes variés, de notre mode de scrutin à l’enjeu autochtone. Le large éventail de sujets discutés lors de cette conférence qui nous réunit tous aujourd’hui autour de son oeuvre en témoigne. Vous comprendrez combien je me sens honoré d’en être le conférencier invité.

          Mais en quoi l’exposé d’Alan Cairns du 15 janvier 19955 a-t-il ébranlé des convictions trop bien ancrées? Il contredisait un mythe, celui qui est porté par la fausse analogie avec le divorce, laquelle compare le Canada et le Québec à deux êtres qui se sépareraient. Chacun serait une entité monolithique s’exprimant d’une seule voix, celle de son gouvernement, Ottawa pour l’une, Québec pour l’autre. C’est le mythe Parizeau : après un Oui, le peuple, ayant parlé, disparaîtrait de la scène pour céder la place aux équipes de technocrates chargées par les deux gouvernements de négocier rationnellement la séparation.

          Ce que Cairns a dit avec tant de justesse – ainsi que d’autres, je dois le souligner, tel Keith Banting6 –, c’est qu’après un Oui, au moins l’un de ces deux êtres imaginés, le Canada sans le Québec, serait tout sauf un bloc monolithique. On verrait apparaître vingt-trois millions d’humains incertains et divisés quant à la marche à suivre, en proie à de fortes émotions – panique, peur, colère et insécurité – et plongés, avec leurs gouvernements et leurs institutions, dans un tremblement de terre politique auquel rien ne les aurait préparés.

          Après le référendum de 1995, Alan est resté préoccupé au plus haut point par cette question et y a consacré quelques écrits. Il a tenté de préparer cette partie de son pays, le Canada sans le Québec, aux pénibles difficultés que sa reconstitution poserait en cas de sécession du Québec. Il a appelé cela le « plan C ». Il s’est déclaré très déçu de l’avis de la Cour suprême du 20 août 1998 sur le Renvoi sur la sécession du Québec. Il aurait voulu que les juges précisent la procédure juridique qui aurait aidé ce qu’il appelle le « nouveau Canada », c’est-à-dire le Canada sans le Québec, à se refaçonner. Au lieu de cela, les juges se sont contentés de faire connaître la procédure par laquelle le Québec pourrait se détacher du Canada, sans aucunement s’arrêter à ce qui arriverait ensuite au reste du Canada, a-t-il déploré.

          En fait, Cairns dirige moins sa critique envers les juges qu’envers ceux qui leur ont posé les mauvaises questions selon lui. Cette critique m’interpelle assez directement, je dois dire. Après avoir décrit plus en détail la critique en question, j’y répondrai en faisant valoir que tant l’avis de la Cour suprême que la loi sur la clarté qui lui donne effet n’ont pas et ne pouvaient pas avoir pour objet de préciser comment le Canada se reconstituerait sans le Québec. Plutôt, ces deux textes juridiques accomplissent ce que l’on pouvait attendre d’eux : ils expliquent la raison pour laquelle la sécession ne pourrait se faire de façon juste si elle était tentée unilatéralement par un gouvernement provincial, dans la confusion et hors du cadre juridique. Et cette raison a tout à voir avec la valeur de citoyenneté qui est au cœur de la pensée d’Alan Cairns, et dont vous avez fait le thème central de votre conférence : cette valeur de citoyenneté, c’est la solidarité de tous les citoyens en société, ou, formulée d’une façon qui colle plus directement à mon sujet, le droit des Canadiens à leur pays.

1. Cairns sur l’avis de la Cour suprême

          Comme vous le savez, le gouvernement du Canada a demandé à la Cour suprême de déterminer si le gouvernement du Québec était fondé, en droit canadien ou en droit international, d’effectuer unilatéralement la sécession. La Cour a confirmé que le gouvernement du Québec n’a pas ce droit. Pour être légale, la sécession d’une province nécessiterait des négociations et une modification constitutionnelle. L’obligation d’entreprendre une telle négociation ne pourrait naître que de la volonté clairement exprimée par la population de la province de faire sécession. Il faudrait que, par une majorité claire, en réponse à une question claire sur la sécession, cette population fasse connaître sa volonté de cesser de faire partie du Canada.

          Cette initiative du gouvernement du Canada a été très controversée. 
Alan Cairns, lui, l’a appuyée au départ. Il espérait que la Cour serait 
« l’instrument politique qui introduirait des éléments d’équité dans le processus référendaire au Québec, en facilitant la prise en compte des intérêts du Canada/du reste du Canada »7 [traduction libre]. Mais quand la Cour a rendu son avis, il a été très déçu de son contenu.

          Pour Alan Cairns, l’obligation du Canada de négocier après un Oui est « l’aspect le plus novateur de l’avis de la Cour »8 [traduction libre]. Or, déplore-t-il, on place dans l’obligation de négocier un Canada sans le Québec qui non seulement serait désemparé, divisé, mais qui serait dépourvu d’une autorité gouvernementale investie de responsabilités officielles envers lui.

          Le gouvernement du Canada a des responsabilités envers tous les Canadiens, y compris envers les Québécois, souligne Alan Cairns, et ne peut donc parler au nom de cette « non-entité »9 qu’est le Canada sans le Québec. Ce dernier n’est pas une communauté politique organisée, il n’est qu’une catégorie sociologique. Les juges, et, avant eux, ceux qui leur ont posé les questions, auraient dû en tenir compte, leur reproche Cairns. Ils auraient dû considérer le fait que la sécession du Québec créerait deux nouveaux pays et non pas un seul : pas seulement le Québec, mais aussi le « nouveau Canada », qui ne serait pas le Canada d’aujourd’hui. Dans les termes de Cairns :

« Le Renvoi avait pour seul objectif – que certains pourraient, en rétrospective, qualifier d’obsessionnel – de traiter de la sécession du Québec du Canada au moyen d’un processus équitable qui tiendrait compte des exigences constitutionnelles. On n’a pas demandé aux juges de déterminer si toutes les sécessions devraient être soumises aux mêmes règles constitutionnelles, si, avec tout le respect dû à l’Île-du-Prince-Édouard, sa sécession devrait être différente de celle du Québec. Le départ de la première laisserait un Canada reconnaissable, tandis que le départ du Québec créerait deux nouveaux pays, conséquence que n’aurait pas le départ de l’Île-du-Prince-Édouard. »10

[traduction libre]

          Alors même que se dérouleraient des négociations cruciales pour leur avenir, les Canadiens vivant ailleurs qu’au Québec seraient sans tête, sans voix, sans existence institutionnelle. Cela est injuste, estime Cairns. De telles négociations menées en leur absence risqueraient fort d’être conclues au détriment de leurs intérêts, au point d’empêcher leur nouveau pays de se reconstituer sur des bases viables. Cela pourrait fournir le contexte à des sécessions à la chaîne : celles du Canada atlantique, de la Colombie-Britannique, de l’Alberta..., prévient Cairns.11

Qu’aurait-il fallu faire alors? Trouver le moyen pour que le Canada sans le Québec soit aussi à la table de négociation, puisque le Québec y serait. Peut-être nommer un amicus curiae pour le Canada sans le Québec comme on l’a fait pour le Québec dans le cadre du Renvoi sur la sécession, avance-t-il, mais surtout, poser la bonne question. Cairns suggère : « Quel est le processus constitutionnel à appliquer pour créer deux nouveaux pays à partir de la coquille de l’ancien Canada? »12 [traduction libre]

2. L’avis de la Cour, la loi sur la clarté et le principe de citoyenneté

          Demandons-nous ce que la Cour aurait répondu si la question 
d’Alan Cairns lui avait été posée. Eh bien, nous ne le saurons jamais, mais, selon les avis juridiques que j’ai reçus au gouvernement, la réponse la plus probable qu’aurait pu donner la Cour aurait été la suivante :

 - que la scission du Canada en deux pays, pour être légale, nécessiterait une modification constitutionnelle;

 - que la formule de modification précise ne peut pas être fixée à l’avance, dans l’abstrait, sans connaître le contexte précis.

          Peut-être la Cour aurait-elle aussi ajouté :

 - que l’obligation d’entreprendre une telle négociation ne peut naître que d’une volonté claire de faire sécession exprimée par la majorité claire de la population d’une province, en réponse à une question claire sur la sécession;

 - que cette obligation vise les gouvernements de la fédération, bien que d’autres acteurs politiques pourraient aussi participer aux négociations;

 - que ces négociations devraient être guidées par les principes de démocratie, de respect des minorités, de fédéralisme et d’État de droit;

 - que les intérêts de tous devraient être pris en compte;

 - que tout serait sujet à être négocié, y compris la délimitation des frontières, sans que rien ne soit déterminé à l’avance;

 - que ces négociations risqueraient d’être extrêmement pénibles et difficiles.

          Autrement dit, avec la question Cairns, la Cour aurait pu difficilement aller plus loin que ce que l’on trouve dans son avis du 20 août 1998. Tout au plus, la formulation de la question, avec sa référence explicite à la création de deux nouveaux pays, aurait pu inciter la Cour à mentionner que l’un d’eux, le Canada sans le Québec, serait, sur le plan juridique, l’État continuateur du Canada d’aujourd’hui.

          Qu’est-ce que la Cour aurait pu dire d’autre? Comment aurait-elle pu faire ce que Cairns attendait d’elle : inviter aux négociations sur la sécession un Canada sans le Québec avant même que celui-ci n’existe? C’est en vain que j’ai cherché dans les écrits de Cairns une réponse à cette question. Par contre, dans un texte publié en 199613 et un autre en 199714, donc avant que la Cour n’émette son avis, Cairns y est allé de deux conseils en cas de négociation sur la sécession qui, non seulement me semblent très sages, mais qui en plus, ne contredisent en rien l’avis de la Cour.

          Premièrement, Cairns propose de limiter la négociation avec la province sécessionniste aux seuls aspects nécessaires à un accord de séparation : « Les négociateurs mettraient l’accent sur la dissociation et non sur le partenariat. » [traduction libre] Cela serait nécessaire puisque le Canada sans le Québec « ne pourrait pas conclure d’ententes de partenariat commercial, économique, politique ou autre qui présupposent sa stabilité, son identité et sa continuité avant que le processus de reconstitution ne soit terminé » [traduction libre]15. « Nous ne pouvons pas y répondre [à l’offre de partenariat], car nous ne savons pas qui nous serons. »16 [traduction libre]

          Deuxièmement, Cairns recommande qu’une fois la séparation complétée, le Canada sans le Québec prenne le temps de se reconstituer en évitant toute hâte ou panique et en continuant « les ententes constitutionnelles actuelles, le Québec en ayant été extirpé, pendant une période de transition de, disons, trois à cinq ans »17 [traduction libre].

          Puisque l’avis de la Cour ne contredit en rien les conseils formulés par le professeur Cairns, alors pourquoi ne lui a-t-il pas fait bon accueil? Il semble croire que les juges ont fondé en droit une obligation de négocier entre deux acteurs au statut inégal : un Canada sans le Québec qui serait désavantagé parce qu’il n’existerait pas encore et un Québec qui, lui, par contre, serait à la table. Si telle est bien la lecture que fait Alan Cairns de l’avis, il y a malentendu : pas davantage que le « nouveau Canada », le « nouveau Québec », c’est-à-dire le Québec indépendant, ne serait à la table.

          La négociation se ferait entre Canadiens, ceux qui veulent cesser d’être Canadiens comme ceux qui veulent continuer de l’être. Le référendum en soi, même s’il donnait des résultats clairs en faveur de la sécession, ne créerait aucun non-Canadien. Le gouvernement du Québec serait un gouvernement provincial demandant le statut de gouvernement d’un État indépendant. Il n’aurait pas le droit de se donner unilatéralement ce statut. Il n’aurait pas ce droit, ni avant, ni pendant et pas davantage après des négociations qui auraient été infructueuses de son point de vue.18 Seule une modification à la Constitution canadienne pourrait le lui accorder.

          Bien sûr, la Cour ne peut écarter a priori la possibilité qu’un gouvernement indépendantiste se montre irresponsable au point d’agir de façon « contraire à la primauté du droit »19 en procédant à une tentative de sécession unilatérale. Mais une telle tentative se ferait sans « le couvert d’un droit juridique »20 et dans un contexte où le Canada aurait droit, « en vertu du droit international, à la protection de son intégrité territoriale »21. Dans ces conditions, et compte tenu de la forte réticence de la communauté internationale à reconnaître des sécessions unilatérales en dehors du cadre colonial, il est irresponsable et irréaliste de la part des leaders péquistes de penser qu’une tentative de sécession unilatérale pourrait réussir en pratique et obtenir l’appui de l’étranger.22

          Si le gouvernement du Canada a tant voulu obtenir de la Cour suprême la confirmation qu’une sécession unilatérale ne serait pas fondée en droit, et s’il a demandé au Parlement du Canada de donner effet à cet avis de la Cour au moyen de la loi sur la clarté, c’est tout simplement parce que les dirigeants sécessionnistes québécois revendiquent sans cesse des « droits » imaginaires : ceux d’agir unilatéralement, de rendre majoritaire par des artifices une option qui ne l’est pas, de ne tenir aucun compte des droits constitutionnels des Québécois en tant que Canadiens ou des droits des autres Canadiens, d’ignorer l’autorité des tribunaux et même les règles de base de l’État de droit.

          Cela nous amène directement à la notion de droit de citoyenneté, si centrale dans la pensée d’Alan Cairns. Ce que le gouvernement du Canada a défendu par sa démarche, c’est le droit de chaque Canadien de jouir de sa pleine citoyenneté canadienne. Il s’est porté à la défense du droit des Québécois d’être des Canadiens et du droit des autres Canadiens de compter les Québécois parmi leurs concitoyens. Il a fait mettre au clair le fait qu’un gouvernement provincial ne peut pas annuler unilatéralement ce droit des Québécois de se considérer chez eux partout au Canada et le même droit des autres Canadiens à ne pas être des étrangers au Québec.

          Tous les Canadiens ont le droit de ne jamais voir leur pleine appartenance au Canada remise en cause à moins que les électeurs de leur province aient clairement exprimé leur volonté de cesser de faire partie du Canada. C’est seulement en présence d’une telle volonté claire de sécession qu’une négociation constitutionnelle devrait être entreprise sur les conditions auxquelles une province pourrait cesser de faire partie du Canada.

          C’est ce prérequis de clarté qui est à souligner dans l’avis de la Cour, bien davantage que l’obligation de négocier, contrairement à ce que croit Alan. Comme l’a écrit Peter Hogg : « Même sans l’avis de la Cour [suprême], la réalité politique demeure que le gouvernement fédéral aurait à négocier avec le Québec à la suite d’un vote clair d’une majorité des Québécois en faveur de la sécession. »23 [traduction libre] Et comme je l’ai affirmé moi-même dans une de mes premières déclarations en tant que ministre, telle que rapportée dans Le Soleil de Québec du 27 janvier 1996 : « Si le Québec malheureusement votait avec une majorité ferme sur une question claire pour la sécession, j’estime que le reste du Canada a l’obligation morale de négocier le partage du territoire. »24

          Si la clarté de l’appui à la sécession est un prérequis incontournable à la tenue d’une négociation sur la sécession, c’est précisément parce que la citoyenneté canadienne, la pleine appartenance au Canada, est une valeur si précieuse. Tel est le principe fondamental que le Premier ministre du Canada, le très honorable Jean Chrétien, a défendu dans ce débat historique. Je suis fier, en tant que Québécois, en tant que Canadien, de l’y avoir aidé.

Conclusion

          Une façon de vous résumer mon propos est de repartir de la fausse analogie avec le divorce entre deux êtres, ce mythe qui voudrait qu’après un Oui, le Québec et le reste du Canada forment deux blocs monolithiques sagement rangés derrière deux gouvernements. Le grand mérite d’Alan Cairns est d’avoir démoli ce mythe en ce qui touche le reste du Canada. Or, il semble avoir continué à réfléchir comme si ce mythe était véridique pour le Québec.

          Dans le dernier article de science politique que j’ai publié, en septembre 1995, j’avais fait la remarque que ce sont des auteurs canadiens d’ailleurs que du Québec (Cairns, Banting, Young, Gibson) qui « ont accordé beaucoup d’attention aux effets qu’aurait une incertitude à court terme sur la réaction du reste du Canada à la suite d’une victoire du Oui », mais que ces mêmes auteurs « ont essentiellement négligé de s’attarder aux effets de cette même incertitude sur la société québécoise », alors qu’inversement, les auteurs québécois qui ont traité de la profonde incertitude qu’un Oui créerait au Québec (Côté, Derriennic) « ont omis de se pencher sur les effets qu’aurait une incertitude à court terme sur le reste du Canada »25. [traduction libre]

          Ce n’est pas que Cairns ne soit pas conscient de la division qu’un Oui créerait dans la société québécoise. Il parle d’« incertitude généralisée »26 [traduction libre], de difficulté « même à maintenir l’ordre »27 [traduction libre]. Cairns n’utilise pas des expressions aussi dramatiques pour décrire les divisions auxquelles seraient en proie les autres Canadiens. Pourtant, on ne sent pas dans ses écrits qu’il réalise à quel point les profondes divisions de la société québécoise affaibliraient la position d’un gouvernement sécessionniste à la table de négociation.

          L’avis de la Cour a confirmé que le gouvernement du Québec ne pourrait prétendre être la seule autorité habilitée à représenter tous les Québécois en cas de négociation sur la sécession. Le « nouveau Canada » ne serait pas à la table, mais le « nouveau Québec » non plus.

          Le moyen le plus sûr de diviser les Québécois entre eux, c’est de leur demander de renoncer au Canada. S’il fallait que la sécession du Québec soit tentée dans la confusion, sans appui clair des Québécois, sans cadre juridique, les conséquences en seraient très négatives ici à Vancouver, ou à Toronto ou à Halifax, mais à Montréal elles pourraient mener au chaos. Une tentative de sécession poserait certes de graves difficultés entre le Québec et le reste du Canada, ainsi qu’au sein du reste du Canada, mais elle diviserait d’abord et avant tout les Québécois entre eux.

          Il faut s’enlever de l’idée la croyance que le Canada est passé à 50 000 voix près d’éclater au soir du référendum du 30 octobre 1995. Avec un appui aussi faible et ambigu, jamais M. Parizeau n’aurait pu enlever le Canada à des millions de Québécois désireux de le garder et qui auraient eu le droit en leur faveur. Le Canada serait plutôt entré dans une période de turbulence tout à fait inutile. Les exemples étrangers le montrent : les référendums qui ont précédé des sécessions pacifiques et démocratiques ont toujours dégagé des majorités très claires.

          Les indépendantistes devraient convenir que, pour que leur rêve d’un Québec indépendant ait des chances de se réaliser, des négociations sur la sécession ne devraient jamais être entreprises autrement que dans le respect du droit constitutionnel et qu’avec l’appui d’une majorité claire de Québécois déterminés à ne plus être Canadiens.

          Cela est vrai pour le Québec comme ce le serait pour une autre province. Nous avons vu qu’Alan Cairns reproche aux juges d’avoir émis un avis qui pourrait s’appliquer tout autant à l’Île-du-Prince-Édouard qu’au Québec. Il est certain que pour des raisons évidentes, ne serait-ce que la taille des populations et des territoires, la sécession du Québec poserait des problèmes bien plus épineux que celle de l’Île-du-Prince-Édouard sur le plan politique. Mais d’un point de vue juridique, et je dirais d’un point de vue moral, les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard ne sont pas moins Canadiens que les Québécois. Ils ont le même droit sur le Canada que les Québécois. Leur citoyenneté canadienne est autant chargée de valeurs que celle des Québécois. Le prérequis de clarté et le principe de constitutionnalité s’appliqueraient tout autant dans le cas de l’Île-du-Prince-Édouard que dans celui du Québec. C’est une question de justice.

          Universitaire engagé dans sa société, attaché à son pays, Alan Cairns se préoccupe de ce qui arriverait au Canada si le Québec devait en être extrait. Il souhaiterait que ce nouveau pays puisse préserver son unité et éviter l’effet domino dans la sécession. Il reproche à la Cour suprême et au gouvernement du Canada d’avoir compromis la capacité d’un tel « nouveau Canada » de survivre.

          Pour ma part, je ne sais pas ce qui arriverait à un Canada amputé du Québec. Mais je sais qu’un moyen de renforcer le goût des Canadiens d’être des Canadiens est de respecter leur citoyenneté, leur droit de pleine appartenance au Canada. Si les gouvernements de cette fédération entreprenaient, sans plus de précaution, d’enlever aux Québécois un tel droit, sans même s’assurer que c’est clairement ce qu’ils veulent, alors je ne vois pas comment ces gouvernements pourraient entretenir chez les Canadiens la conviction que leur citoyenneté est un bien précieux, que leur pays est un beau pays, porteur des bonnes valeurs.

          Et je vois bien que, si on arrachait le Canada aux Québécois d’une façon aussi injuste, on accroîtrait le risque d’autres séparations du même ordre.

          Ceux qui en doutent n’ont qu’à regarder ce qui s’est passé au Québec ces dernières années. En montrant aux Québécois combien leur séparation des autres Canadiens serait une opération grave, délicate et compliquée, exigeant de leur part une détermination claire, mettant en cause les droits de tous les Canadiens, on a renforcé leur conviction que le Canada est un vrai pays, leur pays.

          Plan A, plan B, plan C, ce jeu alphabétique n’est qu’illusion. Le gouvernement de Jean Chrétien n’a toujours poursuivi qu’un seul but depuis 1996 : la valorisation du Canada. C’est parce qu’on a traité le Canada comme un vrai pays qu’on ne saura jamais, j’en suis convaincu, à quoi il ressemblerait sans tout l’apport de sa province à majorité francophone, le Québec.


Notes

  1. Alan C. Cairns, « Suppose the "Yes" Side Wins: Are We Ready? », Western Perspectives: Canada West Foundation, février 1995, pp. 8 et 6.

  2. La Presse, 16 janvier 1995, « Le Canada anglais sera incapable de négocier la séparation du Québec », p. A1.

  3. Le Devoir, 16 janvier 1995, « Forum sur le référendum québécois : Les négociations rationnelles avec un Québec souverain seraient difficiles », p. A2.

  4. The Gazette, 17 janvier 1995, « After a Yes, B.C. prof gave Quebecers something to think about », p. B3.

  5. Alan C. Cairns, « Suppose the "Yes" Side Wins: Are We Ready? », pp. 1-12.

  6. Keith G. Banting, « If Quebec Separates: Restructuring Northern North America », The Collapse of Canada?, sous la direction de R. Kent Weaver, Washington D.C., The Brookings Institution, 1992, pp. 159-178.

  7. Alan C. Cairns, « The Supreme Court, the UDI Reference and Democracy », Options politiques/Policy Options, septembre 1998, p. 48.

  8. Alan C. Cairns, « The Quebec Secession Reference: The Constitutional Obligation to Negotiate », Constitutional FORUM, automne 1998, vol. 10, n0 1, p. 26.

  9. Alan C. Cairns, « Suppose the "Yes" Side Wins: Are We Ready? », p. 7.

  10. Alan C. Cairns, « We Were Not Invited », CanadaWatch, janvier-février 1999, vol. 7, nos l/2, p. 27.



  11. Alan C. Cairns, « We Were Not Invited », p. 29.

  12. Alan C. Cairns, « We Were Not Invited », p. 29.

  13. Alan C. Cairns, « Canada: Can We Survive? », Journal of Business Administration and Policy Analysis, été 1996, vol. 24, n0 6, pp. 335-352.

  14. Alan C. Cairns, « Looking into the Abyss: The Need for a Plan C », C.D. Howe Institute Commentary, n0 96, septembre 1997, pp. 1-32.

  15. Alan C. Cairns, « Looking into the Abyss: The Need for a Plan C », p. 18.

  16. Alan C. Cairns, « Canada: Can We Survive? », p. 350.

  17. Alan C. Cairns, « Looking into the Abyss: The Need for a Plan C », p. 17.

  18. Avis de la Cour suprême du 20 août 1998 sur 1e Renvoi sur la sécession du Québec, par. 97.

  19. Avis, par. 108.

  20. Avis, par. l44.

  21. Avis, par. 130.

  22. Voir notamment mon allocution du l6 février 2000 devant le Comité législatif chargé d’étudier le Projet de loi C-20, ainsi que celle du 29 mai 2000 devant le Comité spécial sénatorial : sous http://www.pco-bcp.gc.ca. Salle de presse. Discours.

  23. Peter W. Hogg, « The Duty to Negotiate », CanadaWatch, janvier-février 1999, vol. 7, nos l/2, pp. 34-35.

  24. Le Soleil, 27 janvier l996, « Référendum au Québec : Dion prêt à reconnaître un OUI majoritaire », p. A10.

  25. Stéphane Dion, « The Dynamic of Secessions: Scenarios after a Pro-Separatist Vote in a Quebec Referendum », Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, septembre l995, pp. 545-546.

  26. Alan C. Cairns, « Looking into the Abyss: the Need for a Plan C », p. 14.

  27. Alan C. Cairns, « Canada: Can We Survive? », p. 341.
 

  Impression accessible
Mise à jour : 2001-10-12  Avis importants