«L'avenir du fédéralisme et les identités multiculturelles en Amérique du
Nord : l'expérience canadienne»
Notes pour une allocution
de
l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
lors de la cérémonie
d'ouverture
du 4e Congrès international des Amériques
Puebla (Mexique)
le 30 septembre 1999
Il me fait énormément plaisir d'être parmi
vous aujourd'hui pour prendre part à vos discussions sur le thème Les
Amériques en transition : les défis du nouveau millénaire. J'aimerais
profiter de l'occasion que vous me fournissez pour vous entretenir d'une
question cruciale pour plusieurs pays et qui pourrait bien être le principal
enjeu du prochain siècle : comment peut-on réconcilier des populations de
cultures, de langues ou de religions différentes et les amener à se donner des
objectifs communs dans le respect de leurs différences?
L'un des moyens de permettre à des peuples ayant
des identités propres de collaborer dans le but d'atteindre des objectifs
communs au sein d'un même État, c'est le fédéralisme. Ce système de
gouvernement présente certes plusieurs autres avantages en termes de
gouvernance, de gestion de l'économie, de vie démocratique et d'influence sur
la scène internationale. Les plus grandes démocraties du monde sont des
fédérations, et plusieurs des pays les plus prospères le sont également.
Mais ce qui fait le génie propre de cette forme de gouvernement, c'est sa
capacité de concilier la diversité dans l'unité.
L'Amérique du Nord est le seul continent formé
uniquement de fédérations, intimement liées entre elles par un accord
commercial vigoureux, ainsi qu'ayant de nombreux autres rapports politiques et
personnels. Parce que le fédéralisme est flexible et susceptible d'adaptation
en fonction des contextes dans lesquels il s'enracine, nos pays ont évidemment
développé des approches et des mécanismes différents.
Ce n'est pas un hasard si les trois chefs de
gouvernement, MM. Zedillo, Clinton et Chrétien, se retrouveront au Canada, et
plus précisément à Mont-Tremblant, du 5 au 8 octobre, dans le cadre d'une
grande rencontre internationale où les fédérations du monde viendront
partager leurs expériences.
Je n'ai pas la prétention d'être un
spécialiste de votre fédération. Je me contenterai donc de vous décrire
comment nous, au Canada, tentons de concilier la diversité dans l'unité. Je
vous laisserai le soin d'évaluer ce qui est transposable et ce qui ne l'est pas
dans le contexte très différent du Mexique.
1. La façon canadienne de faire
cohabiter les cultures
Le système canadien est avant tout fondé sur
les droits individuels. Seules les personnes en chair et en os existent
concrètement, elles seules sont capables de sentiments, de liberté, de bonheur.
Voilà pourquoi nous avons jugé bon, en 1982, d'enchâsser dans la Constitution
une charte des droits et libertés. Cette dernière reconnaît la primauté des
libertés fondamentales et autorise les tribunaux à invalider toute mesure
législative qui n'y serait pas conforme.
Cela dit, les individus entretiennent ou
développent des affinités du fait qu'ils partagent des traits communs.
Certaines de ces affinités tiennent à la langue, à la culture et à la
religion et se traduisent en identités collectives. L'idéal canadien consiste
à voir dans ces différences entre groupes de citoyens l'inverse d'un problème,
une force qui, au lieu de séparer les citoyens, leur permet de mener ensemble
la recherche plurielle de ce qui est juste et bien. La promotion des affinités
ou des identités collectives au Canada n'équivaut pas à la négation des
droits individuels. Elle vise à aider les citoyens canadiens à se réaliser et
à s'épanouir. Elle n'affaiblit en rien le sentiment d'une identité canadienne
commune. Au contraire, l'acceptation par les Canadiens de leurs identités
plurielles nourrit chez eux un amour vrai pour leur pays.
Très tôt dans leur histoire, les Canadiens ont
été confrontés à la réalité de leur diversité culturelle. Non sans heurts,
les Canadiens d'origine britannique et française ont appris non seulement à
coexister, mais aussi, et surtout, à collaborer dans l'édification d'un pays
dont ils peuvent être fiers. Nous avons aujourd'hui la chance d'avoir deux
langues officielles, l'anglais et le français, qui sont aussi des langues
internationales, des fenêtres sur le monde. En ce qui concerne tout
particulièrement la situation plus fragile du français, le Canada a hérité
de son histoire la chance, le privilège et l'obligation de promouvoir cette
langue ainsi que les cultures d'expression française au Québec, dans
l'ensemble du Canada et partout dans le monde, et de rendre cet héritage
accessible aux Canadiens de toutes origines.
Comme vous le savez peut-être, neuf de nos dix
provinces comptent une majorité d'anglophones, alors que la population du
Québec est francophone dans une proportion de 83 %. Depuis maintenant plus
d'une dizaine d'années, le débat se poursuit sur la question de savoir s'il
faudrait formellement reconnaître le caractère distinct de la société
québécoise. Cette possible reconnaissance constitutionnelle ne pourrait
évidemment pas faire en sorte de conférer aux Québécois plus de droits ou de
privilèges que les autres Canadiens. Elle ne pourrait que venir réaffirmer la
souplesse de la fédération canadienne, souplesse qui doit permettre de tenir
compte des besoins variés des entités fédérées du pays, y compris du
caractère unique de la société québécoise.
Ce caractère unique est facile à identifier :
le Québec est la seule province où les francophones et les anglophones peuvent
être considérés aussi bien comme une majorité que comme une minorité. Les
francophones sont majoritaires au Québec, mais minoritaires au Canada et très
minoritaires en Amérique du Nord. Les anglophones québécois sont certes
majoritaires en Amérique du Nord et au Canada, mais, concrètement, c'est au
Québec qu'ils vivent et ils y sont minoritaires. La quête d'une cohabitation
harmonieuse entre francophones et anglophones s'effectue au Québec dans un
contexte qui est propre à cette société. Il incombe aux gouvernements et aux
tribunaux de tenir compte de ce caractère unique. C'est d'ailleurs ce que fait
la Cour suprême du Canada, aux dires même d'un de ses anciens juges en chef,
feu Brian Dickson, et du juge en chef actuel, le juge Antonio Lamer. C'est dans
cet esprit que la Chambre des communes a adopté une résolution, le 11
décembre 1995, qui incite le gouvernement à «se laisser guider» par le fait
que le Québec constitue une société distincte au sein du Canada. De même, le
14 septembre 1997, à Calgary, les premiers ministres des neuf provinces à
majorité anglophone ont explicitement reconnu «le caractère unique de la
société québécoise». Une éventuelle reconnaissance constitutionnelle de la
spécificité québécoise ne ferait, à toutes fins pratiques, que rendre
officielle sa prise en compte effective.
La recherche d'une plus grande autonomie pour les
peuples autochtones est aussi conciliée avec le respect des droits individuels.
L'objectif ne doit pas être de faire en sorte que les individus formant ces
peuples aient plus ou moins de droits que les autres citoyens canadiens. Ce
statut d'autonomie doit plutôt permettre à ces populations de faire face aux
situations particulières héritées de leur histoire. Il faut noter que les
progrès dans ce dossier délicat s'effectuent pacifiquement à l'intérieur du
cadre constitutionnel canadien.
La fédération canadienne et, plus
spécifiquement, le partage des compétences constitutionnelles entre le
gouvernement fédéral et les gouvernements des dix provinces, ne sont pas
organisés en fonction d'identités collectives, définies en termes de peuples
ou de nations. Plutôt, ce sont les droits individuels qui, encore et toujours,
ont la primauté : l'objectif, tel qu'inscrit dans la Constitution, est que la
fédération fasse en sorte que tous les citoyens aient, autant que possible,
accès à des services publics de qualité comparable et optimale. Mais cette
qualité est recherchée par des voies diverses compte tenu des contextes
différents de chaque province. Il importe que chaque province ait les moyens de
poursuivre, à sa façon, cette quête de la qualité, d'où les importants
mécanismes de redistribution au bénéfice des provinces moins riches.
Les provinces canadiennes sont égales en statut.
Il n'y a pas deux ou trois statuts de province, il y en a un seul : on est une
province canadienne ou on ne l'est pas. En droit, toutes ont les mêmes
responsabilités constitutionnelles. Dans les faits cependant, certaines, la
province de Québec au premier chef, ont utilisé bien davantage que les autres
les possibilités que la Constitution canadienne leur offre. Plusieurs
politiques du gouvernement fédéral encouragent cette souplesse.
On le voit, l'égalité de statut des provinces
n'est pas à confondre avec l'uniformité. Elle se marie bien avec la recherche
plurielle d'un service public de qualité.
Telle est la façon canadienne de rechercher
l'unité dans la diversité. Elle repose sur la primauté des droits
individuels. Mais elle n'établit pas ces droits dans l'abstrait, elle tient
compte des réalités diverses dans lesquelles les individus sont insérés.
Tant notre multiculturalisme que notre bilinguisme et notre fédéralisme
traduisent cette conjugaison des droits individuels et des réalités
collectives.
Pour améliorer le Canada, il faut s'appuyer sur
sa diversité et voir en elle une force. Mais on ne peut pas s'appuyer sur la
diversité en niant sa dimension la plus fondamentale : la différence
inaliénable qui fait de chaque individu, de chaque personne humaine, un être
unique. Renoncer à la primauté des droits individuels, aménager le pays
d'abord en fonction de représentations collectives identitaires telles que les
définirait la puissance publique, qu'elle appellerait peuples, nations ou
autrement, fondre les individus dans ces identités collectives, ce n'est pas
construire l'unité dans la diversité. C'est postuler une uniformité factice
au sein de chacune de ces constructions collectives.
Conclusion
Le fédéralisme en tant que philosophie publique
incite à la tolérance, ce qui se traduit, chez nous, par notre capacité de
comprendre les différentes façons de faire et de contribuer à la vie en
société.
Certains disent que nous devons tous être
Canadiens de la même façon, à défaut de quoi le pays est en danger. Je crois
qu'ils se trompent. Le Canada n'aurait jamais pu survivre s'il n'avait pas été
une fédération qui permet aux Terre-neuviens d'être Canadiens à la façon
terre-neuvienne, aux Manitobains d'être Canadiens à leur façon et aux
Québécois d'être Canadiens à la façon québécoise.
Les conceptions que les Canadiens se font du
Canada lui-même sont également très variées. Pour certains, le Canada est
basé sur l'égalité des dix provinces. D'autres se représentent le Canada
comme la juxtaposition de deux nations, anglophone et francophone, de trois
peuples, anglophone, francophone et autochtone, ou encore comme un État
multiculturel. Il se trouve des Canadiens pour prôner une plus ou moins grande
intervention de l'État, une intégration plus ou moins prononcée à
l'économie nord-américaine, des valeurs libérales ou plus conservatrices, un
fédéralisme plus ou moins décentralisé, et que sais-je encore.
Le fédéralisme, fondé sur la primauté des
droits individuels et le respect de la diversité, permet de réconcilier ces
différentes façons d'être Canadien et de concevoir le Canada. L'idéal
poursuivi par notre pays, à travers sa forme fédérative, ses institutions
démocratiques, ses chartes des droits, son bilinguisme et son
multiculturalisme, est de permettre à chacun de ses citoyens de s'épanouir
dans la liberté, en tenant compte du contexte dans lequel il évolue, dans le
respect de ses appartenances collectives. Je ne dis pas que le Canada parvient
à atteindre cet idéal. Je dis que c'est dans la poursuite de cet idéal que
réside la consolidation de notre unité.
Certains disent que l'existence d'un mouvement
séparatiste au Québec est la preuve que le fédéralisme canadien ne
fonctionne pas. Je ne voudrais surtout pas que vous croyiez une telle chose. Le
Canada est incontestablement un pays qui fonctionne, qui offre à ses citoyens
l'une des meilleures qualités de vie qui soient. Cette qualité de vie vient en
bonne partie d'une tolérance, d'un esprit d'ouverture, d'une confiance mutuelle
entre populations différentes.
Bien sûr, il n'y a pas de modèle unique du
fédéralisme. Notre fédéralisme n'est pas le même que le fédéralisme
mexicain ou le fédéralisme américain, par exemple, parce que nos contextes et
les défis que nous avons à relever sont différents. Néanmoins, le
fédéralisme est probablement l'une des meilleures réponses qui puisse être
apportée aux aspirations identitaires qui s'expriment un peu partout dans le
monde. Je suis convaincu que le fédéralisme est la voie du futur, celle qui
peut le mieux contribuer à l'épanouissement et à la promotion des valeurs de
tolérance et de solidarité qui nous sont chères.
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