«L'interdépendance
gouvernementale au Canada»
Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Conférence du Groupe
canadien
d'étude des questions parlementaires
Ottawa (Ontario)
le 11 juin 2000
L'allocution prononcée
fait foi
Le fédéralisme peut être défini comme un système où deux ordres de
gouvernement sont dotés de pouvoirs constitutionnels. Chaque ordre de
gouvernement est souverain dans la sphère législative qui est la sienne, en ce
sens que la Constitution le reconnaît comme le seul habilité à y légiférer.
Cependant, il est des domaines d'action gouvernementale qui se prêtent mal à
une distinction étanche des rôles et des responsabilités entre ordres de
gouvernement. Aussi, les constitutions des fédérations prévoient
généralement un certain nombre de compétences constitutionnelles partagées
dans lesquelles les deux ordres de gouvernement sont appelés à jouer un rôle
et à collaborer.
De plus, l'accroissement du rôle des gouvernements dans la vie des citoyens
tout au long du 20e siècle a fait croître les responsabilités
tant du gouvernement fédéral que des gouvernements des entités fédérées,
de sorte que leurs champs d'action en sont venus à se toucher de plus en plus.
Il leur a fallu apprendre à travailler ensemble de plus près, à gérer ces
interactions intenses.
Le fédéralisme d'aujourd'hui se caractérise au moins autant par
l'interdépendance des responsabilités que par le partage des pouvoirs. La
capacité des gouvernements de travailler ensemble dans le respect de leurs
sphères d'autonomie est ce qui détermine la marche des fédérations modernes.
Or, pour un ensemble de raisons, sur lesquelles je vais d'abord m'arrêter,
cette dynamique entre autonomie et interdépendance est vécue de façon
particulièrement intense au Canada. Il serait difficile de trouver une autre
fédération dont la vie politique soit davantage marquée par ses relations
intergouvernementales.
Je vais décrire ces facteurs qui placent les relations intergouvernementales au
coeur de la vie politique canadienne avant de proposer sept principes qui, selon
moi, en système fédéral, doivent inspirer les gouvernements pour que leurs
relations servent au mieux l'intérêt public.
1. Le pays des relations
intergouvernementales
Pour une part importante, la vie politique canadienne est rythmée par les
rencontres fédérales-provinciales. Par exemple, depuis plusieurs années,
l'événement politique de l'été est la rencontre annuelle des premiers
ministres provinciaux et territoriaux qui a lieu généralement en août.
Pendant quelques jours, ces premiers ministres consacrent l'essentiel de leurs
réunions à coordonner leurs stratégies en vue d'exercer une pression efficace
sur leur homologue fédéral.
Cette année par exemple, l'enjeu politique majeur est la négociation d'une
entente fédérale-provinciale-territoriale en vue d'améliorer notre système
de santé. Nul doute que la santé sera le thème majeur de la rencontre des
premiers ministres provinciaux en août. Mais auparavant, le ministre fédéral
de la santé et ses homologues provinciaux et territoriaux continueront leurs
discussions et, si leurs travaux sont suffisamment avancés, leur démarche
donnera lieu au cours de l'automne à une conférence réunissant le Premier
ministre du Canada et ses homologues provinciaux et territoriaux. La santé
serait la grande question à l'ordre du jour de cette conférence.
De telles rencontres sont des événements politiques largement médiatisés.
Mais il y a aussi une multitude d'autres rencontres plus discrètes dont l'effet
cumulé façonne notre pays. Seulement entre le 1er avril 1999
et le 31 mars 2000, 61 de ces rencontres
fédérales-provinciales-territoriales ont eu lieu, couvrant à peu près tous
les domaines d'action gouvernementale : 26 entre hauts fonctionnaires
et 35 entre ministres. Et c'est sans compter les innombrables contacts informels.
Cinq facteurs, selon moi, expliquent la grande importance que les relations
intergouvernementales prennent au Canada et qui leur confèrent un caractère
unique parmi les fédérations du monde.
1. La force de nos provinces. Au Canada, les deux ordres de gouvernement
peuvent d'autant moins s'ignorer qu'ils sont forts dans leurs sphères
respectives. Comparativement à la constitution d'autres fédérations, celle du
Canada reconnaît peu de pouvoirs concurrents et nos provinces ont de
larges compétences législatives propres. Avec le temps, elles ont aussi accru
leurs recettes fiscales en comparaison de celles du gouvernement fédéral. Ce
dernier utilise assez peu son pouvoir de dépenser et
l'assortit de peu de conditions. Les transferts fédéraux aux provinces sont
beaucoup moins conditionnels aujourd'hui qu'ils ne l'étaient dans les années
soixante ou soixante-dix. Ceci est très clair dans les domaines de la santé et
de l'assistance sociale, par exemple. Il est donc peu de politiques que le
gouvernement fédéral puisse initier seul sans avoir à collaborer avec les
provinces.
2. Le petit nombre de nos provinces. Au Canada, les provinces sont peu
nombreuses, ce qui facilite les contacts intergouvernementaux. On compte
seulement dix provinces canadiennes comparativement à 16 landër allemands,
26 cantons suisses et 50 États américains. Non seulement le nombre
relativement peu élevé de provinces canadiennes facilite-t-il la tenue de
fréquentes réunions interprovinciales ou fédérales-provinciales, mais il
rend aussi la cohésion interprovinciale moins compliquée à bâtir. De plus,
les plus grosses provinces, l'Ontario et le Québec, mais aussi la
Colombie-Britannique et l'Alberta, possèdent des structures politico-administratives
d'une taille appréciable par rapport à celle du gouvernement fédéral. Elles
sont des acteurs majeurs de notre système politique.
3. Notre type de sénat. Comparativement à d'autres sénats, celui du
Canada, n'étant pas élu, est moins en mesure de faire concurrence aux
gouvernements provinciaux du point de vue de la représentation régionale. Si
l'on compare avec les États-Unis par exemple, la compétition qu'on observe
entre les deux sénateurs et le gouverneur d'un même État n'a pas son
équivalent dans notre système politique canadien. De plus nos sénateurs
étant nommés par l'exécutif fédéral, et non par les exécutifs ou les
législatures des entités fédérées, il s'ensuit que les relations
intergouvernementales se font chez nous entre des exécutifs
clairement distincts et sans lien parlementaire institutionnalisé.
4. La force du pouvoir exécutif face au pouvoir législatif. Sur les
24 fédérations existantes, quatre seulement combinent un régime
parlementaire et un mode de scrutin à pluralité simple : le Canada,
l'Inde, la Malaysie et St. Kitts et Nevis. Cette combinaison tend à
produire, tant au niveau fédéral que provincial, des gouvernements composés
d'un seul parti qui sont habituellement en mesure de faire adopter les lois
qu'ils proposent. Il s'ensuit que les relations intergouvernementales se font
entre gouvernements forts. En comparaison, les fédérations où on retrouve un
régime présidentiel et/ou un mode de scrutin proportionnel tendent
à avoir des relations intergouvernementales plus diffuses et profondément
marquées par les équilibres entre l'exécutif et le législatif et entre les
coalitions de partis.
5. L'existence d'un groupe minoritaire à l'échelle du pays mais majoritaire
dans l'une des entités fédérées. Les Québécois francophones ajoutent
à leur appartenance canadienne une identification particulière à leur
province où ils représentent 81,5 % de la population. Le gouvernement du
Québec joue un rôle de premier plan dans la promotion de l'autonomie
provinciale au Canada. De plus, la présence dans cette province d'un parti
séparatiste au pouvoir ou dans l'opposition depuis trois décennies donne
souvent aux relations intergouvernementales un caractère existentiel inconnu
dans les autres fédérations.
Tels sont les cinq facteurs qui, fondamentalement, m'apparaissent expliquer
l'importance exceptionnelle des relations intergouvernementales au Canada.
Aucune autre fédération ne les combine tous les cinq. Les États-Unis, l'une
des fédérations les plus établies, ne possèdent aucune de ces
caractéristiques. L'Australie, quant à elle, en réunit deux : le nombre
peu élevé d'entités fédérées (on n'y compte que six États) et la force
relative du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir législatif. Mais les
États australiens ont substantiellement moins de pouvoirs et de moyens
autonomes que les provinces canadiennes, le sénat australien est élu et
l'Australie ne compte pas de minorité nationale majoritaire dans l'un de ses
États.
2. Quelques principes à
observer pour des relations intergouvernementales fructueuses
Justement parce que les relations intergouvernementales revêtent une telle
importance, il est vital qu'elles servent bien l'intérêt général. Pour cela,
j'ai proposé, lors de la conférence internationale sur le fédéralisme, tenue
à Mont-Tremblant le 6 octobre 1999, sept principes fondamentaux dont
l'observance devrait guider pour le mieux les relations intergouvernementales.
J'insiste pour dire que ces sept principes forment pour moi un tout et que le
respect de l'un d'eux ne peut servir de prétexte pour ignorer les autres.
1. La Constitution doit être respectée. Il faut proscrire l'excuse trop
facile qui veut que telle ou telle initiative gouvernementale réponde à un
besoin trop pressant pour se laisser arrêter par des questions de champ de
compétence. Les empiétements de compétences législatives créent une
confusion nuisible à la qualité des politiques publiques.
2. La coopération est une règle de base. Elle est plus souvent
qu'autrement nécessaire tant les champs de compétence des
gouvernements se touchent dans presque tous les secteurs d'activité. De mon
poste, je peux vous confirmer qu'il est peu de politiques que le gouvernement du
Canada puisse mettre en oeuvre seul, sans la
collaboration active des provinces.
3. La capacité d'action des gouvernements doit être préservée. Il ne
faut pas que la recherche de la coopération nous amène à créer une
fédération où aucun gouvernement ne peut bouger sans obtenir la
permission des autres. La capacité d'initiative et d'innovation doit être
préservée dans chaque sphère d'action autonome. Il ne faut pas tomber dans ce
que les Européens appellent le joint decision trap.
4. La fédération doit être flexible. La recherche d'une action commune
doit tenir compte de la diversité du pays; elle doit concilier les objectifs
communs et le désir des citoyens d'avoir des services gouvernementaux de
qualité comparable partout au pays avec la capacité des entités fédérées
d'innover et d'établir entre elles une saine émulation.
5. La fédération doit être équitable. Les fédérations doivent
favoriser la redistribution entre leurs entités fédérées, de façon à ce
que même les moins fortunées de ces entités soient en mesure d'offrir une
qualité acceptable de services à leurs citoyens. Au Canada, il s'agit d'un
principe constitutionnel depuis 1982. Nous appelons cela la péréquation. En
Europe, certaines fédérations préfèrent parler d'un fonds de solidarité.
Peut-être devrions-nous utiliser la même appellation au Canada, car c'est
vraiment de cela qu'il s'agit : d'un fonds de solidarité nationale.
6. L'échange d'information est essentiel. Il faut éviter
l'unilatéralisme et les surprises. Toute nouvelle initiative qui pourrait avoir
un effet notable sur l'action des autres gouvernements doit leur être annoncée
à l'avance. L'échange d'information permet aussi aux gouvernements de comparer
leurs performances, d'évaluer leurs initiatives respectives et d'établir entre
eux une saine émulation.
7. Les contributions respectives des différents gouvernements doivent être
connues du public. Eh oui, la fameuse visibilité. Il serait très mauvais
que la visibilité soit le principal moteur de l'action des gouvernements. Mais
les citoyens ont le droit de savoir à quoi servent leurs gouvernements. Ils
doivent être en mesure d'évaluer la performance de chacun, c'est une question
de transparence. Les gouvernements, eux, accepteront plus facilement de
collaborer s'ils ont l'assurance qu'on leur attribuera le mérite de leurs
initiatives.
Voilà des principes qui, selon moi, pourraient guider les relations
intergouvernementales dans les fédérations. En tout cas, leur importance
m'apparaît certaine au Canada. Je ne dis pas que nous, Canadiens, parvenons
complètement à les respecter. Je dis que nous devons nous y efforcer.
Bien sûr, cela ne se fait pas sans mal. Une certaine tension créatrice est
inhérente au système fédéral. La perspective du gouvernement fédéral n'est
pas celle des entités fédérées. Le gouvernement fédéral,
représentant tous les électeurs, se préoccupe naturellement du
principe 2 : la nécessaire collaboration, la mise en commun des ressources
et des talents pour l'atteinte d'objectifs nationaux. Les gouvernements des
entités fédérées ont en tête les principes 3 et 4 : leur marge
d'action autonome, leur capacité d'initiative et d'innovation. Pour que les
relations intergouvernementales donnent de bons résultats, il faut que chacun
accepte le bien-fondé du point de vue de l'autre et que tous respectent
les autres principes : l'équité, l'échange d'information, la
transparence et le respect de la Constitution.
Conclusion
Vous connaissez sans doute l'histoire des quatre écoliers qui doivent écrire
une dissertation sur les éléphants. L'élève britannique intitule son
texte : «L'empire et les éléphants». Le Français : «L'amour chez
les éléphants». Le petit Américain : «Comment rendre les éléphants
plus gros et plus forts». Quant à l'élève canadien, il choisit : «Les
éléphants : compétence fédérale ou provinciale?»
Oui, le Canada m'apparaît être le pays des relations intergouvernementales.
J'ai proposé à la fois cinq facteurs pouvant expliquer ce phénomène et sept
principes d'action qui devraient nous aider à en tirer le meilleur parti.
L'enjeu est de taille car le fédéralisme est plus qu'un système efficace de
gouvernement. Il est aussi apprentissage de la négociation, art de la
résolution des conflits, cette dimension inévitable de la vie
en société. Dans une fédération, les gouvernements sont en bonne position
pour donner l'exemple à leurs citoyens, en leur prouvant qu'il
leur est possible de collaborer pour le pays entier, dans le respect des
différences de partis, de régions, de langues, de cultures ou de composition
ethnique. Le fédéralisme est la preuve que la diversité n'est pas un
problème, qu'elle est une force pour un pays. Certes, les relations
intergouvernementales dans les fédérations sont parfois bien complexes. Mais
les praticiens que nous sommes ne doivent jamais oublier qu'au-delà de cette
complexité nécessaire, qui constitue notre pain quotidien, le fédéralisme
est, par-dessus tout, un projet profondément humain.
|