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Archives - Salle de presse

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« La Charte canadienne des droits et libertés a 20 ans : la quête continue de l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs »

Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

Discours prononcé dans le cadre du
Forum du directeur

Woodrow Wilson International Center for Scholars
Washington (D.C.)

le 2 avril 2002

L'allocution prononcée fait foi


          La Charte canadienne des droits et libertés, cette grande œuvre de Pierre Elliott Trudeau et de son ministre de la Justice de l’époque, le très honorable Jean Chrétien, aujourd’hui Premier ministre du Canada, est loin d’être aussi ancienne que votre Bill of Rights. Elle n’aura que 20 ans le 17 avril prochain.

          Bien sûr, le Canada était une démocratie libérale et constitutionnelle bien avant 1982. Mais il y a tout juste deux décennies que nous, vos voisins du Nord, pouvons, tout comme vous, invoquer des droits enchâssés dans un document constitutionnel pour demander aux tribunaux d'invalider des lois fédérales ou provinciales qui porteraient atteinte à nos droits fondamentaux.

          Il est facile de relever une certaine ressemblance entre la Charte canadienne des droits et libertés et votre Bill of Rights. On y retrouve les mêmes droits fondamentaux traditionnels : liberté d’expression, de réunion, de déplacement, etc. Cette similitude n’a rien d’étonnant, car les droits humains fondamentaux sont finalement les mêmes partout et, de plus, l’expérience américaine a forcément influencé la pensée juridique canadienne.

          Mais on peut noter aussi des différences appréciables. La plus marquée est la reconnaissance, dans la Charte canadienne des droits et libertés, de droits collectifs au bénéfice de minorités linguistiques et autochtones notamment, reconnaissance qu’on ne retrouve pas dans votre texte constitutionnel.

          Si nos textes juridiques diffèrent, et si les solutions que nous trouvons ne sont pas toujours les mêmes, la façon dont nous envisageons la question de l’agencement des droits individuels et des droits collectifs n’est pas si différente finalement. C’est ce que j’entends vous démontrer aujourd’hui. Je vais faire ressortir que la prise en compte des droits collectifs dans la Charte canadienne ainsi que dans le droit canadien en général est circonscrite par le maintien de la primauté des droits individuels, d’une façon qui n’est pas sans rappeler la pratique de vos tribunaux.

1. L’importance des droits collectifs dans le droit canadien

          Par droits collectifs, j’entends des droits qui, tout en gardant souvent la forme de droits individuels, sont justifiés essentiellement par les intérêts d’un groupe minoritaire. C’est l’appartenance à un groupe qui permet le recours à ces droits. Par exemple, dans les provinces et les territoires à majorité anglophone, le droit d’un parent d’inscrire ses enfants dans une école publique francophone garde la forme d’un droit individuel : il est exercé par ce parent sans qu’il n’ait besoin d’obtenir l’autorisation du groupe linguistique minoritaire dont il fait partie. Mais en même temps, c’est un droit collectif : le parent a ce droit parce qu’il fait partie de ce groupe. Il ne peut exercer ce droit que si le nombre d’enfants francophones est suffisant pour justifier une école. Et la justification de ce droit a tout à voir avec l’objectif de préserver l’existence du groupe en question.

          Issus du contexte historique particulier au Canada, ces droits collectifs reconnus dans la Charte confirment ou établissent des droits linguistiques, des droits autochtones ainsi que le caractère multiculturel du Canada. La Cour suprême du Canada leur accorde une grande importance, au point de placer le respect des minorités parmi les quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux du Canada, avec le fédéralisme, la démocratie et la primauté du droit.1 Pour reprendre les termes de la Cour , « le souci de nos tribunaux et de nos gouvernements de protéger les minorités a été notoire ces dernières années, surtout depuis l’adoption de la Charte. Il ne fait aucun doute que la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l’adoption de la Charte et le processus de contrôle judiciaire constitutionnel qui en découle ».2

          Pour mettre en relief cette importance accordée aux droits collectifs, je vais m’arrêter sur l’interaction, maintenant vieille de 20 ans, entre la Charte canadienne des droits et libertés et trois caractéristiques de la société canadienne : le fédéralisme, le bilinguisme et les peuples autochtones du Canada.

          Il y a 20 ans, plusieurs Canadiens croyaient que la logique de la Charte allait être contraire à celle du fédéralisme et qu’au nom de l’égalité des droits les jugements et avis rendus par la Cour suprême du Canada allaient, peu à peu, entraîner l’uniformisation des lois au détriment de l’autonomie des provinces. La crainte que la Charte uniformiserait le Canada fut l’une des raisons pour lesquelles ni le gouvernement ni l’Assemblée nationale du Québec n’ont accepté d’appuyer les modifications constitutionnelles de 1982.

          Cette tension entre la pression unificatrice des chartes des droits et la recherche d’autonomie des états est une réalité que vous connaissez bien. Alors qu’une charte des droits s’applique aux citoyens de l’ensemble du pays, n’excluant aucune province ou état, la structure fédérale de gouvernement reconnaît implicitement des droits collectifs au niveau des composantes de la fédération. Dans tous les États fédératifs, on trouve, mais à divers degrés, une certaine mesure de souveraineté divisée, qui est un moyen de donner une existence politique et juridique à des identités particulières qui ont une forme territoriale.

          Mes propres observations me convainquent qu’au Canada les droits collectifs rattachés au fédéralisme se sont bien adaptés à la Charte et à l’interprétation qu’en ont faite les tribunaux. Certes, en s’appuyant sur la Charte, les tribunaux ont renforcé les droits des Canadiens face à leurs deux ordres de gouvernement. Mais la logique du fédéralisme a été préservée, et même renforcée.

          On peut constater que la Charte et l’interprétation qu’en a faite la Cour suprême ont marqué un approfondissement de la pratique du fédéralisme, en créant une jurisprudence « qui favorise la diversité et renforce l’autonomie provinciale »3, pour reprendre les termes de James Kelly, professeur de science politique à l’Université Brock en Ontario. Celui-ci a calculé qu’il y avait peu de « cas où les tribunaux ont annulé des lois provinciales et, plus important encore, les annulations ne s’appliquaient pas dans les principaux champs de compétence provinciale »4 [traduction]. En fait, les lois fédérales ont été plus souvent invalidées que les lois provinciales par la Cour suprême en vertu de la Charte : 35 fois comparativement à 20 fois entre 1982 et 2001.5

          Pour reprendre les termes de la Cour, « ce qui peut bien fonctionner dans une province (ou dans une partie de son territoire) peut tout simplement ne pas fonctionner dans une autre sans contrecarrer indûment le régime de la loi »6. La Cour a explicitement reconnu « la valeur de la diversité qui est à la base du partage des compétences »7. Pour elle, « le principe du fédéralisme est une reconnaissance de la diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence ».8

          Il est certes arrivé à la Cour suprême d’invalider des lois provinciales parce qu’elles contrevenaient à la Charte. Mais elle a établi que les provinces pouvaient appliquer des solutions différentes à des problèmes politiques similaires sans que cela n’entraîne une discrimination : « Manifestement, dans un système fédéral, les distinctions entre les provinces ne donnent pas automatiquement naissance à une présomption de discrimination ».9

          Lorsque la Cour a invalidé des lois provinciales, l’effet net fut souvent le renforcement de la diversité au sein de chacune de ces provinces. En reconnaissant aux minorités francophones des provinces anglophones le droit au contrôle de leurs écoles et de leurs commissions scolaires, ou en exigeant du gouvernement albertain qu’il interdise la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ou encore en reconnaissant des droits aux peuples autochtones, la Cour n’a pas uniformisé le Canada, elle en a au contraire consolidé l’hétérogénéité.

          Le Canada compte une province à majorité francophone, le Québec. Je maintiens que, contrairement aux craintes maintes fois exprimées par des nationalistes québécois, la Charte canadienne des droits et libertés n’a pas affaibli le caractère distinct de cette province, bien au contraire.

          Comme l’a affirmé la Cour suprême, « le principe du fédéralisme facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte. »10

          La Cour suprême a tenu compte du caractère distinct du Québec, comme l’ont confirmé deux anciens juges en chef, le regretté Brian Dickson11 et le très honorable Antonio Lamer12, ainsi que l’actuelle juge en chef, la très honorable Beverley McLachlin, laquelle a déclaré : « Je pense que c’est clair, selon plusieurs de nos décisions, que nous essayons d’être sensibles à toutes les régions du Canada mais, bien sûr, le Québec a une histoire extrêmement unique (...) ».13 La Cour n’ignore pas le contexte tout à fait particulier de cette province, où tant les francophones que les anglophones sont en droit de demander des protections linguistiques. Les francophones sont certes majoritaires au Québec, où ils forment 82 % de la population, mais ils sont minoritaires au Canada et très minoritaires en Amérique du Nord. Les anglophones du Québec sont certes majoritaires sur le continent nord-américain et dans leur pays, mais non pas dans leur province.

          À propos de la question linguistique, la Charte canadienne des droits et libertés renforce les protections constitutionnelles reliées aux deux langues officielles du Canada, le français et l’anglais. En particulier, elle accorde des droits scolaires aux populations minoritaires appartenant à ces deux groupes linguistiques, soit les anglophones du Québec et les francophones des autres provinces et des territoires du Nord.

          La Cour suprême du Canada a fait une interprétation libérale et dynamique de ces droits linguistiques, leur donnant la forme de véritables programmes d’action positive. Au fil de ses jugements, elle a fait valoir que ces droits linguistiques existent, entre autres, pour redresser des torts passés, selon la prémisse que l’égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’instruction équivalant à celui de la majorité de langue officielle. C’est ainsi, par exemple, que la Cour a statué que, dans des circonstances particulières, les écoles de la minorité linguistique pourraient être justifiées de recevoir un montant supérieur, par élève, à celui versé aux écoles de la majorité, compte tenu des contraintes supplémentaires qui pèsent sur elles.14

          Il ne s’agit pas seulement de maintenir les deux langues officielles, mais aussi de favoriser « l’épanouissement de chacune de ces langues dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité »15. Et il ne s’agit pas seulement des langues mais aussi des « cultures qu’elles représentent »16. La Cour a établi que les droits linguistiques exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent en conséquence des obligations pour l’État.

          Pour mesurer toute l’importance des droits collectifs au Canada, il faut bien sûr tenir compte de ceux qui ont été reconnus aux peuples autochtones. « Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés », peut-on lire à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. À l’article 25 de la Charte, il est écrit que l’ensemble des droits et libertés qu’elle contient « ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres –– des peuples autochtones du Canada ». Ces dispositions ont été interprétées par les tribunaux de façon à leur donner une grande portée. Les litiges relatifs aux droits ancestraux et issus de traités ont d’ailleurs connu une croissance exponentielle en 20 ans.

          De plus, la Cour a confirmé, par ses jugements, que le gouvernement du Canada était dans une relation « fiduciaire » avec les peuples autochtones du Canada au niveau constitutionnel et que le gouvernement a une responsabilité spéciale envers eux, laquelle diffère du rapport que le gouvernement entretient plus généralement avec tous les Canadiens.17

2. Les droits collectifs ne sont pas absolus

          Droits des entités fédérées, droits des minorités linguistiques, droits des peuples autochtones : on le voit, les droits collectifs sont pris en compte au Canada, tant dans la Charte que dans la pratique des tribunaux. L’importance qui leur est accordée est cependant circonscrite par la primauté des droits individuels.

          Ainsi, dans le cas du Québec, si, comme je l’ai noté plus haut, la Cour reconnaît la nécessité de prendre des mesures pour protéger la langue française, elle a ajouté que ces mesures n’étaient légitimes que dans certaines circonstances et à certaines conditions. Elle a statué, par exemple, que, s’il est légitime pour le gouvernement du Québec d’exiger que le français soit bien visible, et même prédominant dans l’affichage commercial, il ne serait pas justifié qu’il bannisse l’anglais ou d’autres langues. Il est à noter qu’elle a pris cette décision sur la base non seulement de la Constitution canadienne mais aussi en référence à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, ce qui prouve bien la compatibilité entre l’approche juridique québécoise et celle de l’ensemble du pays.

De même, la reconnaissance des droits collectifs et des droits issus de traités des peuples autochtones n’est pas absolue et est limitée par la prise en compte des autres droits. Pour reprendre les termes de la Cour suprême, « il a fréquemment été déclaré que les droits n’existent pas dans l’abstrait et que les droits d’un individu ou d’un groupe sont nécessairement limités par les droits d’autrui. La capacité d’exercer des droits individuels ou collectifs est nécessairement restreinte par les droits d’autrui. ».18

          L’application de la Charte aux peuples autochtones est une question qui est débattue au sein même de ces peuples. Si certains groupes, comme l’Association des femmes autochtones du Canada, ont donné leur plein appui à l’application de la Charte, d’autres ont soutenu que celle-ci ne doit pas leur imposer des valeurs non autochtones. Mettre l’accent sur les droits individuels, insistent-ils, va à l’encontre de l’importance accordée aux droits collectifs dans les sociétés autochtones.

          Le gouvernement du Canada juge important que les ententes sur l’autonomie gouvernementale, y compris les traités, comportent une disposition prévoyant que la Charte s’appliquera aux gouvernements et aux institutions autochtones pour tout ce qui touche leurs compétences et leurs pouvoirs respectifs. La récente entente finale conclue avec les Nisga’a comporte un exemple de l’application de la Charte aux ententes sur l’autonomie gouvernementale. Elle prévoit en effet que la Charte s’applique à toutes les activités du gouvernement Nisga’a, et par conséquent non seulement aux lois adoptées par celui-ci, mais aussi, par exemple, aux décisions d’embaucher des gens ou de délivrer des permis.19

          La Charte s’applique donc, mais pas d’une façon rigide et aveugle, aux droits des peuples autochtones.

3. La prise en compte des droits collectifs : similitudes entre les États-Unis et le Canada

          Je viens de passer en revue des débats juridiques qui, j’en suis sûr, ne sont pas sans vous rappeler des questions qui se posent aussi chez vous. Par exemple, la question de savoir dans quelle mesure l’obligation de respecter le Bill of Rights doit s’appliquer aux conseils tribaux a été soulevée aux États-Unis. Si je comprends bien, ce n’est le cas que depuis 1968, avec l’Indian Civil Rights Act .20

          De façon plus générale, il me semble que votre jurisprudence reconnaît le principe de respect des minorités, même en l’absence de dispositions explicites en ce sens dans votre Constitution.

          En effet, vos tribunaux ont interprété votre quatorzième amendement, qui garantit à tous la protection égale des lois, comme une interdiction d’établir des distinctions législatives entre des groupes de personnes, sauf si de telles distinctions peuvent être fondées sur une intention législative légitime.21

          De même, bien que la Constitution américaine ne contienne pas de dispositions semblables à l’alinéa 15(2) de la Charte canadienne qui autorise explicitement les programmes d’action positive,22 de tels programmes ont reçu l’aval des tribunaux américains. Mais ils les ont considérés avec une prudence assez conforme à la pratique canadienne. Ils ont insisté sur « la nécessité d’une évaluation prudente des tribunaux afin de s’assurer que tout programme du Congrès américain comportant des critères relatifs à l’origine ou à la race, et visant à corriger les effets actuels d’une discrimination passée puisse être bien adapté pour permettre l’atteinte de cet objectif  »23 [traduction].

          Comme vous le savez mieux que moi, la jurisprudence américaine a mené à la reconnaissance de la souveraineté des groupes autochtones (Native American Tribes) en tant que « domestic dependent nations »24, selon les termes employés par le juge en chef Marshall en 1831. Depuis 1898, Puerto Rico existe en tant qu’état libre associé aux États-Unis, et l’on a reconnu le droit de ses habitants d’utiliser l’espagnol comme une langue officielle. Les Autochtones de Guam et d’Hawaï exercent également des droits collectifs sur les terres et leur langue.

          Bien que la question des droits linguistiques ne soit pas mentionnée dans le texte constitutionnel américain, « cela n’a pas empêché le pouvoir judiciaire américain de protéger la langue en vertu du quatorzième amendement. Dans les domaines du vote, de l’éducation et des procédures judiciaires, les tribunaux américains ont établi que l’État a le devoir de répondre aux besoins des minorités linguistiques »25  [traduction]. Mais il y a aussi des tentatives visant à imposer l’anglais comme seule langue officielle.

          En somme, vous connaissez des débats analogues aux nôtres, en dépit de la différence des contextes et des textes juridiques. C’est dire à quel point l’agencement des droits individuels et des droits collectifs nous renvoie à un débat universel, débat dont je vais tenter maintenant de préciser les termes.

4. La conciliation des droits individuels et des droits collectifs en démocratie libérale

          En démocratie libérale, le droit doit être avant tout fondé sur les droits individuels plutôt que sur les droits collectifs. La raison en est que seules les personnes en chair et en os existent concrètement, qu’elles seules sont capables de sentiments, de liberté, de bonheur. Les entités collectives ne sont que des représentations abstraites par rapport à l’individu concret. En dernier ressort, les valeurs doivent être placées dans l’individu, et non dans la société. La société existe pour les individus, et non l’inverse. Une constitution et une charte des droits ont ainsi pour première finalité de protéger l’individu contre l’arbitraire de l’État et les abus d’autrui.

          Cela dit, le droit doit aussi préserver la capacité de l’ensemble des citoyens de former une société. Il est généralement admis que les droits de chacun ne peuvent être posés en absolu, indépendamment de leurs conséquences sur l’ensemble de la société. Ainsi, la Charte canadienne des droits et libertés précise, dès son article 1, que les droits qui y sont énoncés peuvent être restreints par une règle de droit « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

          Bien que votre Constitution, incluant votre Bill of Rights, ne comporte pas une disposition équivalente envisageant la limitation des droits et libertés pour des considérations d’intérêt public, c’est bien ainsi que raisonnent parfois vos tribunaux. Par exemple, on a pu noter que même si votre premier amendement prévoit que « le Congrès ne doit adopter aucune loi [...] limitant la liberté de parole ou de presse » [traduction], selon le professeur Walter S. Tarnopolsky, « la Cour suprême des États-Unis a, à maintes reprises, reconnu que ce droit peut être restreint dans des limites raisonnables et dont la justification puisse se démontrer »26 [traduction].

          Il me semble assez généralement admis que les droits individuels ont la primauté mais qu’ils peuvent être limités par une règle de droit pour le bien de l’ensemble de la société. Mais peuvent-ils aussi être limités pour le bien de collectivités particulières au sein de la société?

          Les individus, en société, entretiennent ou développent des affinités du fait qu’ils partagent des goûts, des croyances, des intérêts ou qu’ils ont des traits communs. Certaines de ces affinités tiennent à l’ethnie, à la race, à la langue, à la culture ou à la religion et se traduisent en identités collectives. D’autres tiennent surtout à l’occupation d’un même territoire pendant des générations et s’enracinent dans des identités locales ou régionales. Parfois, toutes ces sources identitaires convergent, se renforcent mutuellement et prennent la forme d’identités nationales particulières au sein de la société dans son ensemble.

          C’est ainsi qu’une société inclut des minorités de diverses natures, et que ces minorités sont portées à croire que les constitutions et les chartes existent non seulement pour protéger les individus contre le pouvoir incontrôlé de l’État, mais aussi pour protéger les minorités contre la domination ou la négligence de la majorité.

          Ces groupes tendent à vouloir une protection juridique particulière pour deux raisons : la protection externe et la restriction interne, pour reprendre les termes du philosophe canadien Will Kymlicka.27 La première est un besoin de protection face à la société dans son ensemble. La seconde est le désir de contrôler les membres du groupe en question afin de préserver la cohésion interne du groupe, son homogénéité. Mais ces deux préoccupations, en particulier la seconde, risquent de mener à des pratiques contraires au respect des droits individuels. Elles peuvent créer des inégalités et des discriminations entre les membres du groupe et le reste de la société, comme elles peuvent laminer la liberté des individus membres de ce groupe.

          Face à ces revendications particulières de groupes qui demandent un régime de droits qui ne serait pas accessible aux autres membres de la société, il me semble que l’attitude d’une démocratie libérale doit être d’accepter de moduler l’exercice des droits pour mieux tenir compte des composantes de la diversité qui sont compatibles avec les droits universels.

          Je suis convaincu de l’existence de ces droits universels : le droit à la liberté de conscience, à la liberté d’expression, etc. On les retrouve d’ailleurs sous différentes formes dans les constitutions et les chartes des droits des pays démocratiques et des conventions internationales. Je ne me sens aucun attrait pour les théories qui prétendent que ces droits sont marqués culturellement et ne sont donc pas à étendre à tous les humains.

          Cependant, l’existence de ces droits universels fondamentaux n’est pas incompatible avec la reconnaissance que des groupes particuliers peuvent avoir besoin de protections juridiques particulières. Quand elle est fondée sur le respect des droits universels fondamentaux, la diversité des expériences et des pratiques peut devenir une force très positive.

          Par exemple, aucune fédération démocratique au monde ne saurait accepter qu’une de ses entités constituantes bannisse les élections libres. Aucun droit à la différence ne saurait justifier une telle négation de la démocratie. Cela ne veut pas dire que les règles électorales doivent être, à tous égards, partout les mêmes dans les fédérations. Nos provinces et vos états adoptent leurs propres lois électorales pour leurs propres élections. Vos états adoptent même leurs propres lois pour les élections fédérales, avec des résultats parfois controversés, il faut bien le reconnaître...

          Au Canada, la Charte des droits et libertés reconnaît le caractère multiculturel de la population. Les pratiques culturelles contraires aux droits fondamentaux ne sont pas admises pour autant. Il ne serait pas accepté, par exemple, que la polygamie ou les mutilations corporelles soient permises pour un groupe de citoyens.

Conclusion

          Bien que les États-Unis et le Canada partagent en partie un même héritage constitutionnel (dont la Grande Charte de 1215), le Bill of Rights américain ne comporte pas la reconnaissance explicite de droits collectifs que l’on retrouve dans la Charte canadienne des droits et libertés. Nous avons vu que, malgré cette différence dans les textes, les pratiques juridiques des deux pays tendent à accorder préséance aux droits individuels tout en prenant en compte les droits collectifs.

          Les différences entre les deux textes tiennent en bonne partie au fait qu’ils ont été rédigés dans des contextes historiques très différents. En effet, le Bill of Rights est un produit de débats qui ont eu lieu au cours du Siècle des Lumières, sous l’inspiration, notamment, du libéralisme individuel de John Locke. La Charte canadienne, par contre, a été rédigée à la fin du XXe siècle, à une époque où l’individualisme pur avait été modifié tant par d’autres valeurs que par une connaissance plus sociologique de la société. La Charte canadienne a aussi vu le jour dans un pays qui a traditionnellement tenu compte des intérêts des minorités, tradition qui s’inscrit dans la structure politique de base du pays. Cette structure politique est antérieure à la Confédération canadienne de 1867, et elle touche à divers aspects, dont la langue ainsi que les écoles religieuses et les droits des Autochtones.

          Mais les textes d’origine ne figent pas les pays dans le statu quo. De même que votre jurisprudence a peu à peu donné une existence juridique aux droits collectifs, le Canada a adapté son droit aux nouvelles réalités. Ainsi, le Canada s’est rapproché de votre façon de concevoir le rapport entre le droit et l’appartenance religieuse. Alors que le premier amendement américain interdit de façon stricte une Église ou une religion officielle, la Constitution canadienne n’a jamais comporté une telle interdiction. Les gouvernements au Canada peuvent fournir un financement direct à certaines écoles confessionnelles, mais pas à d’autres. Au moment de la Confédération, en 1867, ces droits garantis aux écoles séparées ou confessionnelles catholiques et protestantes étaient considérés comme absolument essentiels. C’était encore le cas en 1949, lors de l’entrée de la province de Terre-Neuve et Labrador dans la fédération canadienne. C’est moins le cas dans le Canada d’aujourd’hui, et ces régimes confessionnels spéciaux ont pu prendre fin par voie de modification constitutionnelle dans les cas des provinces, soit Terre-Neuve et Labrador et le Québec. En 1997, j’ai eu l’honneur de parrainer ces modifications constitutionnelles au Parlement canadien.

          Je crois vous avoir démontré qu’il y a eu une certaine convergence des deux pays vers une conception juridique qui, tout en donnant la primauté aux droits individuels, tient compte des intérêts collectifs. Mais il y a eu une autre convergence : tout comme les Américains valorisent leur Constitution, les Canadiens ont rapidement vu dans leur Charte l’une de leurs institutions les plus fondamentales. Elle est devenue très populaire partout au pays, y compris au Québec. Par exemple, dans un sondage mené en 2002 par le Centre de recherche et d’information sur le Canada, à la question D’une façon générale, pensez-vous que la Charte est une bonne chose ou une mauvaise chose?, 88 % des Canadiens (dont 91 % des Québécois) étaient d’avis qu’il s’agissait d’une bonne chose.28

          Je crois que les Canadiens ont raison. Au Canada comme aux États-Unis, les droits individuels et collectifs établis par les textes constitutionnels et la jurisprudence sont plus que jamais des éléments essentiels à la quête d’une société plus juste.


NOTES

  1. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au par. 32.

  2. Ibid., au par. 81.

  3. Kelly, James B., « The Impact of Charter Review on Canadian Federalism and Provincial Autonomy: Re-examining the Centralization Thesis », communication présentée au Congrès annuel de l’Association canadienne de science politique, Université de Sherbrooke, juin 1999, p. 31.

  4. Ibid., p. 30.

  5. Kelly, James B., « The Supreme court and the Charter: Advancing Federal Diversity », communication présentée au colloque Managing Tensions: Evaluating the Institutions of the Federations, School of Policy Studies, Université Queen’s, Kingston, Ontario, novembre 2001, p. 11.

  6. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, au par. 58.

  7. R. c. S.(S.), [1990] 2 R.C.S. 254.

  8. Renvoi relatif à la sécession du Québec, op. cit., au par. 58.

  9. Haig c. Canada [1993] 2 R.C.S. 1046.

  10. Renvoi relatif à la sécession du Québec, op. cit., au par. 59.

  11. À l’occasion d’un discours prononcé le 1er juin 1996 devant les membres du Military and Hospitaller Order of Saint Lazarus of Jerusalem, Winnipeg, Manitoba.

  12. Dans une entrevue accordée au Toronto Star, le 28 août 1999.

  13. La Presse, le 6 novembre 1999, B12.

  14. Mahe c. Alberta [1990], 1 R.C.S. 342.

  15. Ibid.

  16. Ibid.

  17. Dawson, Mary, Governing in a Rights Culture, 2001, 14 S.C.L.R (2e), p. 264.

  18. R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, aux par. 552 et 553.

  19. Entente définitive des Nisga’a, paragraphe 9 du chapitre 2. Ce paragraphe précise que « La Charte canadienne des droits et libertés s’applique au gouvernement Nisga’a concernant toutes les questions relevant de son pouvoir, eu égard au caractère libre et démocratique du gouvernement Nisga’a tel qu’énoncé dans l’Accord ».

  20. Kymlicka, Will, Multicultural Citizenship: A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 38.

  21. Bender, Paul, « The Canadian Charter of Rights and Freedoms and the United States Bill of Rights : A Comparison », McGill Law Journal, vol. 28, no 4 ,1983, p. 848.

  22. Charte canadienne des droits et libertés, alinéa 15(2) : « Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques. »

  23. Fullilove c. Klutznick, 448 U.S. 448 [1980], cité dans Bender, op. cit., p. 853.

  24. Cherokee Nation c. State of Georgia, 30 U.S. (5 Pet.) 1 [1831].

  25. Campbell, Gordon Scott, « Language Equality and the Charter: Collective Versus Individual Rights in Canada and Beyond », National Journal of Constitutional Law, vol. 4, 1994, p. 29.

  26. Tarnopolsky, Walter S., « The New Canadian Charter of Rights and Freedoms as Compared and Contrasted with the American Bill of Rights », Human Rights Quarterly, vol. 5, no.3, p. 266.

  27. Kymlicka,Will, op. cit., pp. 35-38.

  28. Environics – Centre de recherche et d’information du Canada, février 2002.

 

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Mise à jour : 2002-04-02  Avis importants