«Fédéralisme et démocratie :
l'expérience
canadienne»
Notes pour une
allocution
de l'honorable
Stéphane Dion
Président du
Conseil privé et
ministre des
Affaires intergouvernementales
Université du
Manitoba
Winnipeg
(Manitoba)
le 14 avril 2000
L'allocution
prononcée fait foi
Le titre de votre conférence réunit les mots
démocratie et fédéralisme. Voilà qui est bien
trouvé. Je suis persuadé que la démocratie est
essentielle au fédéralisme et que le fédéralisme aide
à la démocratie.
Fédéralisme et démocratie : cette paire de concepts en
renvoie à une autre, l'autonomie et la solidarité En
effet, toute fédération entretient une dialectique
constante entre l'autonomie de ses composantes et la
solidarité qui les unit. Cette dialectique est propre à
renforcer les valeurs démocratiques.
Voilà ce que je veux démontrer en m'attardant
particulièrement sur deux enjeux discutés au Canada en
ce moment : notre système de santé et la loi sur la
clarté.
1. Démocratie et fédéralisme
Sans démocratie, il n'y a pas de véritable
fédéralisme Bien sûr, on a connu des dictatures ou des
régimes totalitaires qui ont prétendu être des
fédérations. On en trouve encore. Mais le fédéralisme
véritable suppose le respect d'un partage des pouvoirs
constitutionnels entre deux ordres de gouvernement. Si
tout le pouvoir politique dans le pays est en fait sous
le contrôle exclusif d'un parti unique, la forme
fédérative de l'État peut difficilement être plus
qu'une façade. C'est dans une démocratie que le
fédéralisme prend son sens.
Cela dit, plusieurs démocraties ne sont pas des
fédérations. Si la démocratie est essentielle au
fédéralisme véritable, le fédéralisme n'est pas une
condition nécessaire à la démocratie. Il peut lui
être utile cependant. De deux façons, la pratique du
fédéralisme m'apparaît être une bonne école de
démocratie.
Premièrement, le fédéralisme valorise l'autonomie.
Deuxièmement, il ne peut fonctionner sans solidarité.
C'est cette dialectique constante entre l'autonomie et la
solidarité qui m'apparaît être une source
d'approfondissement de la démocratie.
Considérons d'abord les vertus de l'autonomie. Dans une
fédération, le gouvernement fédéral ainsi que les
gouvernements des entités fédérées, dans leurs
sphères autonomes respectives, expérimentent
différentes façons de faire, ce qui permet, par une
saine émulation, de découvrir les meilleures solutions.
Ainsi, le fédéralisme, tout comme la démocratie, est
un parti pris pour le pluralisme et la concurrence
des idées.
L'autonomie de chaque ordre de gouvernement est garantie
par le principe de la primauté du droit et du
constitutionnalisme. Cette valorisation du droit sert
bien la démocratie. En effet, la démocratie moderne est
impossible sans la primauté du droit, ce principe qui
veut que nul ne soit au-dessus de la loi et surtout pas
celui qui la fait. L'État ne saurait ignorer les lois
qu'il édicte, surtout pas la première d'entre elles :
la Constitution. Il doit au contraire montrer l'exemple
aux citoyens en agissant toujours à l'intérieur du
cadre juridique et dans le plein respect de la
Constitution et de l'interprétation qu'en donne un
pouvoir judiciaire indépendant.
Puisque dans un système fédéral l'État est
fait de deux ordres de gouvernement dotés de pouvoirs
définis par la Constitution, le respect
de celle-ci fait l'objet d'une surveillance mutuelle.
Chaque ordre de gouvernement peut s'adresser aux
tribunaux s'il estime que l'autre empiète sur ses
responsabilités, ce qui offre aux citoyens une
protection additionnelle contre les abus du pouvoir.
Le principe de solidarité m'apparaît tout aussi
inhérent au fédéralisme que celui d'autonomie. En
effet, si chaque ordre de gouvernement, chaque entité
fédérée est autonome, ce n'est pas pour s'ignorer
mutuellement. C'est plutôt pour que chacun, en
étant lui-même et en exploitant au maximum ses
possibilités, puisse mieux aider les autres. Tous les
gouvernements d'une fédération sont interdépendants et
doivent travailler ensemble pour les citoyens, au-delà
de leurs différences politiques, régionales ou autres.
L'idéal du fédéralisme est l'inverse du séparatisme
intérieur, il est la solidarité vraie. Là encore, il
constitue un approfondissement de la démocratie.
Recherche plurielle d'une action commune respectueuse de
l'autonomie de chacun, apprentissage de la négociation
et de la résolution des conflits, le fédéralisme
suppose une grande dose de tolérance. Il oblige à la
pratique permanente du pluralisme et cultive les valeurs
démocratiques.
2. La pratique du fédéralisme
au Canada
Notre pays connaît bien cette recherche permanente d'un
équilibre entre l'autonomie et la solidarité. Nous
avons une fédération dont chaque gouvernement est très
autonome, dans sa sphère de
compétence. Le défi est d'avoir en même temps une
solidarité à la mesure de cette autonomie.
La grande autonomie de nos gouvernements vient de deux
sources. Premièrement, notre Constitution accorde à nos
provinces plusieurs compétences exclusives qui
d'ordinaire, dans les autres fédérations, sont des
compétences partagées entre les deux ordres de
gouvernement. Deuxièmement, il n'y a pas de lien
institutionnel parlementaire entre nos deux ordres de
gouvernement. Nous ne disposons pas, comme en Allemagne,
d'une Chambre haute fédérale formée de représentants
des gouvernements des entités constituantes.
Le résultat, c'est que nous avons un gouvernement
fédéral fort dans ses champs de compétence et des
provinces fortes dans les leurs. Mais en même temps, ces
gouvernements sont dans une situation d'interdépendance.
Ils doivent être solidaires les uns des autres, d'autant
plus que leurs responsabilités en sont venues à se
toucher de plus en plus au fur et à mesure que leurs
sphères d'intervention respectives se sont élargies.
C'est pourquoi le gouvernement du Canada s'est appliqué
ces dernières années à renforcer la collaboration
entre les gouvernements. Le Premier ministre du Canada
veut solidifier les liens entre les deux ordres de
gouvernement afin que ce soit la fédération entière
qui se renforce.
C'est d'ailleurs ce que demandent les Canadiens. Par
exemple, un sondage de la maison EKOS d'avril 1998
révèle qu'une large majorité de Canadiens
(75 %) - et 65 % au Québec -
affirment que les gouvernements fédéral et provinciaux
ont ensemble la responsabilité d'améliorer les
programmes sociaux.
Améliorer la collaboration entre les gouvernements n'est
pas une tâche facile. Il est normal, je suppose, que les
désaccords et les conflits retiennent plus l'attention
que les ententes.
Il est normal aussi que certains facteurs puissent rendre
la conjoncture plus difficile. On sait, par exemple, que
l'apparition de surplus budgétaires accentue les
attentes, ce qui peut rendre les négociations plus
difficiles. Les orientations politiques des gouvernements
influencent les négociations : si tous croient aux
politiques sociales, par exemple, on s'entendra mieux que
si certains sont plus tièdes à cet égard que d'autres.
Les personnalités jouent aussi un rôle : par
exemple, la Colombie-Britannique est aujourd'hui plus
ouverte à la collaboration que par le passé grâce au
leadership de son nouveau premier ministre. Enfin, la
collaboration sera évidemment plus compliquée si l'un
des gouvernements ne croit pas en l'avenir du pays.
Malgré tout cela, nous sommes parvenus à établir cette
collaboration plus étroite. En témoignent les
différentes ententes conclues ces dernières années
dans des domaines aussi variés que l'union sociale,
l'harmonisation environnementale, le logement social, les
travaux d'infrastructure, le régime de pension, l'aide
aux enfants, le commerce intérieur ou encore la
formation de la main-d'oeuvre.
Tout récemment, le 23 mars, les ministres fédéral et
provinciaux de l'agriculture ont conclu une entente très
importante sur la protection du revenu des agriculteurs.
Actuellement, nos gouvernements négocient afin
d'entreprendre une action commune dans les domaines tels
l'environnement (pour donner suite au Protocole de Kyoto)
et l'aide aux sans-abri. Mais la négociation qui retient
le plus l'attention, et qui suscite le plus de tensions
entre gouvernements, touche le domaine crucial de la
santé.
3. Santé : le fédéralisme en
action
Notre système de santé est l'une des grandes
réalisations de notre fédération. Son évolution
démontre comment nous avons su allier solidarité et
autonomie pour répondre aux besoins des Canadiens.
Au Canada, la prestation des soins de santé est une
responsabilité provinciale, alors qu'il s'agit
généralement d'une responsabilité partagée dans les
autres fédérations. Cela ne veut pas dire que le
gouvernement du Canada n'a pas de responsabilités
vis-à-vis la santé des Canadiens. Au contraire, par
l'entremise de son pouvoir de dépenser - dont la
constitutionnalité est reconnue par les tribunaux -
il contribue au financement des soins de santé au moyen
d'un transfert aux provinces qui n'est assorti que de
cinq conditions, celles édictées dans la Loi
canadienne sur la santé. Il s'agit en fait de cinq
principes qui sont bien acceptés partout au
Canada : l'universalité, l'accessibilité, la
transférabilité, l'intégralité et la gestion
publique.
De plus, le gouvernement du Canada joue un rôle de
plusieurs autres façons, notamment : l'homologation
des médicaments, la surveillance des maladies et des
épidémies, des programmes de santé pour les Premières
nations et les Inuits, la signature d'ententes
internationales, l'utilisation du droit criminel (mettre
sciemment en danger la santé d'autrui constitue une
offense criminelle), les politiques environnementales, la
recherche médicale, les statistiques officielles, autant
d'activités grâce auxquelles le gouvernement du Canada
contribue à faire en sorte que les Canadiens constituent
l'une des populations les plus en santé qui soit.
Bien sûr, nos gouvernements ne s'entendent pas toujours
sur le partage des rôles dans le domaine de la santé.
Les risques de friction entre eux sont grands en la
matière car la population les presse d'agir. La santé
est une priorité permanente pour les citoyens. Au
Canada, comme dans les autres fédérations, ils se
soucient assez peu de savoir qui est responsable de quoi
en vertu de la Constitution. Ils exigent des services de
santé de qualité. Tous les gouvernements en sont
conscients et pour cela veulent pleinement jouer leur
rôle.
L'assurance-hospitalisation dans les années cinquante,
l'assurance-maladie dans les années soixante, la Loi canadienne sur la
santé en 1984, toutes ces grandes réformes
étendues à tout le Canada grâce au leadership du
gouvernement fédéral ont causé au départ bien des
frictions avec plusieurs gouvernements provinciaux. Mais
la population appuyait clairement ces réformes. Dans une
fédération démocratique, le succès d'une initiative,
qu'elle soit fédérale ou provinciale, dépend souvent
de l'ampleur de l'appui populaire dont elle bénéficie.
Les gouvernements des provinces demandent aujourd'hui au
gouvernement fédéral de restaurer le transfert social
canadien; celui-ci répond que c'est déjà fait. Le
transfert a été porté à 30,8 $ milliards en
2000-2001 en additionnant les paiements en espèces et la
valeur des points d'impôt, comparativement à
29,0 $ milliards en 1993-94.
Tous nos gouvernements visent le même objectif :
donner à la population des soins de santé de qualité
et accessibles à tous, conformément aux cinq principes
de la Loi canadienne sur la santé. Tous aussi
font face au même défi : l'augmentation rapide des
coûts liée aux changements technologiques et, dans une
moindre mesure, au vieillissement des populations. Enfin,
tous nos gouvernements conviennent que ce n'est pas
qu'une question d'argent : si nous ne changeons pas
certaines de nos pratiques, nous ne pourrons pas faire
face à la croissance des coûts même si notre situation
fiscale s'est assainie. Ou alors, il faudra que les
gouvernements y consacrent une telle part de leurs
budgets qu'ils ne pourront plus répondre aux autres
besoins des Canadiens ou baisser leurs impôts.
Que fait-on dans un tel cas? On se montre solidaire. On
travaille ensemble afin de se donner un plan qui, tout en
respectant l'autonomie de chacun, permette une action
commune efficace afin de non seulement préserver notre
système de santé, mais aussi de l'améliorer. Il faut
l'autonomie, pour que chacun puisse innover à sa façon;
il faut la solidarité, pour mieux garantir les principes
auxquels nous croyons tous.
Tel le veut l'esprit du fédéralisme en démocratie et
tel est l'objectif du gouvernement du Canada. Je suis
confiant que les gouvernements des provinces en
conviendront et que les ministres de la santé
travailleront ensemble de façon à préparer une
rencontre fructueuse des premiers ministres d'ici la fin
de l'année. Nous aurons ainsi renforcé nos politiques
de santé en misant, encore une fois, sur la solidarité
dans le respect de l'autonomie.
4. Fédéralisme et sécession
Le fédéralisme est la solidarité vraie, ai-je dit.
Pourtant, la scission demeure une possibilité. Je vais
démontrer maintenant que les mêmes principes de
solidarité et d'autonomie qui fondent la culture
politique d'une fédération doivent aussi régir tout
processus qui viserait à mettre fin à son unité.
En démocratie, tous les citoyens sont invités à être
solidaires les uns des autres. La sécession, au
contraire, exige qu'on choisisse ceux qu'on veut garder
comme concitoyens et ceux qu'on veut transformer en
étrangers. C'est pourquoi la conciliation entre
démocratie et sécession est une opération difficile et
délicate qui n'a d'ailleurs jamais été réussie à ce
jour dans une démocratie bien établie.
Le fédéralisme, comme la démocratie, convie les
citoyens à être solidaires les uns des autres. Ainsi,
tous les Canadiens sont mes concitoyens à part égale,
même s'il est normal que j'aie un attachement
particulier pour ma province et que j'aie à coeur son
autonomie au sein de la fédération.
L'intégrité territoriale d'une fédération est tout
aussi garantie par le droit international que celle d'un
pays unitaire. Comme l'a exprimé, dans le cadre du
renvoi de la Cour suprême du Canada sur la sécession du
Québec, le professeur Luzius Wildhaber, lui-même
juge à la Cour européenne de justice des droits de
l'homme : «Ce serait injuste qu'il en soit
autrement.(...) Les États centralisés se retrouveraient
dans une position plus favorable pour s'opposer à la
sécession par tous les moyens légaux et pour
déterminer eux-mêmes quels territoires ou quels peuples
auront le droit de se séparer.» D'ailleurs, il est des
fédérations très respectables sur le plan
démocratique, telles les États-Unis ou l'Australie, qui
se déclarent indivisibles.
La Cour suprême relie dans son renvoi l'unité des
Canadiens au principe fédératif. Par exemple, au
paragraphe 42, elle souligne «l'interdépendance
caractérisée par "de vastes obligations politiques
et commerciales" (...) [qui] s'est évidemment
accrue de façon incommensurable au cours des 130
dernières années.»
Cette interdépendance incommensurable, affirme la Cour,
ne peut être rompue unilatéralement par le gouvernement
d'une province. Il n'y a pas de droit absolu à la
sécession (par. 97 et 139), il y a un droit à la
négocier dans le cadre constitutionnel, sur la base d'un
appui clair à la sécession (par. 87 et 88). Ces
négociations devraient être conduites dans le respect
des principes du fédéralisme, de la démocratie, du
constitutionnalisme et de la primauté du droit, et du
respect des minorités (par. 90, 94, 151).
Le projet de loi sur la clarté, qui donne effet à
l'avis de la Cour suprême du Canada, est tout à fait
conforme au principe du fédéralisme. Le projet de loi
respecte pleinement l'autonomie et la souveraineté d'un
gouvernement provincial dans ses champs de compétence en
reconnaissant explicitement son droit de
poser la question qu'il veut lors d'un référendum. Mais
le projet de loi prévoit aussi que le gouvernement
fédéral ne peut pas entreprendre de négocier la fin de
ses propres responsabilités constitutionnelles envers
une partie de la population canadienne à moins que
celle-ci ait clairement exprimé sa volonté de faire
sécession.
Le principe du fédéralisme est incompatible avec
l'idée que le gouvernement d'une province déclare
unilatéralement l'indépendance, c'est-à-dire s'empare
des pouvoirs du gouvernement fédéral, sans que ce
dernier ait le droit de s'assurer que tel est bien ce que
veut clairement la population de la province, sans qu'il
ait son mot à dire sur la façon dont ce transfert de
pouvoir serait décidé et mis en oeuvre. Pas plus que le
gouvernement fédéral ne pourrait abolir le gouvernement
d'une province, celui-ci ne peut s'accaparer des
responsabilités constitutionnelles du gouvernement
fédéral dans cette province.
Le fait est que les dirigeants sécessionnistes
québécois revendiquent sans cesse des «droits»
imaginaires, ceux d'agir unilatéralement, de rendre
majoritaire par des artifices une option qui ne l'est
pas, de ne tenir aucun compte des droits constitutionnels
des Québécois sur le Canada ou des droits des autres
Canadiens, d'ignorer l'autorité des tribunaux et même
les règles de base de l'État de droit.
C'est sans doute
l'expérience du fédéralisme qui a amené les Canadiens
à conclure que leur pays n'a de sens que dans
l'adhésion volontaire de toute ses provinces. Mais cette
même expérience mène aussi à cette autre
conclusion : la solidarité qui
unit tous les Canadiens à titre de concitoyens au sein
d'un même État ne saurait être brisée de façon
unilatérale, dans la confusion et l'illégalité.
Dans la clarté des choses,
nous les Québécois, j'en suis convaincu, ne renoncerons
jamais à la solidarité qui nous unit à nos concitoyens
des autres provinces et des territoires. Nous chercherons
toujours à renforcer la solidarité canadienne en ayant
à coeur l'autonomie du Québec.
Conclusion
Notre fédération est loin
d'être parfaite mais, telle que nous l'avons bâtie et
améliorée, elle nous a aidés à faire du Canada le
pays admiré qu'il est devenu. Nous avons tous nos idées
sur la façon de l'améliorer. En fait, un auditoire
aussi savant que le vôtre est débordant d'idées! J'ai
simplement voulu suggérer que nous devons nous inspirer
de ces deux grands fondements du système fédératif en
démocratie : les principes d'autonomie et de
solidarité. Ensemble, ils forment une dialectique qui
donne d'excellents résultats du point de vue de la vie
en société.
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