Notes pour une allocution sur
l'économie et l'unité nationale
devant l'Association canadienne des compagnies
d'Assurances de personnes inc.
Ottawa (Ontario)
le 30 mai 1996
Merci monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs, vous qui êtes des professionnels de l'assurance, vous
devriez peut-être faire cette conférence à ma place et établir quelle prime
nous devrions payer pour assurer le Canada!
Si je travaille bien, si le gouvernement du Canada travaille bien, et si tous
ceux qui croient dans le Canada travaillent bien, cette prime va
considérablement baisser d'ici les prochains mois ou les prochaines années.
Pourtant, un pays comme le nôtre ne devrait pas avoir besoin d'être assuré,
puisqu'il a une garantie. Une garantie de liberté, de paix et de tolérance que
lui confère la démocratie, première caractéristique de la fédération
canadienne. Le Canada est un pays fantastique. Un pays qui mérite qu'on
travaille et qu'on lutte pour le garder uni.
Mais pourquoi le Canada mérite-t-il de survivre?
A. Raisons économiques
Le Canada mérite de survivre pour des raisons économiques, sans doute -- ce
ne sont pas les plus importantes pour moi, mais elles ont une grande valeur, et
je vais d'abord vous en parler.
On entend parfois dire qu'il vaudrait mieux se concentrer sur l'économie et
l'emploi et non sur l'unité nationale.
À cela je réponds : « C'est la même chose. » Le lien
entre la situation économique et le danger d'une sécession est évident.
Parler de l'économie canadienne, c'est également parler du danger de
sécession.
L'incertitude politique influence la stabilité de l'économie.
Dans un récent article publié dans le journal La presse, le Groupe des Cent
-- un groupe de réflexion non partisan composé de plus de 1,000 jeunes hommes
et femmes -- posait une question très pertinente : « Si vous étiez un
entrepreneur avec un projet d'investissement au Québec et que l'on vous
proposait dans un avenir prochain une récession "made in Québec", la
réduction de votre marché intérieur et la modification des lois qui
régissent vos activités, n'y songeriez-vous pas deux fois avant d'investir?...
L'impact négatif de l'incertitude politique n'est pas qu'un banal blocage
psychologique : il est réel, il est important et il s'aggrave. »
Même le Premier ministre Bouchard a reconnu que l'instabilité politique
nuit à l'économie. À l'émission Le Point du 21 mars dernier, il disait ceci :
« ...Ça se peut, je ne le nie pas, qu'il y a des investisseurs étrangers
qui disent, bien attendons que les choses soient réglées à Montréal et au
Québec, avant d'aller à Montréal. »
Le 10 mai dernier, le Président du Conseil et Chef de la direction de Power
Corporation, monsieur Paul Desmarais, disait un peu la même chose lors de
l'assemblée annuelle de son groupe à Montréal : « Les politiques
génératrices de discorde des partisans de la séparation, parce qu'elles
laissent peser la menace d'un autre référendum, prolongent l'incertitude et
l'inquiétude qui nous entravent depuis si longtemps. Ne vous y trompez pas, les
affaires fuient l'incertitude, et les occasions manquées le sont pour toujours. »
Avant le référendum, le gouvernement du Québec a bien tenté, avec les
études Le Hir, de rendre plus vendable la sécession. On connaît l'histoire de
ces études. Dans une de ces études sur l'impact de la séparation sur la ville
de Montréal, l'économiste Mario Polèse évaluait le nombre d'emplois qui
seraient perdus à Montréal à moins de 5 000. Dans un article du journal The
Gazette au début de mai, monsieur Polèse expliquait : "Knowing what
I know now, I personally believe it would have been a catastrophe."
Même monsieur Le Hir disait dans sa récente lettre de démission que
l'incertitude politique fait mal à l'économie du Québec. Monsieur Le Hir
n'est peut-être pas la meilleure personne à écouter -- sa crédibilité en a
pris un coup l'année dernière. Mais le magazine L'Actualité révélait, dans
un récent numéro, que le gouvernement du Québec prévoyait une certaine
panique du monde financier advenant une réponse positive au référendum.
En conséquence, le gouvernement péquiste s'était assuré de la
disponibilité de 37 milliards de dollars en liquidités pour pouvoir faire face
à la situation. 37 milliards de dollars!
Bien que cette somme soit astronomique, les experts du monde financier
doutent qu'elle eût été adéquate. Selon monsieur Bill Robson, analyste
principal à l'Institut C.D. Howe, cette somme serait probablement insuffisante.
Voici ce qu'il disait dans une entrevue au journal The Gazette : "It's
not clear to me even a war chest of that size, talked about here, would be
sufficient to plug all those holes."
L'agence de crédit Moody's soulignait dans un rapport récent l'effort du
gouvernement de réduire la dette, de mettre de l'ordre dans les finances
publiques et de restaurer la confiance des investisseurs sur le marché canadien.
Mais malgré ces facteurs positifs, Moody's écarte la possibilité que le
Canada retrouve rapidement sa cote triple A et fait remarquer que l'incertitude
politique provoquée par la menace d'un autre référendum constitue un écueil
important. Comme vous le savez très bien, une baisse de la cote de crédit
signifie une hausse des taux d'intérêt et, au bout du compte, un
ralentissement de la croissance économique et de la création d'emplois.
Nous avons un grand nombre d'études économiques qui font la démonstration
que la sécession serait coûteuse. Ces études supposent que tous les citoyens
et gouvernements se comporteraient en agents économiques rationnels. Et que
même si les gens agissaient en fonction de la seule rationalité économique il
y aurait déjà des coûts élevés. Mais nous savons bien que les êtres
humains ne sont pas commandés que par le seul modèle de comportement
économique rationnel. Pas sur cette planète! Les gens ont des considérations
plus humaines et émotives comme l'attachement au Canada ou au Québec. Et dans
la situation déchirante où on les obligerait à choisir entre le Canada ou le
Québec, personne ne peut garantir le genre de comportement qu'ils adopteraient.
Surtout quand on prend en compte le fait que cela pourrait se produire dans une
situation d'absence de sécurité juridique pour tout le monde dans le cortège
d'incertitude qu'amènerait un déclaration illégale d'indépendance.
Voilà pourquoi parler de la question de l'unité du pays, c'est également
parler d'économie. Je suis persuadé qu'en tant que gens d'affaires avisés
vous en êtes tous bien conscients.
B. Raisons sociales
L'économie, c'est effectivement très important. Mais, à mon avis, la
principale raison qui doit nous motiver à travailler pour l'unité canadienne
est que ce pays est un accomplissement humain formidable et que nous n'avons pas
le droit de le laisser aller.
Si notre pays est une aussi belle réalisation humaine c'est parce qu'il a
fait la démonstration qu'il est possible, pour différentes populations de
cultures et de langues différentes, de cohabiter dans l'harmonie et le respect
des autres. Qu'il est possible, au-delà des barrières que peuvent constituer
les cultures, les langues ou les religions, de partager les mêmes valeurs de
paix, de générosité, de respect et de tolérance.
C'est ça le Canada, et c'est pour cela qu'il est respecté et envié par
plusieurs sur la scène internationale. C'est le pays qui donne la meilleure
garantie aux êtres humains qu'ils seront traités en êtres humains.
Ce serait une erreur monumentale que de briser le Canada. Il y aurait d'abord
des répercussions pour le Québec et aussi pour le Canada tout entier et je
dirais même pour l'ensemble du monde.
La sécession aurait pour résultat de diviser la société québécoise. Et
elle resterait divisée pendant de très longues années. Prenons l'exemple de
Terre-Neuve qui est entrée au Canada en 1949. À l'époque, Terre-Neuve était
un dominion en quasi-faillite. Londres, la puissance titulaire, avait laissé
entendre que la situation ne pouvait durer plus longtemps. Une décision devait
être prise, et c'est dans la division que les Terre-Neuviens ont choisi
d'entrer dans le Canada.
Les historiens nous disent qu'il a fallu plus d'une génération avant que
les Terre-Neuviens se réconcilient, et ce, malgré le fait que leur niveau de
vie ait augmenté considérablement grâce à l'entrée en force de l'État-providence
canadien, le fonds de pension canadien etc.
Imaginons le cas du Québec qui aurait quitté - non pas un dominion en
quasi-faillite, mais un des pays les plus admirés de par le monde et dont le
niveau de vie, de l'avis de la très grande majorité des économistes,
baisserait substantiellement après la sécession. Imaginez quel tort on ferait
à la société québécoise et combien longue serait la période de
réconciliation.
La sécession est un traumatisme que la société québécoise n'a pas besoin
de s'imposer. Elle a contribué puissamment à forger le Canada, un pays
remarquable, qui lui appartient.
Voilà pour le Québec. Mais les Québécois doivent aussi considérer s'ils
sont prêts à briser les liens de solidarité qui les unissent aux autres
Canadiens et le tort qu'ils leur feraient. À nos compatriotes des Maritimes,
ceux de l'Ontario et ceux de l'Ouest.
Et après avoir considéré cela, il faudra que tous les Canadiens se rendent
bien compte que le problème qui est le leur, celui de la survie du Canada,
n'est pas seulement un problème canadien. C'est un problème qui aurait des
répercussions internationales.
Dans une telle situation, nous avons le devoir de nous laisser guider par ce
que disait Montesquieu : « Si je savais une chose utile à ma nation
qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce
que je suis nécessairement homme, et que je ne suis Français que par
hasard. » Même si la sécession était une bonne chose pour nous -- je
suis persuadé du contraire -- il faudrait en évaluer aussi les conséquences
pour le reste du monde.
La brisure du Canada deviendrait le repoussoir des majorités inquiètes. De
cette défunte fédération, il serait dit qu'elle est morte d'une surdose de
décentralisation, de tolérance, de démocratie en somme. Sa fin servirait
d'alibi à tout ce que le monde compte de partisans de la ligne dure face aux
aspirations des minorités.
Si le Canada est devenu le pays même de la tolérance, c'est grâce à son
histoire. C'est grâce au fait que les Français et les Anglais ont été
obligés de trouver un terrain d'entente. Ça n'a pas toujours été facile,
notre histoire a quelques pages sombres, mais le résultat est admirable. Le
résultat, c'est le Canada d'aujourd'hui, un pays ouvert, tolérant et
prospère.
Le Canada est un joyau que les Québécois et les autres Canadiens ont offert
à l'humanité. Ils doivent préserver ce joyau. La société québécoise est
une société admirable au sein du Canada. Une société où, si nous enlevons
la cassure que crée le débat sur la sécession, les gens s'entendent bien,
vivent en harmonie et profitent d'une excellente qualité de vie.
En somme, et on le voit bien, c'est plus que l'économie qui souffre de
l'incertitude politique, c'est également le tissu social du Québec qui en
subit les dommages.
C. Que faire maintenant?
Nous pouvons améliorer la fédération de telle façon que tous les
Canadiens, y compris les Québécois, se sentiront de plus en plus à l'aise au
sein du Canada.
Dans le discours du Trône du 27 février dernier, nous avons indiqué, entre
autres, qu'il nous faut clarifier les rôles des gouvernements, limiter notre
pouvoir de dépenser, reconnaître le Québec comme société distincte,
éliminer les dédoublements inutiles, assurer la viabilité de notre filet de
sécurité sociale et réduire les entraves au commerce intérieur.
Et c'est dans ce cadre que s'inscrit l'importante réforme de la formation
professionnelle que nous annonçons aujourd'hui. Cette offre de partenariat
illustre à quel point le système fédéral est une force pour le Canada. C'est
en maintenant un gouvernement fédéral fort dans les responsabilités qui sont
les siennes, des gouvernements provinciaux forts dans les responsabilités qui
sont les leurs et des relations de partenariat fortes entre nos deux ordres de
gouvernement que nous donnerons les meilleurs possibilités de toujours mieux
servir les Canadiens.
Dans le domaine de la formation professionnelle et du développement de
l'emploi, un secteur clé pour le bien-être des Canadiens, une clarification
des rôles des gouvernements était nécessaire, d'un avis général entendu
partout au Canada. Ce n'était pas là tâche facile, car nous savons que
d'autres pays sont toujours à la recherche de structures qui leur permettraient
de répondre aux besoins de l'emploi pour leurs populations et leurs économies.
Notre offre de partenariat permettra à chaque province de se donner les
politiques et les programmes qui répondent à ses besoins dans l'esprit d'un
fédéralisme flexible. Le gouvernement du Canada gardera les seules
responsabilités que sa position pan-canadienne le rend apte à assurer.
Cette offre témoigne avec éloquence de la façon dont le gouvernement de
monsieur Chrétien entend renouveler la fédération : en apportant des
solutions concrètes à des problèmes réels qui touchent les Canadiens et les
Canadiennes dans leur quotidien.
Pour survivre, le Canada doit être ce qu'il est; une fédération.
La plupart des pays qui ont un haut niveau de vie sont des fédérations.
Quatre des cinq pays qui ont le plus haut niveau de vie sont des
fédérations : les États-Unis, l'Allemagne, la Suisse et le Canada.
Je pense que les fédérations fonctionnent. Et les fédérations sont bien
placées pour rivaliser avec les pays unitaires. Si le fédéralisme a aidé le
Canada à prospérer, c'est avant tout, d'après moi, parce qu'il s'agit d'un
système souple et dynamique qui parvient à établir le juste équilibre entre
deux principes fondamentaux : la solidarité et la diversité. Voilà nos
forces.
Si le Canada a atteint un niveau de démocratie, de liberté, d'équité et
de prospérité à peu près sans égal au monde, c'est en grande partie parce
que nous, Canadiens, avons eu l'intelligence de pratiquer un fédéralisme qui
reflète bien ces idéaux de solidarité et de respect de la diversité.
Nous avons la chance d'être une fédération. Les fédérations sont bien
placées pour entrer en compétition de façon efficace contre les pays
unitaires où souvent le centre étouffe sous les responsabilités. Et c'est
ainsi, en bâtissant sur nos forces, la tolérance, la diversité, la profonde
solidarité canadienne et le fédéralisme que le Canada va survivre pour
préserver son unité, pour nous-même et pour nos enfants.
Conclusion
Je peux résumer en quelques phrases l'essentiel de mon propos d'aujourd'hui.
Premièrement, le Canada est un pays admirable. C'est un accomplissement
humain remarquable qui traite sa population comme doivent être traités des
êtres humains. À ce sujet, je pourrais vous citer le Président Clinton, le
Secrétaire général des Nations Unies, monsieur Boutros-Ghali, et bien
d'autres. Mais je ne vous donnerai qu'une seule citation : « Canada is a
land of promise, and Canadians are a people of hope. It is a country celebrated
for its generosity of spirit, where tolerance is ingrained in the national
character. Une société où chaque citoyen et chaque groupe peut s'affirmer,
s'exprimer et réaliser ses aspirations. » Ces paroles si vraies, qui
auraient pu venir de Sir Wilfrid Laurier ou de Pierre Trudeau ont été
prononcées le 1er juillet 1988, par le Secrétaire d'État de l'époque,
l'honorable Lucien Bouchard.
Deuxièmement, le Canada peut être amélioré. Cette fois-ci, je citerai
notre Premier ministre Jean Chrétien : « C'est vrai, le Canada n'est
pas parfait. Mais pour moi, aucun autre pays ne se rapproche plus de l'idéal.
Il n'existe pas un autre endroit où les gens vivent mieux, en paix et en
sécurité. Pourquoi sommes-nous si bien au Canada? Parce que notre pays a
toujours su s'adapter et changer pour refléter les aspirations de ses citoyens.
Nous avons fait des changements dans le passé. Nous en faisons actuellement et
nous continuerons d'en faire à l'avenir. » Nous réussirons à rendre le
Canada plus acceptable pour tous les Canadiens, y compris les Québécois, en
nous appuyant sur nos forces, c'est-à-dire sur le fait que la fédération
canadienne est un système décentralisé qui conjugue solidarité et
diversité.
Ma troisième conviction est que briser le Canada serait plus qu'une
catastrophe économique; ce serait également, et surtout, un désastre sur le
plan humain notamment à cause des conflits moraux graves que poserait la
négociation de sa brisure. C'est pourquoi le gouvernement du Canada entend
garantir aux Canadiens la sécurité juridique en toute circonstance, même la
plus pénible d'entre elles; la négociation d'une sécession. Et là-dessus,
j'ai une dernière citation à vous proposer. C'est celle de l'ancien Premier
ministre du Québec, monsieur Jacques Parizeau qui disait lors d'un débat à
l'Assemblée nationale : « Seulement, il y a le droit. Nous sommes un
État de droit. Le Canada, le Québec ne sont pas des républiques de bananes.
Il y a la Constitution. Il y a le droit international. Et nous avons tous été
élus pour défendre le droit. »
La priorité du gouvernement du Canada est d'aider les Québécois et les
autres Canadiens à se réconcilier. Ils doivent se parler, multiplier les
échanges, dissiper les malentendus, améliorer le fonctionnement de leur
fédération et célébrer la belle spécificité québécoise au sein du
Canada. Ils doivent se réconcilier, non seulement parce qu'ils sont concitoyens
mais aussi parce qu'ils sont habitants de cette pauvre planète.
L'allocution prononcée fait foi.
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