LETTRE À MONSIEUR CLAUDE RYAN
SUITE À SA CONFÉRENCE DE PRESSE SUR LE RENVOI SOUMIS
À LA COUR SUPRÊME PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA
Le 6 février 1998
Cher Monsieur Ryan,
Lors de votre conférence de presse du 3 février dernier, vous avez indiqué que le
gouvernement du Canada a eu tort d'aller devant la Cour suprême. Même si je ne partage
pas votre point de vue, je crois que l'intervention d'une personnalité aussi respectée offre à
tous nos concitoyens l'occasion d'approfondir un enjeu crucial pour nous tous.
Le gouvernement du Canada cherche par ce renvoi à clarifier un point important, celui des
aspects juridiques d'une sécession unilatérale. Nous pensons que c'est là une information à
laquelle les Québécois et les autres Canadiens ont droit. La décision de faire ou de ne pas
faire sécession ne devrait surtout pas être prise sur la base de mythes et de théories
fausses.
Permettez que je souligne d'emblée nos points d'accord. Nous croyons tous les deux que
les Québécois ne peuvent être maintenus dans le Canada contre leur volonté. Nous
pensons aussi qu'ils ne doivent pas perdre le Canada sans y avoir très clairement renoncé.
En effet, vous avez vous-même durement critiqué les procédures référendaires que le
gouvernement péquiste a suivies en 1980 et en 1995. Vous avez parlé de «dangereuse
ambiguïté» et de «malentendus tragi-comiques» (La Presse, 27-05-97). On pense entre
autres à la question référendaire, qui faisait entrevoir un partenariat politique et économique
que M. Bouchard qualifie maintenant de squelettique (Le Devoir, 20-06-97) et de
sommaire (Le Soleil, 19-12-97), ou au fameux plan «O» de M. Parizeau qui a failli nous
coûter une partie de nos épargnes.
Laissez-vous entendre alors, M. Ryan, qu'il serait démocratique que les Québécois perdent le
Canada dans une «dangereuse ambiguïté»? Sans doute que non, puisque vous avez écrit que dans un
tel cas, «le gouvernement fédéral se sentira tenu -- comme il le fit d'ailleurs en 1980 et 1995
sans que cela ait été suffisamment noté -- de refuser de s'engager à l'avance à reconnaître un
résultat qui aurait été obtenu à l'aide d'une question équivoque». Et vous avez ajouté : «Il serait
vain de prétendre nier au gouvernement fédéral ce pouvoir de réserver sa réaction»
(La Presse, 27-05-97). Vous proposez que le gouvernement du Canada soit impliqué dans des échanges
préalables sur la teneur de la question et les règles devant servir à l'interprétation du résultat,
car vous convenez qu'il serait conforme à l'intérêt public que ces normes soient jugées acceptables
de part et d'autre.
Voilà un grand nombre de points d'accord entre nous deux. Le plus important est notre
conviction commune à l'effet que l'unité du pays ne pourrait être maintenue contre la
volonté clairement exprimée des Québécois. C'est là un point de vue que le gouvernement
du Canada a répété à plusieurs reprises. Mais il ajoute que cette prise de position est tout à fait
compatible avec celle selon laquelle les institutions provinciales du Québec n'ont pas le droit de
procéder unilatéralement à la sécession. Ici, nous avons un désaccord.
Vous affirmez que la sécession est un enjeu politique et démocratique et non juridique.
Certes, la démocratie prime, mais le droit lui est essentiel. Le droit est nécessaire pour que
l'action politique se déroule de façon démocratique et non anarchique.
Si le gouvernement péquiste devait arracher une victoire référendaire à coup d'astuces, à la
faveur d'une question et d'une procédure ambiguës, le gouvernement du Canada estime
qu'il aurait le devoir de ne pas y consentir. Il continuerait de façon pacifique à assumer ses
responsabilités et permettrait ainsi aux Québécois de jouir pleinement de leur appartenance
canadienne en dépit de la tentative unilatérale de sécession. Voilà ce que le gouvernement
du Canada estimerait être son devoir, dans la mesure où il en aurait le droit. Le
gouvernement du Québec lui nie ce droit actuellement. Puisque seule la Cour peut
confirmer que le gouvernement du Québec ne serait pas fondé en droit de poursuivre une
tentative de sécession unilatérale, il semble que notre initiative à la Cour suprême est tout à
fait logique, légitime et respectable.
Ce débat va bien au-delà d'une argutie juridique. Déjà une sécession qui s'opérerait dans le
cadre du droit poserait d'énormes problèmes. S'il devait être vrai que la sécession
unilatérale n'a pas de fondement juridique, celle-ci soulèverait des difficultés pratiques
encore plus difficiles à surmonter. Elles peuvent se ranger en trois catégories.
1. Les Québécois seraient divisés entre eux. On parle beaucoup du consensus québécois
en ce moment, sans en analyser de près la portée. Le «droit des Québécois de décider
seuls de leur avenir» est devenu un slogan qui arrête la pensée. Il y a certes un consensus
sur le fait que les Québécois doivent pouvoir faire sécession si telle est très clairement leur
volonté. Mais la procédure péquiste par laquelle cette sécession pourrait se réaliser ne fait
pas consensus. En tout cas, ce consensus ne me semble pas rallier Claude Ryan.
De nombreux Québécois réclameraient le droit de ne pas perdre le Canada dans la
confusion, sans cadre juridique reconnu. Le gouvernement du Québec serait mal placé
pour exiger de ces citoyens qu'ils respectent ses lois puisqu'il se serait lui-même placé en
dehors du cadre juridique. Nous, Québécois, ne voudrions pas voir notre société plongée
dans une telle instabilité.
2. D'un point de vue pratique, la collaboration active des Canadiens des autres provinces et du gouvernement fédéral est nécessaire pour que la sécession puisse s'effectuer. Ce serait la première fois qu'un État démocratique moderne, ayant expérimenté plusieurs décennies de suffrage universel, entreprendrait de se scinder. Les problèmes pratiques à résoudre seraient innombrables, du partage de la dette jusqu'à la question des territoires en passant par le transfert des impôts. Pour aplanir la montagne de difficultés, une action commune et concertée serait indispensable. Elle pourrait être obtenue à l'intérieur du cadre juridique puisqu'il ne se trouve pas un premier ministre, pas un gouvernement, pas un parti politique important dans cette fédération qui veuille y retenir les Québécois contre leur volonté très clairement exprimée.
3. Nous croyons que la reconnaissance internationale d'une déclaration unilatérale
d'indépendance est très improbable. Vous comprendrez que je ne puisse développer ici cet aspect puisqu'il fait partie de notre argumentation devant la Cour.
En somme, si les Québécois ne doivent pas être retenus dans le Canada contre leur
volonté, ils ne doivent pas non plus perdre le Canada sans y avoir très clairement renoncé.
Ces deux considérations ne peuvent être respectées que si les gouvernements agissent en
accord avec la Constitution et le droit. Après qu'il a été clairement établi que les Québécois ne veulent plus être Canadiens, la sécession serait négociée à l'intérieur du cadre juridique. Ce scénario est le seul praticable si l'on veut faire la sécession tout en évitant le chaos ou, pour reprendre votre expression, «l'impasse».
Si j'appuie le renvoi en Cour suprême, c'est en tant que Québécois qui veut être assuré que
ni lui ni ses concitoyens ne perdront leur identité et leurs pleins droits de Canadiens, dans la
confusion, sans cadre juridique pour surmonter nos divisions, dans une dangereuse
ambiguïté inacceptable en démocratie.
Je vous prie d'agréer, cher Monsieur Ryan, l'expression de mes sentiments distingués.
Stéphane Dion.
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