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« MAINTENIR L'UNITÉ NATIONALE DANS
UN CONTEXTE PLURI-NATIONAL »

NOTES POUR UNE ALLOCUTION À
LA LONDON SCHOOL OF ECONOMICS

LONDRES

LE 19 MAI 1998


Indira Gandhi, qui parlait en connaissance de cause avec son pays fait de trois ethnies principales, six grandes religions et 24 groupes linguistiques importants, a déclaré voir dans le Canada la preuve «que non seulement la diversité enrichit mais qu'elle peut être une force». J'espère que le Canada va effectivement se montrer à la hauteur de cet idéal de tolérance et de respect pour la diversité. Et j'ai l'impression qu'une École qui a reçu des étudiants de tous les horizons et de tous les milieux, de John F. Kennedy à Mick Jagger, doit être le bon endroit pour parler de diversité! Qu'une École dans laquelle ont enseigné Harold Laski et Friedrich Hayek doit bien savoir ce qu'est le pluralisme! Qu'une École qui a contribué à former le champion de l'unité canadienne et ancien Premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, et le séparatiste historique et ancien premier ministre du Québec, Jacques Parizeau, a quelque chose d'intrinsèquement canadien!

Je vais donc vous parler d'unité canadienne. À l'invitation du Premier ministre Jean Chrétien, j'ai fait mon entrée au Cabinet fédéral le 25 janvier 1996, sans expérience politique directe, mais poussé par mes convictions sur l'unité canadienne. Le Premier ministre m'a nommé ministre des Affaires intergouvernementales. À ce titre, j'ai le mandat de conseiller le gouvernement pour tout ce qui touche le fonctionnement, l'amélioration et le maintien de la fédération canadienne.

Alors 1) pourquoi l'unité canadienne et 2) comment la garantir. Voilà mes deux sujets d'aujourd'hui. De ces deux sujets découleront, je pense, les raisons pour lesquelles je suis très confiant quant à l'unité de mon pays.

1. Pourquoi l'unité canadienne?

Le Canada, ce pays que Indira Gandhi et bien d'autres ont vu comme un modèle d'ouverture, de tolérance, admiré pour sa capacité de réunir des populations différentes, ce Canada est la seule démocratie bien établie qui fait face depuis une trentaine d'années maintenant, à un danger de sécession.

Il est facile de deviner ce que serait la réaction dans le monde si le Canada devait se briser. De cette fédération défunte, il serait dit qu'elle est morte d'une surdose de décentralisation, de tolérance, de démocratie en somme : «Ne soyez pas aussi tolérants, décentralisés, ouverts que l'a été le Canada, car votre minorité ou vos minorités vont se retourner contre vous, menacer l'unité de votre pays, sinon le détruire». Voilà ce qui se dirait.

N'est-ce pas ce que l'on a entendu de certains partisans du «Non» lors de vos récents référendums : «N'accordez pas des parlements à l'Écosse ni au Pays de Galles, sinon vous allez créer des «Québec» en Grande-Bretagne».

Et au Congrès américain, récemment, quand on a envisagé d'offrir à Porto Rico la possibilité de devenir un État américain, on a entendu des représentants s'opposer à l'idée de créer un «Québec» aux États-Unis.

Je me suis lancé en politique justement parce que je veux entendre le contraire, je veux que partout dans le monde, l'on répète : «Nous pouvons être confiants envers nos minorités, leur permettre de s'épanouir à leur façon, car ainsi elles renforceront notre pays, exactement comme le Québec renforce le Canada».

Les Canadiens sont des gens modestes qui ne soupçonnent pas à quel point le débat sur l'unité de leur pays a une portée universelle. Si un pays béni des dieux comme le Canada échoue à maintenir son unité, alors les Canadiens auront envoyé un mauvais message au reste du monde en cette fin de siècle.

En fait, les Canadiens sont en train de débattre de ce qui pourrait être le principal enjeu du prochain siècle : comment faire cohabiter dans un même pays des populations différentes. Il est vrai que les Canadiens en discutent calmement et pacifiquement. Ailleurs, ça se passe souvent mal.

Depuis la fin de la guerre froide, le nombre de conflits au sein des États a dépassé de beaucoup le nombre de conflits entre États, a calculé une commission de la Carnegie Corporation, qui a dénombré 233 minorités ethniques ou religieuses qui réclament une amélioration de leurs droits légaux et politiques.

Le professeur Daniel Elazar, de l'Université Temple, à Philadelphie, a dénombré quelque 3 000 groupes humains dans le monde se reconnaissant une identité collective. Or, il n'y a même pas 200 États à l'ONU. À chaque peuple son État est une idée impraticable qui ferait exploser la planète. Comme l'a déclaré l'ancien secrétaire des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali : «Il reste que si chacun des groupes ethniques, religieux ou linguistiques prétendait au statut d'État la fragmentation ne connaîtrait plus de limite, et la paix, la sécurité et le progrès économique pour tous deviendraient toujours plus difficiles à assurer».

La séparation des peuples est non seulement impraticable, mais elle est souvent une erreur morale. En démocratie, elle m'apparaît très difficile à justifier. La démocratie nous demande d'être solidaires de tous nos concitoyens; la sécession nous oblige à les choisir. On en garde certains, on en laisse tomber d'autres, selon des critères qui seront immanquablement ethniques, religieux ou linguistiques.

La démocratie nous invite plutôt à aider nos concitoyens qui sont différents de nous, à accepter leur aide et à voir, dans notre cohabitation parfois difficile, l'apprentissage d'une citoyenneté plus complète, plus proche des valeurs universelles.

C'est un fait qu'on ne connaît pas de régions riches d'un État démocratique qui aient laissé tomber leurs régions pauvres. Les séparatistes de l'Italie du Nord perdent leur temps. Ou je me trompe fort, ou jamais ils ne parviendront à briser la solidarité qui unit les Italiens.

Il doit en aller de même entre concitoyens de langues différentes ou aux références culturelles différentes. L'idée-force qui devrait les convaincre de rester ensemble est celle des identités plurielles.

J'ai la chance d'être Québécois et je suis en même temps très fier et heureux d'être Canadien. Je sais qu'une personne de Calgary ou de Vancouver sera assez différente de moi sur le plan culturel et il y a même peu de chances qu'elle parle ma langue. Mais je sais aussi que notre vie en commun est un apprentissage de la citoyenneté, parfois difficile, qui fait la vraie grandeur du Canada.

Maintenant, je vais vous dire pourquoi je suis très confiant quant à l'unité de mon pays. C'est que, très clairement, les Québécois, et cela se confirme sondage après sondage, se sentent aussi Canadiens. À peine 20 % à 25 % d'entre eux ne se reconnaissent plus d'identité canadienne. J'avoue que si c'était l'inverse, si 75 % à 80 % des Québécois ne voulaient plus être Canadiens, je serais inquiet.

Il faut ainsi promouvoir les identités plurielles. Que chaque Québécois puisse dire : «Je suis Québécois et Canadien, et je refuse de choisir entre les deux».

2. Comment garantir l'unité canadienne

Pour maintenir l'unité nationale dans un contexte pluri-national, il est deux fausses solutions qui me paraissent vouées à l'échec, de façon certaine, au Canada : l'assimilation et l'inclusion forcée. La solution m'apparaît plutôt résider dans cet équilibre à maintenir entre la primauté des droits individuels et la reconnaissance des réalités collectives, entre l'intégration et l'autonomie.

L'assimilation a été activement recherchée par les esprits libéraux du XIXe siècle partout en Occident, notamment au moyen de l'instruction populaire conçue comme un moule unique. Ils y voyaient la condition pour assurer l'égalité des chances entre individus. Lord Durham, le gouverneur que la Couronne britannique avait envoyé au Bas-Canada après les rébellions de 1837-1838, et qui, comme solution, avait recommandé l'assimilation rapide des Canadiens-français, était un progressiste en Grande-Bretagne, partisan de l'éducation populaire, du droit de vote et de la réforme agraire pour les petits paysans, à tel point qu'on l'avait surnommé «Radical Jack». Il estimait qu'être Français en France c'était très bien, mais que les Canadiens-français, eux, dans le contexte anglo-saxon, allaient être injustement pénalisés, entravés dans leur développement, si on ne les assimilait pas.

De l'assimilation, il y en a eu et il y en a encore au Canada, mais dans l'ensemble elle a échoué. Les francophones et les anglophones ont dû apprendre à se tolérer d'abord, à mieux se respecter ensuite, puis à s'entraider. Cet apprentissage difficile, chargé de pages sombres, les a mieux disposés à accueillir de nouveaux citoyens venus de tous les continents.

Considérons maintenant l'inclusion forcée, c'est-à-dire l'interdiction de la sécession. Plusieurs États démocratiques interdisent la sécession dans leur Constitution, explicitement ou implicitement. Ils estiment que chaque parcelle du territoire national appartient à tous les citoyens du pays et que celui-ci ne saurait donc être divisé.

C'est là un principe qui se défend, mais on doit quand même se demander s'il est possible pour un État démocratique de retenir contre sa volonté une population concentrée sur une partie de son territoire et qui voudrait très clairement le quitter.

Au Canada, nous estimons que notre pays ne serait pas le même s'il ne reposait pas sur l'adhésion volontaire de toutes ses composantes. Il n'est pas une seule force politique au Canada qui propose de retenir les Québécois dans le Canada contre leur volonté clairement exprimée. Le gouvernement du Canada estime cependant de son devoir de s'assurer que jamais une sécession ne pourrait être effectuée sans l'assurance que c'est très clairement ce que souhaite la population. Il a demandé à la Cour suprême de préciser si le gouvernement indépendantiste actuellement au pouvoir au Québec a le droit de faire unilatéralement l'indépendance. Le gouvernement du Canada pense que cette prétention du gouvernement du Québec est sans fondement juridique, et certainement sans fondement moral.

Une autre fausse solution m'apparaît être celle que j'appellerais le «séparatisme intérieur», soit cette attitude qui consiste à céder aux séparatistes tout ce qu'ils souhaitent à l'intérieur du pays, en espérant qu'ils perdent l'intérêt de faire la séparation. Pour le Canada, une fédération déjà très décentralisée, cela voudrait dire donner peu à peu, au gouvernement du Québec, à peu près toutes les responsabilités publiques. Ainsi, espère-t-on, la vaste majorité des Québécois pourraient se satisfaire de cette large autonomie et les séparatistes durs et purs seraient marginalisés.

Ce serait une erreur que de suivre une telle stratégie, selon moi. Chaque nouvelle concession faite pour calmer les séparatistes conduirait les Québécois à se retrancher toujours davantage sur leur territoire, à se définir par un «nous» exclusif, à ne plus voir que de loin les autres Canadiens et à rejeter le gouvernement canadien, les institutions communes canadiennes, comme une menace à leur nation, un corps étranger. Ce n'est pas là la bonne façon de promouvoir les identités plurielles.

En plus, toutes ces concessions faites à une province attiseraient la jalousie des autres provinces, qui demanderaient pour elles les mêmes pouvoirs, ce qui pourrait mener, dans les faits, à une sorte de balkanisation. Mais si le gouvernement fédéral refusait d'accorder aux autres provinces les mêmes pouvoirs qu'au Québec, il risquerait de susciter un ressac profond.

Le «séparatisme intérieur» est une stratégie vouée à l'échec : elle ne peut faire fonctionner un pays dans l'unité. Il est certain qu'un groupe humain concentré sur un territoire, qui se perçoit une identité collective, comme peuple ou comme nation, doit avoir une autonomie, des institutions dans lesquelles il se retrouve. Mais en même temps, si l'on veut que la notion d'identités plurielles ait un sens, il faut que ces citoyens se sentent aussi membres du pays en son entier. Il faut qu'ils se sentent solidaires des autres citoyens, en complémentarité avec eux. Ils doivent jouer leur rôle dans les institutions communes. Il faut les inviter à voir la vie en société autrement qu'à travers la seule grille de leur nationalisme.

Cet équilibre à maintenir entre l'autonomie au sein d'un pays, d'une part, et la solidarité avec l'ensemble du pays, d'autre part, nous l'avons perdu pendant un temps, au Canada, et nous l'avons perdu à propos de ce qui est peut-être la question la plus délicate dans toute cette affaire : celle de l'identité. À la suite de différentes rondes constitutionnelles, une proposition a été mise sur la table qui visait à reconnaître le Québec comme société distincte dans la Constitution canadienne. Cette proposition a été rejetée en juin 1990, une proportion importante des Canadiens anglophones y voyant une source de privilèges qui avantageraient les Québécois au sein de la fédération.

Mais de nombreux Québécois ont vécu cet échec constitutionnel comme un rejet de leur identité et de leur culture. L'option indépendantiste a alors connu une embellie sans précédent. Les leaders des Québécois favorables à l'unité canadienne ont voulu contrer cette montée séparatiste en exigeant du reste du pays un transfert massif de pouvoirs du gouvernement fédéral vers le gouvernement du Québec. Ce transfert n'ayant pas été consenti, c'est frustrés et déçus que de nombreux Québécois sont allés voter au référendum du 30 octobre 1995. Tout près de la moitié (49,4 %) ont voté OUI à la souveraineté du Québec, sur une question ambiguë, le vote séparatiste ayant été artificiellement gonflé par un vote de protestation. Les sondages ont en effet démontré que de nombreux électeurs du OUI espéraient par leur vote améliorer la place du Québec au sein du Canada.

Aujourd'hui, deux ans et demi plus tard, les sondages indiquent que, avec la même question ambiguë du 30 octobre 1995, l'appui à la sécession oscille autour de 40 % au Québec. Les sécessionnistes obtiendraient encore moins avec une question claire sur la séparation. Les deux tiers des Québécois indiquent qu'ils ne veulent pas d'un autre référendum. Les partis libéraux, favorables à l'unité canadienne, mènent dans les sondages sur les partis indépendantistes, tant sur la scène fédérale que sur la scène provinciale.

Bien sûr, les sondages valent ce qu'ils valent, et les variations peuvent être liées à des effets de conjoncture, telle la popularité fluctuante des leaders. Je crois pourtant qu'un changement plus fondamental s'est produit peu à peu depuis deux ans. Nous sommes revenus à un meilleur équilibre entre le besoin d'autonomie des Québécois et leur désir de se sentir partie prenante du Canada.

Le Canada se porte mieux sur le plan économique, et ce redressement a été piloté par des Québécois : le Premier ministre, Jean Chrétien, le ministre des Finances, Paul Martin, et le Président du Conseil du Trésor, Marcel Massé. Des catastrophes naturelles sont survenues au Québec et au Manitoba, au cours desquelles les Canadiens ont manifesté une grande solidarité entre eux. Divers changements ont été apportés au fonctionnement de la fédération, non pas pour plaire aux chefs séparatistes, mais pour améliorer la capacité du gouvernement du Canada et des gouvernements des provinces de travailler ensemble dans le respect de leurs compétences respectives. Les autres provinces ont adopté une déclaration qui reconnaît le caractère unique du Québec ainsi que l'égalité de statut des provinces, déclaration qui n'a pas de portée juridique mais qui est apparue comme un geste de bonne volonté.

En même temps, un débat s'est engagé sur ce que serait une sécession, comment on la ferait et quelles seraient ses conséquences sur les relations entre Québécois. Trop longtemps, la sécession a été décrite et perçue comme une négociation entre deux blocs monolithiques : le Québec et le Canada. À l'heure actuelle, elle est davantage perçue comme une source de division entre Québécois : des Québécois qui ne veulent plus du Canada essaieraient de l'enlever à ceux qui veulent le garder. De plus en plus, les Québécois sont conscients du fait que ce processus serait difficile.

Conclusion

Souvent, les régimes autoritaires ne font qu'apposer un couvercle sur les haines ethniques. Lorsque l'autorité disparaît, les conflits resurgissent comme s'ils n'avaient jamais cessé.

Il se pourrait, à l'inverse, qu'une démocratie ne puisse survivre au fil des décennies sans tisser des liens authentiques entre ses populations. Ces liens devraient pouvoir retenir les identités plurielles ensemble.

Le philosophe allemand Herder a écrit que «L'État le plus naturel est un État où n'existe qu'une nationalité faite d'un seul caractère». Je ne sais pas ce qu'est un État naturel, mais je sais qu'un pays gagne en humanité quand il tire le meilleur parti de ce que le philosophe canadien, et québécois, Charles Taylor, appelle la diversité profonde (deep diversity).

Bien sûr que le peuple québécois existe. Et le peuple canadien aussi. La grande majorité des Québécois ont la bonne fortune de se sentir membres des deux peuples en même temps. Une grave erreur de leur part serait de voir dans cette double appartenance une tension, une anomalie, une contradiction à résoudre.

Au Canada, nous parlons souvent des «deux solitudes» pour décrire les difficultés entre francophones et anglophones. On a oublié que cette expression est tirée d'une lettre de Rilke qui voulait par là exprimer l'amour plutôt que l'isolement. «L'amour consiste en ceci : deux solitudes qui se protègent, se rejoignent, et s'ouvrent l'une à l'autre», a écrit le poète, exprimant ainsi cette double quête de l'autonomie et du partage, de la définition de soi et de l'ouverture aux autres, nécessaires tant pour les relations entre les personnes que pour celles entre les populations [Traduction libre].

En fait, dans ce monde global, où les populations se brasseront de plus en plus, l'intériorisation de différents registres culturels, la possibilité de s'appuyer sur des concitoyens qui nous complètent à leur façon, le mariage de l'autonomie et de l'entraide, seront plus que jamais une force. Quand on a la chance d'avoir plus d'une identité, on les garde toutes.

L'allocution prononcée fait foi  


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Mise à jour : 1998-05-19  Avis importants