«Le fédéralisme et la diversité :
l'exemple du Canada»
Notes pour une allocution
de
l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
au Colegio de Mexico
Mexico (Mexique)
le 1 octobre 1999
Le ministre canadien que je suis ressent comme un
grand honneur cette invitation qui m'est faite de parler de fédéralisme devant
le prestigieux Colegio de Mexico. Le sujet s'impose il me semble, car
l'Amérique du Nord est le seul continent formé uniquement de fédérations, du
reste intimement liées entre elles par un accord commercial vigoureux, ainsi
qu'ayant de nombreux autres rapports politiques et personnels.
Ce n'est pas un hasard si les trois chefs de
gouvernement, MM. Zedillo, Clinton et Chrétien, se retrouveront au Canada, et
plus précisément à Mont-Tremblant, du 5 au 8 octobre, dans le cadre d'une
grande rencontre internationale où les fédérations du monde viendront
partager leurs expériences.
Le fédéralisme est un système de gouvernement
qui comporte plusieurs avantages en termes de gouvernance, de gestion de
l'économie, de vie démocratique et d'influence sur la scène internationale.
Les plus grandes démocraties du monde sont des fédérations et plusieurs des
pays les plus prospères le sont également. Mais ce qui fait le génie propre
de cette forme de gouvernement, c'est sa capacité de concilier la diversité
dans l'unité. Et c'est de cette capacité dont je veux vous entretenir
aujourd'hui.
Parce que le fédéralisme est flexible et
susceptible d'adaptation en fonction des contextes dans lesquels il s'enracine,
nos pays ont évidemment développé des approches et des mécanismes
différents. Je n'ai pas la prétention d'être un spécialiste de votre
fédération. Je me contenterai donc de vous décrire comment nous, au Canada,
tentons de concilier la diversité dans l'unité. Je vous laisserai le soin
d'évaluer ce qui est transposable et ce qui ne l'est pas dans le contexte très
différent du Mexique. J'espère que vous trouverez dans mes propos une
pertinence pour la recherche de ce que vous appelez le Nouveau fédéralisme
mexicain.
L'unité dans la diversité à la canadienne
renvoie à deux dimensions : premièrement, aux garanties que nous accordons aux
droits et libertés individuelles; deuxièmement, à notre système fédéral.
Hier, lors d'une conférence internationale à Puebla, dont le thème était
«Les Amériques en transition : les défis du nouveau millénaire», j'ai
insisté surtout sur la première dimension : la façon très canadienne par
laquelle la primauté des droits individuels s'établit tout en tenant compte
des identités collectives. Aujourd'hui, je traiterai de la deuxième dimension.
Je montrerai comment notre fédéralisme souple permet à des provinces égales
en statut d'exprimer leurs personnalités propres.
Fédéralisme et diversité
Dans la plupart des fédérations, les entités
constituantes présentent des caractères bien distincts de par leur taille,
leur richesse, leur langue ou leur composition ethnique ou religieuse. C'est le
cas du Mexique, ce l'est aussi du Canada. En même temps, les fédérations les
mieux établies tendent à donner à leurs entités constituantes à peu près
les mêmes pouvoirs constitutionnels. C'est le cas aux États-Unis, en Australie,
en Allemagne, en Suisse. Malgré des différences énormes, par exemple, entre
l'Alaska et la Californie, ou entre le Québec et l'Île-du-Prince-Édouard, les
pouvoirs constitutionnels que détiennent ces gouvernements d'état ou de
province, demeurent essentiellement les mêmes.
Certes, il n'est pas impensable qu'il puisse y
avoir une certaine asymétrie dans les pouvoirs fondamentaux accordés aux
différents états ou aux différentes provinces au sein d'une même
fédération. Mais l'importance fonctionnelle d'un telle asymétrie dépendrait
de l'importance des différences, du poids politique de l'état ou des états
détenant les pouvoirs supplémentaires et de la possibilité que les autres
états puissent jouir de ces pouvoirs supplémentaires s'ils le souhaitaient.
L'Espagne, par exemple, a fait l'expérience de
l'asymétrie et une tendance semble se dessiner : les états qui détenaient le
moins de pouvoirs cherchent à obtenir autant de pouvoirs que les grands états.
Inévitablement, un régime très asymétrique
soulève la question du rôle des représentants élus au gouvernement central
par les différents états. Supposons que le gouvernement fédéral soit
responsable de l'éducation dans certains états, mais qu'il ne le soit pas dans
d'autres, le ministre fédéral de l'Éducation doit-il provenir d'un état où
le gouvernement fédéral est responsable de ce domaine? Est-ce que les
représentants de tous les états devraient voter sur les questions fédérales
qui touchent à l'éducation? Peut-on justifier à long terme des rôles bien
distincts pour les représentants au gouvernement central? Ces questions
tiennent à l'essence même de la nature représentative des institutions
fédérales centrales.
Ainsi, bien que l'asymétrie puisse convenir dans
certaines circonstances, il faut se méfier d'une architecture fédérale qui
serait trop asymétrique.
Alors la question se pose : comment des entités
constituantes très différentes les unes des autres peuvent-elles s'accommoder
d'un même statut constitutionnel? Comment le fédéralisme peut-il être
suffisamment flexible pour respecter à la fois le principe de l'égalité et
celui de la diversité?
Les fédérations usent à cette fin de trois
méthodes. La première est l'asymétrie financière. Elle consiste à mettre en
place des mécanismes de tranferts intergouvernementaux qui visent
spécifiquement à aider les entités constituantes les moins riches. L'objectif
est de faire en sorte que, malgré l'inégalité de leurs revenus autonomes, les
entités constituantes soient davantage égales dans les faits.
La deuxième méthode est l'asymétrie
constitutionnelle. Dans ce cas, la Constitution reconnaît certains arrangements
spécifiques qui répondent aux besoins de certaines entités constituantes sans
fondamentalement remettre en cause l'égalité entre elles.
La troisième méthode peut être appelée
l'asymétrie optionnelle : elle vient du cours différent que finissent par
prendre les relations entre le gouvernment fédéral et les entités
constituantes. Certaines choisissent d'exercer l'ensemble de leurs
responsabilités constitutionnelles tandis que d'autres préfèrent en confier
certaines au gouvernement fédéral.
Comparativement à d'autres fédérations bien
établies, le Canada pratique beaucoup ces trois formes d'asymétrie (Ronald
Watts, Comparaison des régimes fédéraux des années 1990, Université
Queen's, 1998, p. 114). Notre pays le fait tout en respectant l'égalité de
statut des provinces.
1. L'asymétrie financière
La fédération canadienne est dotée d'un
mécanisme de redistribution financière entre gouvernements dont l'ampleur est
sans doute inégalée dans le monde des fédérations. L'article 36 de la Loi
constitutionnelle de 1982 engage le gouvernement fédéral à réduire les
inégalités de sorte que toutes les provinces disposent de «revenus suffisants
pour les mettre en mesure d'assurer les services publics à un niveau de
qualité et de fiscalité sensiblement comparables.»
Ce principe, décrit comme un «pilier du
fédéralisme canadien moderne» (D. Milne, «Equality and Asymmetry: Why
Choose?» dans Options for a New Canada, Presses de l'Université de Toronto,
1991, p. 295) est une reconnaissance manifeste des différences naturelles (taille,
population, richesse, etc.) qui existent entre les entités constituantes de
notre fédération. C'est un principe qui jouit d'un appui fort et constant de
la part des Canadiens des provinces riches et moins riches.
2. L'asymétrie constitutionnelle
Chacune de nos dix provinces possèdent plus ou
moins les mêmes pouvoirs constitutionnels. Il est vrai que, pendant la période
de 1905 à 1930, les nouvelles provinces qu'étaient l'Alberta et la
Saskatchewan n'avaient pas les pouvoirs dont disposaient les autres provinces
dans le secteur des ressources naturelles. C'était une importante source de
mécontentement de la part de ces provinces. La situation fut résorbée une
fois qu'on leur eut accordé les mêmes pouvoirs que les autres provinces. Quant
aux territoires du nord, énormes, peu peuplés et très dépendants de l'aide
fédérale, ils n'ont pas le statut constitutionnel dont jouissent les
provinces.
La Constitution canadienne renferme d'autres
genres d'asymétries importantes qui prennent la forme de dispositions
spéciales touchant des provinces particulières. La protection
constitutionnelle historique des écoles confessionnelles (professant une
certaine religion), par exemple, a beaucoup varié d'une province à l'autre,
selon leur caractère et leur histoire plus ancienne. Alors que le
Nouveau-Brunswick est la seule province à s'être dotée d'un gouvernement et
d'une assemblée législative officiellement bilingues, au Québec et au
Manitoba, la langue de la minorité, soit l'anglais et le français
respectivement, sont protégées par des dispositions de la Constitution. Le
Québec est la seule province à utiliser le droit civil alors que le reste du
Canada utilise la common law. C'est pourquoi d'ailleurs trois des neuf juges de
la Cour suprême sont des avocats de droit civil du Québec. Dans la même veine,
la Loi constitutionnelle de 1867 prévoyait la possibilité d'uniformiser le
droit privé dans les provinces de common law, ce qui excluait implicitement le
Québec et protégeait ainsi sa tradition civiliste. La Loi constitutionnelle de
1982 prévoit quant à elle que le gouvernement du Québec a le droit
constitutionnel de limiter l'accès à l'école anglaise aussi longtemps qu'il
le jugera souhaitable, afin de mieux protéger la langue française dans notre
contexte nord-américain.
3. L'asymétrie optionnelle
L'asymétrie optionnelle prend de nombreuses
formes au Canada. Ces asymétries sont apparues avec le temps et elles viennent
du fait que les provinces ont choisi d'exercer leurs pouvoirs de façons
différentes. Certaines provinces, celle de Québec au premier chef, ont
utilisé bien davantage que les autres les possibilités que la Constitution
canadienne leur offre. Plusieurs politiques du gouvernement fédéral
encouragent cette souplesse.
Par exemple, la plupart de nos provinces ont
intégré au régime fédéral leurs régimes fiscaux pour les particuliers et
pour les sociétés. Le Québec a maintenu ses deux régimes distincts et
l'Ontario a un régime fiscal séparé pour les sociétés. C'est ainsi aussi
que les arrangements pour la perception des impôts varient d'une province à
l'autre au Canada, le gouvernement fédéral percevant les impôts des
particuliers, des sociétés et les taxes de vente dans certaines provinces et
non dans d'autres.
Au Québec, notre système d'immigration est
géré différemment que dans les autres provinces car le gouvernement du
Québec a conclu une entente bilatérale avec le gouvernement fédéral dans ce
domaine de compétence partagée. Les régimes de pensions, qui sont également
de compétence partagée, sont gérés par le gouvernement fédéral ailleurs
qu'au Québec où c'est le gouvernement provincial qui gère un régime très
coordonné au régime fédéral. L'Ontario et le Québec ont leurs propres
forces policières, alors que les autres provinces font appel à la Gendarmerie
royale du Canada pour obtenir des services de police à contrat pour la
province.
La gestion de certains programmes de ressources
humaines financés par le gouvernement fédéral a été transférée à des
degrés divers aux provinces, selon le genre d'ententes que celles-ci ont choisi
de conclure avec le gouvernement fédéral. Par exemple, les récents accords
sur la formation professionnelle ont offert aux provinces le choix entre une
grande autonomie ou la cogestion des programmes avec le gouvernement fédéral.
Le gouvernement de Terre-Neuve a choisi la cogestion, celui du Québec,
l'autonomie.
Enfin, le Québec et le Nouveau-Brunswick ont le
statut de gouvernement participant au sein de l'Organisation internationale de
la Francophonie, ce qui n'est pas le cas des autres provinces canadiennes.
La souplesse du fédéralisme canadien permet
ainsi une asymétrie optionnelle prononcée, par rapport à ce qu'on trouve
généralement dans les autres fédérations. Ce qu'il faut retenir de ces
asymétries, c'est qu'elles ne traduisent pas des différences dans les pouvoirs
constitutionnels intrinsèques, mais plutôt la souplesse de la fédération sur
le plan de l'exercice même de ces pouvoirs.
Conclusion
Telle est la façon canadienne de rechercher
l'unité dans la diversité. Le résultat, c'est que chez nous, l'égalité de
statut des provinces n'est pas à confondre avec l'uniformité. Elle se marie
bien avec la recherche plurielle d'un service public de qualité. Tel est
l'idéal de notre fédération. Je ne dis pas qu'elle y parvient parfaitement.
Je dis qu'elle trouve son sens dans la quête de cet idéal.
Le fédéralisme canadien n'est pas figé. Aucun
fédéralisme ne doit l'être. Il évolue constamment, avec les besoins variés
des populations. Plusieurs des arrangements intergouvernementaux que je vous ai
décrits pourront varier dans l'avenir, d'autres s'y ajouteront, mais toujours
la fédération canadienne aura le même objectif : permettre la poursuite
d'objectifs communs grâce à la diversité des expériences. N'est-ce pas
l'objectif que vous poursuivez au Mexique dans le cadre de votre Nouveau
fédéralisme?
Cet objectif est poursuivi au Canada avec
détermination et force discussions. Le débat est souvent vigoureux. Notre
Premier ministre, le très honorable Jean Chrétien, a coutume de dire que les
Canadiens ont deux convictions. La première est que le Canada est le meilleur
pays au monde. La seconde est que leur province n'obtient pas sa juste part dans
la fédération.
Ces débats, ces discussions, cette recherche
plurielle, tout cela paraît parfois compliqué et difficile. Mais c'est
justement de cette synergie constante que les Canadiens tirent le dynamisme qui
leur vaut la qualité de vie enviable qui est la leur. Ils ne sauraient réussir
dans la désunion, et pas davantage si le Canada était un pays unitaire plutôt
qu'une fédération décentralisée. De plus en plus, les Canadiens, et en
particulier les Québécois, s'en rendent compte.
Bien sûr, il n'y a pas de modèle unique du
fédéralisme. Notre fédéralisme n'est pas le même que le fédéralisme
mexicain ou le fédéralisme américain, par exemple, parce que nos contextes et
les défis que nous avons à relever sont différents. Néanmoins, le
fédéralisme est probablement l'une des meilleures solutions qui puisse être
trouvée pour faire en sorte que la diversité soit le contraire d'un problème,
d'une menace ou d'une source de division, qu'elle soit plutôt une force qui
aide un pays à prospérer dans l'unité.
L'allocution prononcée
fait foi
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