« Les Canadiens ont raison
de se regrouper autour de leur Charte »
Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Discours prononcé lors de la conférence
Les vingt ans de la Charte, organisée par l’Université York
Toronto (Ontario)
le 12 avril 2002
L'allocution prononcée fait foi
Je me demande s’il y a un autre pays au monde que le Canada où l’enchâssement
dans la Constitution d’une charte des droits a été considéré comme un
facteur potentiel de désunion. Telle était pourtant une opinion largement
répandue il y a 20 ans, quand le Premier ministre Trudeau et son ministre de la
Justice, le très honorable Jean Chrétien, ont réussi à donner une charte des
droits et libertés au peuple canadien.
Aujourd’hui, à quelques jours du 20e anniversaire de cet
événement, il faut bien constater l’attachement des Canadiens envers leur Charte.
Les sondages le confirment. Par exemple, dans un sondage mené cette année par
le Centre de recherche et d’information sur le Canada, à la question « De
façon générale, pensez-vous que la Charte [...] est [...] une
bonne chose [...] ou une mauvaise chose [...]? »,
92 % des Canadiens (dont 91 % des Québécois) étaient d’avis qu’il
s’agissait d’une bonne chose.1
Encore il y a dix ans, plusieurs observateurs et personnalités politiques
voyaient dans la Charte une source de division grave au Canada. La Charte
et l’interprétation qu’en ferait la Cour suprême, affirmait-on, entraient
en conflit avec au moins trois dimensions essentielles de la réalité
canadienne : notre tradition démocratique, notre structure fédérale et l’identité
québécoise. Je vais examiner l’une après l’autre ces trois dimensions et
démontrer qu’elles se sont finalement très bien adaptées à l’ajout d’une
charte des droits et libertés au bénéfice de l’ensemble des Canadiens.
J’espère ainsi vous fournir de la matière pour lancer les débats de ce
colloque de très haut niveau sur « Les vingt ans de la Charte ». Je
suppose que c’est ce qu’attendaient de moi le Département de science
politique et le Collège MacLaughlin de l’Université York lorsqu’ils m’ont
fait l’honneur de cette invitation.
1. La Charte
et la démocratie
Les chartes des droits existent pour protéger les individus et les minorités
contre le pouvoir incontrôlé de l’État. Je comprends fort bien, toutefois,
que l’on craigne que ce soit au pouvoir judiciaire que les chartes confèrent
une autorité excessive au détriment du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif. Aucun démocrate ne saurait approuver que des juges non élus jouent
les législateurs et les gouvernants en lieu et place des élus du peuple.
Je peux vous assurer qu’en six ans d’expérience à la table du Cabinet je
ne me suis jamais senti privé de mes responsabilités par les juges et leurs
décisions. Je n’ai jamais eu le sentiment que les juges outrepassaient leur
pouvoir et empiétaient sur celui des élus. Du reste, pour le gouvernement
auquel j’appartiens, la nécessité d’agir en conformité avec la Charte
et les décisions des tribunaux n’est certainement pas la contrainte qui pose
le plus de problèmes.
La principale contrainte pour un ministre, vous le savez bien, est politique :
s’il a une idée qu’il estime bonne, il ne peut la mettre en application
sans obtenir au minimum l’accord du Premier ministre. Le travail de persuasion
auprès des collègues du Cabinet, du Caucus, des hauts fonctionnaires et des
milieux concernés dans la population est ce qui fait l’essentiel du quotidien
d’un ministre.
La deuxième contrainte est financière : ce qu’on s’entend bien
entre ministres pour dépenser vos impôts quand le ministre des Finances et la
présidente du Conseil du Trésor ne sont pas là! Mais, dès qu’ils arrivent
à une réunion, la réalité nous rattrape et chacun se plie à la nécessaire
discipline budgétaire.
La troisième contrainte est constitutionnelle : elle vient du partage des
responsabilités et pouvoirs constitutionnels entre les deux ordres de
gouvernement. Ici, c’est votre humble serviteur plutôt que le ministre des
Finances qui, parfois, doit jouer les trouble-fête. Le ministre des Affaires
intergouvernementales, en collaboration avec le ministre de la Justice, veille
à ce que chacun de ses collègues soit bien pénétré de l’importance de
remplir le rôle constitutionnel qui revient au gouvernement fédéral en
collaboration avec les provinces et dans le respect du rôle qui est le leur.
La longue habitude d’une discipline liée au partage constitutionnel des
pouvoirs et au contrôle qu’exercent les tribunaux à cet égard a
probablement aidé les gouvernements de notre pays, tant au fédéral qu’au
provincial, à accepter le contrôle juridique supplémentaire qui leur vient de
la Charte depuis 1982. Certes, il a pu arriver qu’un premier ministre
provincial se plaigne de « l’activisme » des tribunaux au lendemain d’une
décision judiciaire qui lui déplaisait. Il me semble cependant que tous les
gouvernements acceptent la nécessité de respecter la Charte comme une
dimension légitime et positive de notre système politique.
En fait, le parti politique le plus critique envers la Charte est celui
qui forme actuellement l’Opposition officielle à la Chambre des communes.
Mais même lui n’ose pas préconiser l’abrogation de la Charte, ce
qui serait d’ailleurs un suicide politique, compte tenu de l’attachement des
Canadiens envers cette institution qui protège leurs droits.
Mon expérience au gouvernement m’apparaît tout à fait conforme à ce que
plusieurs d’entre vous, à la suite des professeurs Peter Hogg et Allison
Bushell, désignent comme un « dialogue » entre la Cour et les élus
du peuple.2 Un « dialogue » au sens figuré s’entend,
car un ministre ne peut intervenir auprès d’un juge! Mais il est vrai que
nous prenons nos décisions en imaginant en partie les décisions que la Cour
prendra. Et nous ne faisons pas que réagir aux décisions; nous jouons notre
rôle au cours du processus d’élaboration des lois, en interprétant la Charte
et en la rendant bien vivante. Dans les cas où l’une de nos lois est
contestée devant la Cour et que cette dernière, après avoir écouté toutes
les plaidoiries, dont la nôtre, nous dit que nous ne respectons pas la Charte,
nous parvenons à trouver, à même les jugements, des pistes de solutions en
vue d’apporter les correctifs nécessaires.
En six ans comme ministre, soit depuis le 25 janvier 1996, à ma connaissance,
il est arrivé à quatre reprises qu’une partie d’une loi fédérale a été
invalidée par la Cour suprême.3 À plusieurs occasions, une
disposition a été interprétée de manière à ce qu’elle puisse être
conforme à la Charte, ou encore la Cour a déclaré une disposition
inconstitutionnelle en partie seulement. Je peux dire que, dans chacun de ces
cas, le gouvernement a respecté la décision de la Cour et, en deux occasions,
il a apporté des modifications législatives pour répondre à la Cour.4
Je sais cependant que certains d’entre vous ne sont pas convaincus par cette
métaphore du dialogue. Certains estiment que les gouvernements sont démunis
dans ce « dialogue », notamment parce qu’il ne leur est pas
possible d’y mettre fin lorsque ce qu’ils entendent ne leur plaît pas. Une
telle capacité de se soustraire à une décision de la Cour est pourtant
prévue à l’article 33 de la Charte, la fameuse clause dérogatoire
qui, comme vous le savez, permet au Parlement canadien ou à une législature
provinciale de déclarer expressément dans une loi que la totalité ou une
partie de la loi s’appliquera « nonobstant » certaines
dispositions de la Charte; la dérogation est en vigueur pour cinq ans et
peut être renouvelée par la suite. Dans les faits, on le sait, le prestige de
la Charte est devenu si grand que tous les gouvernements hésitent
fortement à utiliser cette clause dérogatoire.
Je voudrais faire remarquer, à la suite de quelques-uns d’entre vous d’ailleurs,
que les tribunaux ne contestent nullement le droit des gouvernements de recourir
à l’article 33. La réticence manifeste des gouvernements à utiliser la
clause dérogatoire n’a rien de juridique, elle est politique. Elle relève
soit d’une opposition philosophique à l’idée d’agir nonobstant les
droits confirmés des Canadiens – c’est le cas du gouvernement Chrétien –,
soit du calcul qu’un tel recours législatif serait trop impopulaire auprès
des électeurs. Mais, qu’il s’agisse de philosophie ou de calcul électoral,
les gouvernements demeurent libres d’utiliser ou non la clause dérogatoire.
Le professeur Christopher P. Manfredi, de l’Université McGill, a
écrit que la clause dérogatoire est chargée d’opprobre depuis qu’elle a
été identifiée, dans l’imaginaire des Canadiens, à l’utilisation qu’en
a faite le gouvernement du Québec en 1988 afin d’interdire par une loi l’affichage
commercial extérieur en anglais ou dans toute autre langue que le français.
Selon le professeur Manfredi, ce geste très impopulaire au Canada anglais a
terni l’article 33 au point de rendre presque impossible son utilisation :
« Malheureusement, les dirigeants politiques qui ont tiré profit de l’inclusion
par le Québec d’une clause dérogatoire dans la loi 178 pour condamner l’article
33 ne peuvent pas maintenant avoir recours à la dérogation dans des
circonstances où celle-ci pourrait s’avérer bénéfique ».5
[Traduction]
Je dois souligner que même au Québec l’interdiction légale des autres
langues que le français n’a jamais été populaire. Elle a toujours soulevé
l’opposition d’une majorité de Québécois dans les sondages. Si cette
mesure avait été populaire au Québec, le gouvernement de cette province l’aurait
peut-être maintenue en réutilisant la clause dérogatoire une fois échu le
délai de cinq ans.
En somme, si les gouvernements ne veulent pas utiliser l’article 33 dans leur
dialogue avec la Cour, c’est qu’ils ne veulent pas l’utiliser non plus
dans leur dialogue avec les Canadiens. Il s’agit d’une entrave politique, et
non juridique.
Comme le voulait Pierre Elliott Trudeau, la Charte est la propriété des
Canadiens; elle renforce le pouvoir du peuple face à l’État. Il est vrai que
ce pouvoir passe par la médiation des juges, mais cette médiation prend la
forme d’un dialogue fructueux avec les élus du peuple. Après 20 années d’existence
de la Charte, tel est le constat positif auquel en arrivent le
gouvernement de Jean Chrétien, la grande majorité des Canadiens ainsi que,
semble-t-il, la majorité de nos experts juridiques. Mais vous en délibérerez.
2. La Charte
et le fédéralisme
Il y a 20 ans, plusieurs Canadiens croyaient que la logique de la Charte
allait être contraire à celle du fédéralisme et qu’au nom de l’égalité
des droits les jugements et avis rendus par la Cour suprême du Canada allaient,
peu à peu, entraîner l’uniformisation des lois au détriment de l’autonomie
des provinces.
Ce n’est pas ce qui s’est produit. Le professeur James Kelly, du
Département de science politique de l’Université Brock, a calculé qu’il y
avait peu de « cas où les tribunaux [avaient] annulé des lois
provinciales et, plus important encore, [que] les annulations ne s’appliquaient
pas dans les principaux champs de compétence provinciale »6
[Traduction]. En fait, les lois fédérales ont été plus souvent invalidées
que les lois provinciales par la Cour suprême en vertu de la Charte : 35
fois comparativement à 20 fois entre 1982 et 20017. Je ne sais pas
si un ministre fédéral doit s’en réjouir, mais le fait est que les dix
gouvernements provinciaux ont été moins souvent visés que le gouvernement
fédéral.
Ainsi, c’est face aux deux ordres de gouvernement que les tribunaux ont
renforcé les droits des Canadiens en s’appuyant sur la Charte. Mais ce
faisant, les tribunaux ont préservé la logique du fédéralisme. Il l’ont
même approfondie, en créant une jurisprudence « qui favorise la
diversité et renforce l’autonomie provinciale »8 [Traduction],
pour citer à nouveau le professeur Kelly.
En effet, la Cour suprême a explicitement reconnu « la valeur de la
diversité qui est à la base du partage des compétences »9.
Elle a confirmé que « ce qui peut bien fonctionner dans une province (ou
dans une partie de son territoire) peut tout simplement ne pas fonctionner dans
une autre sans contrecarrer indûment le régime de la loi »10.
Pour elle, « le principe du fédéralisme est une reconnaissance de la
diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les
gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur
société dans leurs propres sphères de compétence ».11
La Cour suprême a établi que les provinces pouvaient appliquer des solutions
différentes à des problèmes politiques similaires sans que cela n’entraîne
une discrimination : « Manifestement, dans un système fédéral,
les distinctions entre les provinces ne donnent pas automatiquement naissance à
une présomption de discrimination ».12
Lorsque la Cour suprême a invalidé des lois provinciales, l’effet net fut
souvent le renforcement de la diversité au sein de chacune de ces provinces. En
reconnaissant aux minorités francophones des provinces anglophones le droit au
contrôle de leurs écoles et de leurs commissions scolaires, ou en exigeant du
gouvernement albertain qu’il interdise la discrimination fondée sur l’orientation
sexuelle, ou encore en reconnaissant des droits aux peuples autochtones, la Cour
n’a pas uniformisé le Canada, elle en a au contraire consolidé l’hétérogénéité.
Notre Charte et notre fédéralisme sont bien assortis. Voilà le constat
positif que je fais à partir de mes propres observations ainsi que de vos
travaux, notamment ceux des professeurs James Kelly, Janet Hiebert et
Katherine Swinton.13 J’ai bien hâte de prendre connaissance
des résultats de vos délibérations sur ce sujet.
3. La
Charte et le Québec
Il a souvent été dit que la Charte canadienne des droits et libertés
allait renforcer la thèse sécessionniste au Québec. Ce point de vue a été
défendu tant par des auteurs indépendantistes14 que fédéralistes15.
Je n’y ai jamais cru. J’ai toujours senti que la grande majorité des
Québécois étaient d’accord avec le contenu de la Charte, laquelle ne
diffère d’ailleurs pas tellement en substance de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec.
La croyance que la Charte allait être rejetée au Québec tient beaucoup
au contexte dans lequel elle a été enchâssée : celui du rapatriement.
Le fait que l’Assemblée nationale du Québec n’a jamais accepté d’appuyer
les modifications constitutionnelles de 1982 a pu laisser croire que le peuple
québécois n’en approuvait pas la pièce maîtresse : la Charte
elle-même.
La virulence vengeresse avec laquelle les chefs indépendantistes ressassent
sans fin leur version du rapatriement prend une place démesurée dans le
débat. Encore un peu et ils nous feront croire que la « Nuit des longs
couteaux » fait universellement référence à une négociation
constitutionnelle canadienne en 1981 plutôt qu’à un règlement de compte
sanglant entre nazis en 1934.
Quoi qu’on pense de la façon dont notre Constitution a été modifiée, qu’on
accepte la version des uns ou celle des autres (lire par exemple l’échange de
lettres entre les premiers ministres Lougheed de l’Alberta et Lévesque du
Québec16), il faut se rappeler que, d’après les sondages, les
Québécois étaient plutôt d’accord avec le contenu de ces modifications
constitutionnelles. À l’époque, l’action constitutionnelle du Premier
ministre Trudeau ne lui a pas valu la défaveur de ses compatriotes du Québec.
Sa cote de popularité est même restée supérieure à celle de M. Lévesque.17
Mais surtout, on doit convenir qu’après 20 ans c’est moins la façon dont
un changement a été fait qui importe que les effets dudit changement. C’est
là d’ailleurs l’opinion de M. Claude Ryan, lui qui, vous vous en souvenez,
avait refusé d’appuyer le rapatriement à titre de chef de l’Opposition
officielle à l’Assemblée nationale et s’y refuserait toujours aujourd’hui.
Je cite M. Ryan, dans un livre qu’il a publié à la veille du
référendum de 1995 : « Pas plus aujourd’hui qu’hier, je n’approuve
la manière dont cette opération fut réalisée. Treize ans plus tard, il
convient néanmoins d’examiner avec plus de détachement la teneur objective
des changements effectués en 1982. Avec le recul, force est de reconnaître que
la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier, est un
texte digne d’une société civilisée. Elle garantit la protection des droits
individuels contre les abus des législateurs et des gouvernants sans mettre en
péril, mais en limitant mieux, l’autorité des élus ».18
M. Ryan est aussi d’avis que la Cour a su interpréter la Charte «
avec distinction, impartialité et humanité »19. Cela semble
être l’avis de la grande majorité des Québécois comme de leurs concitoyens
des autres provinces et territoires. Le sondage du Centre de recherche et d’information
sur le Canada que j’ai déjà cité permet de constater que les Québécois,
comme les autres Canadiens, sont généralement d’accord avec des décisions
importantes que la Cour a rendues au fil des ans au regard de la Charte.
Comme l’écrivent les auteurs de cette enquête : « Il
semblerait que la Charte et le rôle des tribunaux ne constituent pas des
enjeux suscitant un clivage régional. De surcroît, dans toutes les régions,
des majorités importantes soutiennent les principes de la Charte
relatifs au bilinguisme et aux droits des minorités à l’enseignement dans
leur propre langue, au multiculturalisme, aux " limites
raisonnables" à la liberté d’expression, et à l’interdiction des
perquisitions sans mandat par la police. La Charte énonce véritablement
des valeurs fondamentales sur lesquelles il y a consensus au sein de la
population canadienne ».20
Il est frappant de constater à quel point l’appui des Canadiens aux
décisions de la Cour ne laisse pas transparaître de désaccords entre les
Québécois et les autres Canadiens. Leurs opinions sont similaires, bien qu’à
des degrés divers, y compris sur la question linguistique. Par exemple, si
91 % des Québécois sont d’accord pour dire que les Canadiens
francophones vivant dans les provinces majoritairement anglophones devraient
avoir droit à des services en français du gouvernement fédéral, 73 %
des Canadiens vivant à l’extérieur du Québec sont aussi de cet avis. Vous
comprendrez qu’à titre de ministre responsable de la coordination des langues
officielles au gouvernement du Canada, je me réjouis de ce consensus dans un
domaine où la Charte a permis aux tribunaux de jouer un rôle très
actif et très positif au fil des ans.
C’est bien à tort que certains ont pu voir une contradiction entre la Charte
et le caractère distinct ou unique de la société québécoise. Deux
anciens juges en chef de la Cour suprême, le regretté Brian Dickson21
et le très honorable Antonio Lamer22, ainsi que l’actuelle
juge en chef, la très honorable Beverley McLachlin, ont déclaré
que la Cour prenait en compte ce caractère unique dans ses décisions. Pour
citer la juge en chef McLachlin : « Je pense que c’est
clair, selon plusieurs de nos décisions, que nous essayons d’être sensibles
à toutes les régions du Canada mais, bien sûr, le Québec a une histoire
extrêmement unique (...) ».23
On peut aussi citer la Cour elle-même : « Le principe du
fédéralisme facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des minorités
culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province
donnée. C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est
francophone et qui possède une culture distincte ».24
Conclusion
La Charte canadienne des droits et libertés a l’appui des Canadiens
qui, à juste titre, voient en elle le renforcement de leurs droits. Le dialogue
fructueux entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique qu’elle a permis
d’établir a enrichi notre démocratie. Elle a fait naître une jurisprudence
qui a approfondi la pratique du fédéralisme au Canada. Elle a reflété la
riche diversité de notre pays et respecté l’identité québécoise. Sur tous
ces plans, le bilan de la Charte est très positif, contrairement aux
craintes exprimées au départ.
Et la Charte a renforcé l’identité canadienne. Cela n’est pas
censé être une bonne chose selon des intellectuels nationalistes du Québec.
Le professeur Guy Laforest, notamment, a beaucoup écrit à ce propos.25
Mais, s’il est vrai que l’unité d’un pays peut se solidifier autour d’une
cause aussi noble que le respect des droits universels, où est le mal? Comme l’a
écrit encore une fois M. Claude Ryan : « Que cette charte
ait été conçue en même temps comme un instrument apte à asseoir l’unité
du pays sur des bases plus solides, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Il
y a plutôt lieu d’en être fier ».26
En raison de mes responsabilités particulières en ce qui concerne l’unité
canadienne, on me demande souvent ce que cela signifie que d’être Canadien
– outre le fait de ne pas être Américain. Ma réponse est la suivante : pour
moi, être Canadien, c’est s’efforcer d’être le plus universel possible,
c’est tenter de faire de notre pays celui où les droits de tous sont les
mieux respectés, le pays où chaque être humain a les meilleures chances d’être
traité en être humain, quelle que soit sa religion ou la couleur de sa peau.
Je ne dis pas que nous avons réussi à faire du Canada ce pays, je dis que nous
devons toujours nous y efforcer et que cette quête est le plus beau fondement
de ce que nous sommes. Notre charte des droits et libertés nous offre un
puissant moyen pour y parvenir. Nous avons tout à fait raison de nous regrouper
autour d’elle.
Mais de cela aussi, je vous laisse délibérer.
NOTES
- La Charte : ciment de l’unité canadienne ou ferment de discorde?,
sondage concernant l’attitude des Canadiens envers la Charte canadienne
des droits et libertés, Centre de recherche et d’information sur le
Canada, 11 avril 2002, p. 8.
- Hogg, Peter W. et Bushell, Allison A., « The Charter Dialogue between
Courts and Legislatures » dans Osgoode Hall Law Journal, vol. 35,
1997, pp. 75-124. Voir aussi : Roach, Kent, « The Myths of
Judicial Activism » dans Supreme Court Law Review, 14, 2001,
pp. 297-330.
- R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 687; Corbiere c. Canada
(Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Thomson
Newspapers Co. c. Canada, (Procureur général), [1998] 1 R.C.S.
877; et Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1
R.C.S. 358.
- Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du
Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Thomson Newspapers Co. c.
Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877.
- Manfredi, Christopher P., Judicial Power and the Charter - Canada and
the Paradox of Liberal Constitutionalism, Oxford University Press, 2001,
p. 194. Voir aussi : Monahan, Patrick, Meech Lake: The Inside Story,
University of Toronto Press, 1991, p. 169.
- Kelly, James B., « The Impact of Charter Review on Canadian
Federalism and Provincial Autonomy: Re-examining the Centralization Thesis
», communication présentée au Congrès annuel de l’Association
canadienne de science politique, Université de Sherbrooke, juin 1999, p.
30.
- Kelly, James B., « The Supreme Court and the Charter: Advancing Federal
Diversity », communication présentée au colloque Managing
Tensions: Evaluating the Institutions of the Federation, School of
Policy Studies, Université Queen’s, Kingston, novembre 2001, p. 11.
- Kelly, James B., op. cit., p. 31.
- R. c. s. (s), [1990] 2. R.C.S. 254.
- R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, au
par. 193.
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 au
par. 58.
- Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993]
2 R.C.S. 995.
- Hiebert, Janet, « The Charter and Federalism: Revisiting the
Nation-Building Thesis » dans Canada: the State of the Federation,
sous la direction de Douglas M. Brown et Janet Hiebert, Kingston,
Institut des relations intergouvernementales, Université Queen’s, 1995,
pp. 153-178; Swinton, Katherine E., The Supreme Court and
Canadian Federalism: The Laskin-Dickson Years, Toronto, Carswell
Publishing, 1990, pp. 342-343.
- Fournier, Pierre, « The Future of Quebec Nationalism » dans And
No One Cheered (Federalism, Democracy and the Constitution Act)
sous la direction de Keith Banting et Richard Simeon, Toronto, Methuen,
1983, pp. 154-173.
- Stark, Andrew, « English-Canadian Opposition to Quebec
Nationalism » dans Banting, Keith G., Dion, Stéphane et Stark,
Andrew, The Collapse of Canada?, sous la direction de R. Kent Weaver,
Washington, The Brookings Institution, 1992, pp. 123-158
- Le rapatriement de la Constitution : la correspondance de Lougheed et
Lévesque, Institut des relations intergouvernementales, Université
Queen’s, Kingston, 1999, 43 pages.
- En novembre 1981, 47 % des Québécois étaient satisfaits du
comportement de Pierre Trudeau lors de la conférence
constitutionnelle, alors que 38 % étaient insatisfaits. Les
pourcentages à propos de René Lévesque étaient respectivement de
44 % et 40 %. (CROP pour The Gazette). En mars 1982, la
majorité des Québécois (48 % contre 32 %) désapprouvaient l’attitude
du gouvernement Lévesque pour son refus de signer l’accord
constitutionnel (CROP), et en juin de la même année,
49 % considéraient la loi constitutionnelle comme une bonne chose
et seulement 16 % pensaient le contraire (Gallup). Enfin, en septembre
et octobre 1983, 42 % des Québécois étaient « plutôt
satisfaits » du travail de Pierre Trudeau comme Premier ministre du Canada
alors que 32 % étaient « plutôt satisfaits » du travail de René
Lévesque comme premier ministre du Québec (SORECOM pour Le Soleil).
- Ryan, Claude, Regards sur le fédéralisme, Montréal, Boréal,
1995, p. 9.
- Ibid, p. 176.
- La Charte : ciment de l’unité canadienne ou ferment de discorde?,
op. cit. p. 30. Voir aussi le sondage Environics de janvier 2002 réalisé
pour l’Association for Canadian Studies, ainsi que le sondage Ipsos-Reid
CTV-Globe and Mail, 6 avril 2002.
- À l’occasion d’un discours prononcé le 1er juin 1996
devant les membres du Military and Hospitaller Order of Saint Lazarus of
Jerusalem, Winnipeg.
- Dans une entrevue accordée au Toronto Star, le 28 août 1999.
- La Presse, le 6 novembre 1999, p. B 12.
- Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998], 2 R.C.S. 217 au
par. 59.
- Laforest, Guy, « La culture politique canadienne et la Charte des
droits et libertés » dans Trudeau et la fin d’un rêve canadien,
Sillery, Septentrion, 1992, pp. 173-205.
- Ryan, Claude, op. cit., p. 138.
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