LETTRE À MONSIEUR JACQUES BRASSARD
SUITE À SA DÉCLARATION MINISTÉRIELLE SUR
L'INTÉGRITÉ TERRITORIALE DU QUÉBEC
Le 19 novembre 1997
Monsieur Jacques Brassard
Ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes
875, Grande-Allée est
Bureau 3.101
Québec (Québec)
G1R 4Y8
Monsieur le Ministre,
Les difficultés que pose la sécession en démocratie sont réelles et graves. Elles exigent une
discussion rigoureuse et polie que votre gouvernement a différée trop longtemps. Aussi
faut-il se réjouir que vous vous soyez porté volontaire pour relancer ce débat entamé cet
été par votre Vice-Premier ministre, Monsieur Bernard Landry.
Vous avez choisi de ne soulever qu'un seul aspect du problème, le tracé des frontières. Ma
réponse portera donc sur cet aspect précis. Il s'agit probablement de la question la plus
difficile, délicate et troublante soulevée par la perspective d'une sécession du Québec. Elle
exige un examen attentif.
Vous tenez un raisonnement qui, à prime abord, semble contradictoire : le territoire
canadien serait divisible, mais pas celui du Québec. À l'appui, vous avancez des
considérations d'ordre juridique et d'ordre moral qui sont soit douteuses, soit erronées.
Commençons par l'aspect juridique.
Vous avez raison de dire qu'en droit canadien, les frontières d'une province ne peuvent être
modifiées sans le consentement législatif de cette province. Cette protection puise ses
origines dans la Loi constitutionnelle de 1871 et a été reprise dans les procédures de
modification de la Partie V de la Loi constitutionnelle de 1982. Vous ne vous trompez pas
non plus en affirmant que la frontière d'un Québec indépendant serait protégée par le droit
international. Mais vous omettez de mentionner qu'elle le serait «comme l'est aujourd'hui
celle du Canada», précision qui pourtant figure à la page 385 du rapport rédigé par les cinq experts sur lesquels vous vous appuyez presque exclusivement.
Vous semblez croire que les frontières du Canada, comme État indépendant, ne sont pas
protégées du fait qu'il s'agit d'une fédération dont l'une de ses composantes, le Québec,
peut être décrite comme un «peuple». Une fédération n'en est pas moins un État
indépendant du fait qu'elle accorde une large autonomie à ses composantes. Le droit
international garantit les mêmes protections aux frontières internationales des fédérations
qu'à celles des pays unitaires. En droit international, le Canada n'est pas plus divisible que
ne l'est la France. Comme nous l'avons indiqué dans notre mémoire soumis à l'occasion du
renvoi à la Cour suprême, le droit international n'accorde pas à un «peuple» le droit à la
sécession unilatérale, sauf dans les cas de colonies et peut-être de violation extrême des
droits de la personne. Dans les autres cas, le droit international ne confère aucun droit à la
composante d'un État de se détacher de lui sans son consentement.
La question essentielle, donc, est de savoir comment le changement du Québec en un État
indépendant pourrait se faire dans le respect du droit du Canada de préserver son intégrité
territoriale. Votre gouvernement persiste à revendiquer pour lui-même le droit d'opérer un
tel changement de façon unilatérale, alors que vous êtes contredit par l'immense majorité
des experts et même par ceux que vous citez.
Votre prétention est tellement contraire à ce que le gouvernement du Canada considère
être le droit établi que l'on peut supposer que c'est parce que vous en êtes conscient que
vous avez refusé d'en tester la validité devant la Cour suprême. Dans une démocratie, le
recours aux tribunaux est pourtant une manière légitime de résoudre des questions de droit.
Nous ne demandons pas au plus haut tribunal du pays de se prononcer sur le bien-fondé
politique de la sécession; mais nous lui demandons si votre gouvernement détient le droit de la faire unilatéralement.
Vous pensez pouvoir obtenir la reconnaissance internationale sans le consentement du
Canada. Depuis la signature de la Charte des Nations Unies en 1945, de nombreux
nouveaux pays ont été admis aux Nations Unies, mais aucun, hors du contexte colonial, n'y
est parvenu contre la volonté de l'État duquel il s'est séparé. À défaut de trouver une raison
qui rendrait cette pratique des États applicable à tous les pays sauf au Canada, on peut
raisonnablement penser que la communauté internationale ne reconnaîtrait votre
gouvernement comme étant celui d'un État indépendant qu'après que le Canada y aurait
consenti.
Le 12 novembre, vous avez laissé entendre qu'il suffirait, après une déclaration unilatérale
d'indépendance, que votre gouvernement exerce «une autorité effective sur le territoire du
Québec» pour que la reconnaissance internationale s'ensuive. Vous brandissez là un
scénario très inquiétant, chargé d'incertitudes et presque certainement voué à l'échec.
Premièrement, le «contrôle effectif» du territoire par un gouvernement sécessionniste ne
mène pas, en soi, à la reconnaissance internationale. La «République turque de Chypre du
nord», la Tchétchénie, le Katanga -- autant de cas de déclarations unilatérales
d'indépendance qui ont été effectives sur le terrain sans pour autant recueillir l'appui ni la
reconnaissance de la communauté internationale.
Deuxièmement, qu'entendez-vous par «contrôle effectif» du territoire? Comment
arriveriez-vous à exercer un tel contrôle à la suite d'une déclaration unilatérale
d'indépendance qui ne serait pas acceptée par le gouvernement du Canada? Et que
feriez-vous devant les nombreux citoyens qui réclameraient leur droit de ne pas perdre le
Canada à cause d'une telle procédure? S'ils choisissaient de respecter les lois existantes et
de contester les lois inconstitutionnelles, vous ne pourriez pas les accuser de désobéissance
civile puisque votre gouvernement se trouverait lui-même en dehors du cadre juridique. La
perspective d'une séparation même conforme à la pratique internationale et au droit
canadien est déjà suffisamment difficile et angoissante pour la société québécoise sans que
votre gouvernement en rajoute en menaçant de se comporter de façon aussi irresponsable.
Vous savez bien, pourtant, que la démocratie et l'État de droit vont de pair.
Vous évoquez l'éclatement de la Yougoslavie comme un précédent valable pour fonder en
droit votre projet de déclaration unilatérale d'indépendance. Mais ce faisant, vous
confondez sécession et désintégration totale d'un État. La Yougoslavie illustre un cas de
désintégration, où l'État lui-même a cessé d'exister. La Commission d'arbitrage que vous
citez n'en est arrivée à cette conclusion qu'après avoir constaté que les institutions
gouvernementales yougoslaves ne répondaient plus aux critères minimaux de participation
et de représentation inhérents à un État fédéral, que quatre des six républiques
constituantes avaient manifesté le désir de devenir indépendantes et que les autorités
centrales s'étaient montrées incapables de mettre fin à la guerre civile. C'est dans ces
circonstances extrêmes que le principe de l'inviolabilité des frontières, l'uti possidetis, a été
invoqué dans le cas des républiques yougoslaves.
Reprenons un exemple cher à votre Vice-Premier ministre, celui de l'ancienne République
yougoslave de Slovénie. Du jour où la Slovénie a été reconnue comme indépendante, ses
frontières ont été aussi protégées par le droit international que le sont celles du Canada.
Mais la Slovénie est devenue indépendante à la suite de la désintégration de l'État à laquelle elle appartenait, ce qui n'a rien à voir avec la sécession que vous envisagez. Tant que le Canada existe en tant qu'État, sa Constitution, qui est la source des pouvoirs juridiques de nos deux gouvernements, prévaut.
Le gouvernement du Canada accepte la possibilité de l'indépendance du Québec. Mais une telle cassure du pays ne pourrait se faire qu'après que les Québécois auraient très
clairement exprimé le désir de renoncer au Canada et après que les conditions de la
sécession auraient été établies. Pas plus que moi, vous ne pouvez prédire les résultats de
telles négociations. On peut toutefois prévoir à coup sûr qu'elles soulèveraient des enjeux
difficiles pour les Québécois et les autres Canadiens, y compris peut-être la question
territoriale. En droit, le Canada serait fondé de retenir son consentement jusqu'à ce que les
conditions de la sécession le satisfassent.
Permettez-moi maintenant d'aborder la dimension morale de la question des frontières.
Il est clair qu'un projet de partition d'un État pose des problèmes moraux, car il invite les
citoyens de cet État à rompre leurs liens de solidarité. Une fois le processus engagé, il y a
toujours le risque que la rupture se fasse selon des affinités de race, de langue ou de
religion. Voilà en partie pourquoi de nombreuses démocraties très respectables ont interdit
explicitement ou implicitement la sécession dans leur Constitution.
Au Canada, nous raisonnons autrement. Nous pensons que notre pays ne serait plus le
même s'il cessait de reposer sur l'adhésion volontaire de toutes ses composantes. C'est
pourquoi il n'est aucun parti politique important, que ce soit au Québec ou dans l'ensemble
du pays, qui se déclare prêt à retenir les Québécois contre leur gré dans le Canada.
Mais le Québec ne serait pas le même lui non plus si son unité devait reposer sur la
coercition. S'il serait difficile de retenir des populations dans le Canada contre leur gré, il le
serait aussi de les obliger à renoncer au Canada contre leur gré. Voilà pourquoi on ne peut
considérer le territoire québécois comme sacré dès lors que l'on accepte la divisibilité du
territoire canadien. Voilà surtout pourquoi vous, Monsieur Brassard, devez désavouer très
clairement les propos que vous avez tenus à au moins trois reprises quant au recours à la
force policière comme moyen de contraindre des populations à se plier à votre sécession (1).
Vous dites que le territoire du Québec est indivisible parce qu'il est habité par un seul
peuple. On peut soutenir qu'il y a un seul peuple au Québec, comme on peut en voir
plusieurs ou ne trouver qu'un seul peuple au Canada. Mieux vaut rejeter les définitions
exclusives de nous-mêmes et voir dans notre pluri-identité une richesse collective
incomparable. On doit surtout se rappeler qu'il est toujours dangereux d'accorder aux
représentations collectives que l'on se donne, telles les notions de «peuple» et de «nation»,
plus d'importance et de poids moral qu'aux citoyens qui existent en chair et en os. Comme
l'a écrit Renan, «l'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race; il appartient à lui-même
avant tout, car il est avant tout un être libre et moral».
Je suis venu en politique pour aider les Québécois et les autres Canadiens à rester
ensemble et non pour négocier leur scission. Mais si on devait en arriver là, il faudrait que
les valeurs universelles de démocratie auxquelles nous croyons continuent de nous guider.
Dans ces circonstances difficiles, on ne peut exclure la possibilité que la modification des
frontières soit la moins mauvaise des solutions démocratiques. Les frontières changent
parfois à la naissance de nouveaux États. Depuis 1945, de tels changements ont été opérés
pacifiquement à la suite de référendums (le Cameroun britannique, la République fédérale
islamique des Comores) ou de négociations (la Zambie, la Tchécoslovaquie).
Un pays hautement démocratique comme la Suisse a procédé à une série de référendums
pour résoudre la difficile question du tracé de la frontière du nouveau canton du Jura, créé
à partir du canton de Berne. La procédure que la Suisse a suivie n'est certes pas simple,
mais personne ne peut la qualifier d'antidémocratique. Au contraire, elle témoigne du souci
de la Suisse de satisfaire le plus de citoyens possible.
Nos gouvernements, comme en Suisse, pourraient bien se voir obligés de rechercher des
arrangements afin de ne pas imposer la sécession à des populations qui n'en veulent pas. Si
vous aviez gagné le dernier référendum, ce problème nous serait tombé dessus alors que
personne n'était préparé pour le traiter. Vous êtes certainement au courant des trois
référendums qui ont été tenus dans le nord du Québec, tout juste avant le 30 octobre
1995, et dans lesquels plus de 95 % des Autochtones consultés se sont opposés à la
sécession ou ont refusé le retrait de leurs territoires du Canada.
Le plus sûr moyen de diviser les Québécois entre eux est de leur demander de renoncer au
Canada. Personne ne sait très bien ce qu'il faudrait faire pour surmonter ces divisions en
cas de négociation d'une sécession, ni s'il nous faudrait modifier des frontières. Vous dites
que cela risquerait de diviser le Québec sur une base ethnolinguistique. Mais c'est votre
projet de sécession qui, au départ, crée ce problème, en ce que c'est vous qui proposez de
retirer du Canada la seule province à majorité francophone. Au Québec même, la
séparation est rejetée massivement par les non-francophones et divise profondément les
francophones. Votre projet de sécession est maintenant le seul enjeu qui creuse un clivage
ethnolinguistique au Québec. Il prive notre société de toute la force de cohésion qui serait
la sienne autrement.
C'est justement parce que la question territoriale pose un problème délicat et difficile que
vous ne pouvez continuer à inventer des règles de droit qui n'existent pas. Bien entendu, de
bons arguments peuvent être invoqués contre le déplacement de frontières et,
particulièrement, contre la création d'enclaves. J'ai fait valoir ces arguments à chaque fois
que j'ai rencontré des groupes et des citoyens qui militent pour le maintien en toutes
circonstances de leurs municipalités dans le Canada. Je leur ai suggéré de réorienter leurs
énergies vers la promotion des avantages d'un Canada uni. Mais à ces arguments contre le
déplacement de frontières s'en opposent d'autres qui ont de solides fondements
démocratiques. C'est là un dilemme qui doit être débattu sur le fond et pris au sérieux.
En somme, si le Québec devait un jour se séparer du Canada, la modification de ses
frontières poserait très certainement des problèmes pratiques, mais cette possibilité ne peut
être exclue a priori. Votre gouvernement se trompe lorsqu'il prétend que le droit protège le
territoire du Québec mais pas celui du Canada, et il commet une faute morale lorsqu'il
prétend contraindre des populations à renoncer au Canada contre leur volonté.
Votre gouvernement doit poursuivre le débat sur les diverses difficultés que pose la
conciliation de la sécession avec la démocratie. Et vous devriez le faire dans le plus grand
respect des valeurs démocratiques de ceux qui ne pensent pas comme vous, sans remettre
en question leur loyauté à l'égard du Québec.
Je vous prie d'agréer, monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Stéphane Dion
(1) Le Devoir, 31 avril 1994, page A4; Le Soleil, 15 février 1996, p. A1; The Globe and
Mail, 30 janvier 1997, p. A4.
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