« Que faire des demandes sécessionnistes en démocratie? »
Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Allocution
prononcée devant les membres du
Constitution Unit
University College London
Londres (Royaume-Uni)
le 15 octobre 2003
L’allocution prononcée fait foi
La sécession, soit l’acte de se séparer d’un État pour en constituer
un nouveau, est un phénomène particulièrement rare en démocratie. En fait,
jamais une démocratie bien établie ayant vécu au moins dix années consécutives
de véritable suffrage universel n’a connu de sécession. Dans les cas les
plus souvent relevés, la sécession n'est advenue que quelques années après
l'introduction ou un élargissement important du suffrage universel : la Norvège
et la Suède en 1905, l'Islande et le Danemark en 1918, l'Irlande et le
Royaume-Uni en 1922. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses
sécessions se sont produites, mais toutes sont survenues dans le contexte des décolonisations
ou lors des périodes de transition qui ont marqué le passage entre la fin de régimes
autoritaires ou totalitaires et l’établissement de nouvelles démocraties.
Qu’une démocratie bien établie n’ait jamais connu de sécession ne veut
pas dire qu’un tel phénomène ne puisse se produire. Mais cela suppose tout
de même, et c’est ce que je ferai valoir, une conciliation difficile entre la
sécession et la démocratie.
Dans quelques États démocratiques, il existe des partis politiques qui, de
façon tout à fait pacifique, par la voie démocratique, cherchent à faire sécession.
Je vais traiter ici de ces revendications sécessionnistes pacifiques, et non de
celles qui recourent à la violence et au terrorisme. Je tiens pour acquis que
nous convenons tous qu’il ne faut pas céder au terrorisme. La seule question
que je pose est la suivante : comment une démocratie doit-elle réagir à une
revendication sécessionniste parfaitement pacifique?
Une telle revendication existe dans votre pays, avec le Scottish National
Party (SNP) qui veut faire de l’Écosse un État indépendant ne faisant plus
partie du Royaume-Uni.1 Elle existe aussi
dans mon pays, le Canada, avec le Parti québécois et le Bloc québécois, qui
veulent que le Québec devienne un État indépendant ne faisant plus partie du
Canada. On pourrait aussi mentionner le cas de l’Espagne, où la formation
politique actuellement au pouvoir dans la communauté autonome du Pays basque,
le Parti nationaliste basque (Pardido Nacionalista Vasco, PNV), prône
l’accession à l’indépendance par des moyens pacifiques et se dissocie des
actes de violence de l’ETA. Comment ces démocraties doivent-elles traiter les
revendications sécessionnistes pacifiques?
Notons d’emblée que, dans ces trois pays, les partis séparatistes
pacifiques sont tout à faits reconnus légalement. Ils ont le droit de présenter
des candidats aux élections, de siéger au Parlement et aux Cortes s’ils sont
élus et de gouverner, le cas échéant. Mais auraient-ils le droit de faire sécession?
En Espagne, les grands partis, le Parti populaire (Partido Popular, PP)
et le Parti socialiste (Partido Socialista Obrero Español, PSOE), répondent
par la négative en s’appuyant sur le caractère indivisible du pays, caractère
qui est enchâssé dans l’article 2 de sa Constitution : « La Constitution
est fondée sur l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie
indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à
l’autonomie des régions qui la composent et la solidarité entre elles.
» D’ailleurs, plusieurs autres démocraties bien établies se déclarent
indivisibles dans leur Constitution, de manière explicite ou implicite. Citons
par exemple la France, les États-Unis, l’Italie, l’Australie et bien
d’autres démocraties qui affirment former des entités indissolubles.2
Chez vous, le SNP annonce que, s’il formait le gouvernement écossais, il
demanderait aux Écossais par référendum, au cours de son premier mandat (quatre
ans), s’ils veulent leur indépendance.3 Et le SNP affirme que,
même si ce référendum n’était peut-être que consultatif sur le plan légal,
le gouvernement du Royaume-Uni serait politiquement
obligé de consentir à la sécession, advenant un appui majoritaire des Écossais
en sa faveur. Une telle obligation prévaudrait-elle vraiment? Lors des élections
législatives écossaises du printemps dernier, la validité d’un tel référendum
a semblé être mise en doute et les leaders séparatistes écossais s’en sont
indignés.4
Cette question ne concerne que les Britanniques, tout comme l’unité
canadienne ne concerne que les Canadiens, ou celle de l’Espagne, que les
Espagnols. Le Canada se félicite des relations fructueuses qu’il entretient
avec un Royaume-Uni fort, effectivement uni, mais il ne s’ingère ni
n’intervient dans les questions internes britanniques.
La question qui se pose est plutôt de savoir s’il existe des principes
universels susceptibles de guider les démocraties lorsqu’elles sont confrontées
à des demandes sécessionnistes pacifiques. Il est peut-être utile, de ce
point de vue, qu’à titre de ministre des Affaires intergouvernementales du
Canada ayant des responsabilités vis-à-vis l’unité canadienne depuis huit
ans, je vous fasse état des développements qui sont survenus au Canada récemment.
Le 29 juin 2000, le Canada est devenu le premier grand État démocratique à
admettre sa divisibilité par un texte législatif. Dans cette « Loi donnant
effet à l’exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans
son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec » ou Loi de
clarification, plus simplement appelée « loi sur la clarté », le
Parlement canadien a précisé les circonstances dans lesquelles le gouvernement
du Canada pourrait entreprendre une négociation sur la sécession de l’une
des ses provinces. Je voudrais faire valoir aujourd’hui les fondements éthiques
de cette loi que j’ai eu l’honneur de parrainer au Parlement canadien. Je
vous remercie de m’en donner l’occasion à une tribune aussi prestigieuse
que celle du Constitution Unit.
La loi sur la clarté a reçu un large appui, mais a aussi été critiquée,
autant par les partisans de la sécession sur demande que par ceux qui, à
l’inverse, préconisent l’indivisibilité absolue du territoire national. Je
vais commencer mon exposé par un examen critique de la thèse de la sécession
sur demande, avant de décrire la loi sur la clarté et les principes qui la
sous-tendent.
1. Les trois faiblesses de la thèse de la sécession sur demande
Les leaders sécessionnistes québécois ont défendu pendant les trois dernières
décennies une thèse que je résume dans ce paragraphe. Selon cette thèse, une
simple victoire électorale lors des élections provinciales permettrait à un
gouvernement formé par le Parti québécois de faire l’indépendance du Québec
au moyen d’un vote majoritaire à l’Assemblée nationale du Québec. La
tenue d’un référendum ne serait pas considérée comme nécessaire en droit,
mais on admet que cette sanction de la population québécoise constituerait une
source de légitimité démocratique supplémentaire. C’est le gouvernement du
Québec qui, fort de sa majorité à l’Assemblée nationale, formulerait la
question référendaire. Un résultat majoritaire, si serré fût-il en faveur
du projet du gouvernement, serait suffisant pour que l’Assemblée nationale
puisse proclamer l’indépendance. Mais, avant que cette proclamation d’indépendance
n’ait lieu, une négociation pourrait être engagée avec le gouvernement du
Canada afin de faciliter la transition et en vue de conclure éventuellement une
forme d’association économique ou de partenariat politique et économique.
Cependant, à tout moment au cours de cette négociation, l’Assemblée
nationale pourrait s’autoproclamer, unilatéralement, parlement d’un État
indépendant. Sitôt faite, cette déclaration d’indépendance
s’appliquerait à tout le territoire du Québec, dont les frontières seraient
sacrées. Tous les citoyens et tous les gouvernements seraient alors tenus de
considérer le gouvernement du Québec comme étant, effectivement, le
gouvernement d’un État indépendant. La négociation pourrait se poursuivre,
mais, cette fois, entre deux États indépendants.
Cette procédure de sécession est bien reflétée dans le projet de loi no
1, Loi sur l’avenir du Québec5 présenté par le
gouvernement du Québec à l’Assemblée nationale avant le référendum de
1995. Selon l’article 1, « L’Assemblée nationale est autorisée, dans
le cadre de la présente loi, à proclamer la souveraineté du Québec ».
Pour plus de certitude, l’article 2 précise : « À la date
fixée dans la proclamation de l’Assemblée nationale, la déclaration de
souveraineté inscrite au préambule prend effet et le Québec devient un pays
souverain ». L’article 26 ajoute que les négociations sur un traité de
partenariat avec le Canada devraient se faire dans un délai d’un an, période
au cours de laquelle l’Assemblée nationale pourrait proclamer la souveraineté
à tout moment s’il s’avérait que les négociations sont infructueuses.
Telle était la procédure de sécession que les leaders séparatistes québécois
entendaient faire prévaloir. Ils la fondaient sur le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes. Tantôt ces leaders soutenaient que ce principe
d’autodétermination confère un droit à la sécession reconnu en droit
international, tantôt ils en faisaient une règle démocratique qui transcende
le droit formel.
Une telle procédure de sécession unilatérale comporte trois faiblesses qui
la rendent inacceptable : elle pose des problèmes graves sur les plans du
droit, de l’équité et de la clarté.
Cette procédure n’a pas de fondement juridique. La Cour suprême du Canada
a confirmé que le gouvernement d’une province n’a pas le droit de se
proclamer, unilatéralement, gouvernement d’un État indépendant. Il n’a
pas ce droit, ni en vertu du droit canadien ni au regard du droit international.6
Comme vous le savez,
en droit international, le droit à l’autodétermination des peuples ne peut
pas constituer le fondement d’un droit à l’autodétermination externe,
c’est-à-dire d’un droit de faire sécession unilatéralement, sauf dans
les situations coloniales, d’occupation militaire ou de violation grave des
droits humains. Outre ces cas extrêmes, le droit à l’autodétermination
s’applique dans les limites accordées à l’intégrité territoriale des
États.7
Est-il grave que cette procédure n’ait pas de fondement juridique?
Certainement. La thèse selon laquelle l’accession à l’indépendance serait
une question purement politique sans aucun fondement juridique est incompatible
avec les principes élémentaires de la démocratie et de l’État de droit. Un
gouvernement qui agit de façon contraire au droit tout en exigeant que ses
citoyens se conforment à ses lois expose la société à des dangers
inacceptables en démocratie. Pourquoi des citoyens attachés à un pays
accepteraient-ils d’en être dépossédés illégalement? Les difficultés
concrètes qui empêcheraient une déclaration unilatérale d’indépendance
d’être effective sur le terrain sont innombrables.
Il n’est pas si facile d’évacuer le droit. Les leaders séparatistes québécois,
qui prétendent constamment que l’accession à l’indépendance est une
question purement politique, ne manquent pas d’annoncer leur intention
d’utiliser leur autorité juridique pour rendre effective la sécession et
proclamer en droit l’indivisibilité du nouvel État ainsi créé. Ceci nous
amène au deuxième problème que pose cette procédure de sécession sur
demande : elle n’est pas seulement sans fondement juridique, elle est inéquitable.
En effet, les leaders séparatistes québécois estiment que la sécession
sur demande n’est valable que pour eux. Le territoire canadien est divisible,
celui du Québec ne l’est pas. Si des populations territorialement concentrées
au Québec demandaient à se séparer à leur tour, ou tout simplement à rester
rattachées au Canada, les leaders sécessionnistes québécois s’estiment en
droit de prendre les moyens de les en empêcher. Ce problème n’est pas théorique
: lors des deux référendums que le Parti québécois a tenus sans succès,
le premier en 1980, le second en 1995, des nations autochtones ont tenu leurs
propres référendums qui ont fait ressortir clairement leur volonté de rester
rattachées au Canada.
Enfin, troisième problème, cette procédure manque de clarté. Elle suppose
que la sécession peut être obtenue à l’arraché, sur la base d’une
majorité incertaine et fragile, qui aurait pu ne pas être obtenue la veille ou
le lendemain. Une procédure claire devrait exiger qu’une sécession se fasse
sur la base d’une majorité claire, car il s’agit d’un geste grave et
probablement irréversible, qui engage les générations futures et qui entraîne
des conséquences majeures pour tous les citoyens du pays qui se fait ainsi
scinder.
La question référendaire aussi doit être claire. Il coule de source que
seule une question portant vraiment sur la sécession permet de savoir si les
citoyens souhaitent la sécession. Le gouvernement du Parti québécois, tant
lors du référendum de 1980 que de celui de 1995, a préféré poser aux Québécois
une question référendaire qui entremêlait le projet d’indépendance et le
maintien d’une éventuelle association quelconque avec le Canada. Ainsi, la
question de 1995 se lisait comme suit : « Acceptez-vous que le Québec
devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau
partenariat économique et politique dans le cadre du projet de loi sur
l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995? »
Avec un tel libellé, on ne s’étonne pas que quantité d’électeurs se
soient présentés aux urnes en croyant, de bonne foi, que l’indépendance était
conditionnelle à une entente de partenariat politique et économique avec le
Canada. Par exemple, en octobre 1995, un sondage indiquait que seulement
46 % des électeurs avaient compris que la question signifiait que le Québec
deviendrait indépendant même si les négociations sur le partenariat politique
et économique devaient échouer.8
2. En
quelles circonstances une négociation sur la sécession devrait-elle se
produire en démocratie?
Ainsi, la sécession sur demande telle qu’elle est préconisée par les
leaders séparatistes québécois est inacceptable pour des raisons de droit,
d’équité et de clarté. Doit-on alors considérer le Canada comme
indivisible? Certains l’ont soutenu, en faisant valoir des arguments qui ne
sont pas sans validité mais qui, eux aussi, ont leurs limites.
On peut tout à fait convenir que les citoyens d’une démocratie sont liés
par un principe de loyauté mutuelle. Ils se doivent tous assistance sans égard
à des considérations de race, de religion ou d’appartenance régionale. Pour
cette raison, tous les citoyens sont, en quelque sorte, propriétaires de
l’ensemble du pays, avec son potentiel de richesses et de solidarité humaine.
Aucun groupe de citoyens ne peut prendre sur lui de monopoliser la citoyenneté
sur une partie du territoire national, ni de retirer à des concitoyens, contre
leur volonté, leur droit de pleine appartenance à l’ensemble du pays. Ce
droit d’appartenance, chaque citoyen devrait être en mesure de le transmettre
à ses enfants. Idéalement, un tel droit ne devrait jamais être remis en cause
en démocratie. Voilà sans doute pourquoi tant de démocraties se considèrent
comme indivisibles.
Puisque la loyauté relie tous les citoyens par-delà leurs différences,
aucun groupe de citoyens dans un État démocratique ne peut s’arroger de
droit à la sécession sous prétexte que ses attributs particuliers – langue,
culture ou religion – le qualifient au titre de nation ou de peuple distinct
au sein de l’État. Comme l’a écrit la Cour suprême du Canada à propos du
Québec : « Quelle que soit la juste définition de peuple(s) à
appliquer dans le présent contexte, le droit à l’autodétermination ne peut,
dans les circonstances présentes [celles d’un État démocratique],
constituer le fondement d’un droit de sécession unilatérale. »9
Mais, en même temps, on ne peut écarter la possibilité qu’en démocratie,
des circonstances se produisent qui fassent de la négociation d’une sécession
la moins mauvaise des solutions envisageables. Cela pourrait être le cas
advenant qu’une partie de la population manifeste clairement, de façon
pacifique mais résolue, sa volonté de ne plus faire partie du pays. Il est en
effet des moyens qu’un État démocratique ne saurait envisager pour retenir
contre sa volonté clairement exprimée une population concentrée sur une
partie de son territoire. Autrement dit, la sécession n’est pas un droit en démocratie,
mais elle demeure une possibilité à laquelle l’État existant peut consentir
devant une volonté de séparation clairement affirmée.
Telle est la position que le gouvernement du Canada a défendue, tant face au
mouvement indépendantiste québécois que face aux tenants de l’indivisibilité
absolue du territoire national. C’est cette position que je vais maintenant
exposer.
Le gouvernement du Canada affirme qu’il ne saurait s’engager dans une
procédure de scission du pays et abdiquer ses propres responsabilités
constitutionnelles envers les Québécois – ou toute autre population
canadienne – sans avoir l’assurance que c’est ce qu’ils veulent
clairement. En fait, aucun État démocratique ne saurait cesser d’honorer ses
responsabilités envers une partie de sa population en l’absence d’un appui
clair à la sécession.
Le gouvernement du Canada n’accepterait d’entreprendre une négociation
sur la sécession que dans l’hypothèse où la population d’une province
manifesterait clairement sa volonté de ne plus faire partie du Canada. Cette
volonté claire de sécession devrait s’exprimer par une majorité claire
appuyant une question portant clairement sur la sécession et non sur un vague
projet de partenariat politique.
La négociation sur la sécession devrait se dérouler dans le cadre
constitutionnel canadien et devrait être guidée par la recherche réelle de la
justice pour tous. Par exemple, dans l’hypothèse où des populations
territorialement concentrées au Québec demanderaient clairement de rester
rattachées au Canada, il faudrait envisager la divisibilité du territoire québécois
avec le même esprit d’ouverture que celui qui a conduit à accepter la
divisibilité du territoire canadien.
Cette position, le gouvernement du Canada l’a exprimée à plusieurs
reprises, notamment par la voix du procureur général du Canada lorsque
celui-ci a expliqué à la Chambre des communes les raisons pour lesquelles il
demandait à la Cour suprême du Canada si le gouvernement du Québec avait ou
non le droit de faire unilatéralement la sécession : « Les principales
personnalités politiques de toutes nos provinces et le public canadien ont
convenu depuis longtemps que le pays ne restera pas uni à l’encontre de la
volonté clairement exprimée des Québécois. »10
La Cour suprême du Canada a rendu son avis le 20 août 1998. Elle confirme
que le gouvernement du Québec n’a pas le droit d’effectuer la sécession
unilatéralement, ni en droit canadien ni au regard du droit international. Une
sécession, pour être légale, nécessiterait une modification de la
Constitution canadienne. Une telle modification exigerait la négociation d’« une multitude de questions très difficiles et très complexes
», y compris, éventuellement, celle des frontières territoriales.11
L’obligation
d’entreprendre une telle négociation sur la sécession n’existerait qu’à
la suite d’un appui clair à la sécession, exprimé au moyen d’une majorité
claire et en réponse à une question claire. Seul un tel appui clair donnerait
à la demande sécessionniste suffisamment de légitimité démocratique pour
justifier l’obligation d’une négociation sur la sécession. Le gouvernement
du Québec n’aurait toujours pas le droit d’effectuer unilatéralement la sécession
même après des négociations infructueuses de son point de vue. « En vertu
de la Constitution, la sécession exige la négociation d’une modification. »12
C’est dans cette foulée que le gouvernement du Canada a fait adopter par
le Parlement du Canada la Loi donnant effet à l’exigence de clarté formulée
par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du
Québec. Cette loi sur la clarté interdit au gouvernement du Canada
d’entreprendre une négociation sur la sécession d’une province à moins
que la Chambre des communes ait constaté que la question référendaire a porté
clairement sur la sécession et qu’une majorité claire s’est prononcée en
faveur de la sécession.
La loi sur la clarté précise aussi les éléments qui devront
obligatoirement figurer au menu de la négociation : « Aucun ministre ne
peut proposer de modification constitutionnelle portant sécession d’une
province du Canada, à moins que le gouvernement du Canada n’ait traité, dans
le cadre des négociations, des conditions de sécession applicables dans les
circonstances, notamment la répartition de l’actif et du passif, toute
modification des frontières de la province, les droits, intérêts et
revendications territoriales des peuples autochtones du Canada et la protection
des droits des minorités. »13
En somme, puisque l’acceptation de la sécession comme droit automatique
est contraire à la démocratie, et étant donné que l’interdiction absolue
de la sécession peut se révéler impraticable en démocratie, l’approche
canadienne que je viens de décrire m’apparaît réaliste. Elle consiste
d’abord à mettre l’accent sur le besoin d’améliorer toujours davantage
un pays dont tous les citoyens peuvent être fiers, un pays démocratique et
prospère dont les populations les plus diversifiées s’épanouissent avec
leurs cultures et leurs institutions propres tout en travaillant ensemble à des
objectifs communs. Si, malgré ce type d’entente propre à une fédération
comme le Canada, une population devait exprimer clairement sa volonté de se séparer,
alors une négociation sur la sécession devrait être entamée dans la légalité
et avec un souci de justice pour tous, si nombreuses soient les difficultés inhérentes
à cette négociation.
Conclusion
Telle est l’approche canadienne. Sa prémisse fondamentale, selon laquelle
une sécession, sans être impossible, ne devrait être négociée que face à
une volonté claire de rupture, me paraît juste et de portée universelle. Un
tel principe reçoit d’ailleurs souvent un écho favorable dans la littérature
sur les sécessions. Par exemple, selon le professeur Daryl J. Glaser, de
l’université de Strathclyde de Glasgow, « les États existants doivent
donc accepter la sécession pourvu que ses tenants puissent démontrer un appui
majoritaire clair et durable parmi les habitants du territoire sécessionniste;
s’efforcer de limiter au minimum le nombre d’antisécessionnistes, autant
que faire se peut, en démontrant l’appui de supermajorités dans les plébiscites
tenus, [et] en revendiquant des frontières rigoureusement définies... »14
[Traduction]
Dans le cas du Canada, cette approche a eu un effet bénéfique sur l’unité
nationale en introduisant la notion de clarté. Car, justement, s’il y a une
chose qui ressort clairement, sondage après sondage, c’est qu’en réponse
à une question claire les Québécois choisissent le Canada uni.15
Les Québécois,
dans une grande majorité, désirent rester Canadiens et ne veulent pas briser
les liens de loyauté qui les rattachent à leurs concitoyens des autres parties
du Canada. Ils ne souhaitent pas être forcés de choisir entre leur identité
québécoise et leur identité canadienne. Ils rejettent les définitions
exclusives du mot « peuple » et veulent appartenir à la fois au peuple québécois
et au peuple canadien, dans ce monde global où le cumul des identités sera
plus que jamais un atout pour s’ouvrir aux autres.
Malgré ses effets manifestement bénéfiques pour l’unité canadienne, je
ne doute pas que l’approche que je viens de qualifier de réaliste pourra paraître
très audacieuse et trop libérale face à ce phénomène internationalement abhorré qu’est la sécession.
L’approche canadienne rejette le recours à la force, à toute forme de
violence. Elle mise sur la clarté, la légalité et la justice pour tous. Si
elle peut paraître idéaliste à de nombreuses nations, c’est justement parce
qu’elle vise à traiter de façon idéale des situations complexes et délicates.
Elle pourrait à mon avis contribuer à la paix et à la pratique éclairée des
États.
- Je comprends aussi que le parti nationaliste gallois, Plaid Cymru, réfère
maintenant explicitement à « l’indépendance », pour définir son
objectif.
- Patrick J. Monahan et al. Coming to Terms with Plan B: Ten Principles
Governing Secession, Toronto, Commentaire de l’Institut C.D. Howe, no 83,
juin 1996.
- Scottish National Party, A Constitution for a Free Scotland,
septembre 2002.
- Alex Salmond, « Labour Blunders into Dangerous Ground on a Scots
Referendum », The Scotsman, 22 avril 2003.
- Projet de loi no 1, Loi sur l’avenir du Québec, présenté
le 7 septembre 1995.
- Avis de la Cour suprême du Canada sur le Renvoi sur la sécession du
Québec, [1998] R.C.S 217, au par.96.
- Antonio Cassese, Self-determination of peoples: a legal reappraisal,
Cambridge, Cambridge University Press, 1995; James Crawford, La pratique
des États et le droit international relativement à la sécession unilatérale,
rapport d’expert présenté à la Cour suprême du Canada, 19 février
1997; voir aussi : Avis de la Cour suprême du Canada sur le Renvoi sur
la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, aux par.113 à 139.
- Maurice Pinard, Confusion et incompréhension entourant l’option
souverainiste, mémoire présenté devant le comité législatif de la
Chambre des communes chargé d’étudier le projet de loi C-20, 24 février
2000.
- Avis de la Cour suprême du Canada sur le Renvoi sur la sécession du
Québec, op. cit., au par.125
- Déclaration de l’honorable Allan Rock, ministre de la Justice et
procureur général du Canada à la Chambre des communes, 26 septembre 1996,
Hansard, p. 4707.
- Avis de la Cour suprême du Canada sur le Renvoi sur la sécession du
Québec, op. cit., au par. 96.
- Ibid., au par. 97.
- Loi de clarification, Loi donnant effet à l’exigence de clarté
formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur
la sécession du Québec, sanctionnée le 29 juin 2000, ch. 26, par. 3
(2).
- Daryl J. Glaser, « The Right to Secession: An Anti-Secessionist Defence
», document issu de la 51e conférence de la Political Studies
Association, Manchester, Royaume-Uni,10-12 avril 2001.
- Maurice Pinard, op. cit.
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