« Les Québécois ont raison de vouloir que leurs
gouvernements coopèrent »
Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
devant la
Chambre de commerce de Sherbrooke
Sherbrooke (Québec)
le 14 janvier 2003
L'allocution prononcée fait foi
Je remercie la Chambre de commerce de Sherbrooke de me donner l’occasion,
en ce début d’année, au nom du gouvernement auquel j’appartiens et au nom
du Premier ministre Jean Chrétien, de tendre la main au
premier ministre du Québec, M. Bernard Landry.
Le 28 décembre dernier, dans une entrevue accordée au journal Le Devoir,
M. Landry injuriait encore une fois le gouvernement du Canada en le dépeignant
comme « un oiseau de proie qui étrangle sa proie ».1
Il parlait de « guerre » contre le gouvernement du Canada et
promettait d’« attaquer sur tous les fronts ». Vous conviendrez
avec moi que ce genre de métaphore militaire et d’incantation guerrière
était particulièrement inapproprié en pleine période des Fêtes, d’autant
plus que le Canada et le monde entier pourraient faire face à une guerre, mais
une vraie, celle-là.
Si l’objectif de M. Landry est de tenter de se faire réélire et de
relancer sa machine référendaire en diabolisant le gouvernement fédéral, en
le présentant comme l’ennemi des Québécois, quelqu’un devrait lui dire
que les Québécois en ont soupé de cette rhétorique belliqueuse. Les
Québécois veulent que leurs gouvernements collaborent. Ils le disent de toutes
les façons, notamment dans les sondages.2
Qu’a donc fait le gouvernement du Canada pour mériter une telle vindicte
de la part du premier ministre du Québec? Essentiellement, M. Landry veut
que le Premier ministre du Canada s’en tienne à transférer de nouveaux fonds
au gouvernement du Québec dans le domaine de la santé sans jouer d’autre
rôle dans ce secteur vital pour les citoyens. Le premier ministre du
Québec soulève ainsi deux questions dans une : celle de l’importance du
transfert et celle du rôle du gouvernement fédéral. Permettez que j’examine
avec vous ces deux aspects pour montrer à quel point ce qu’envisage le
gouvernement du Canada est parfaitement raisonnable et dans l’intérêt des
Québécois comme de l’ensemble des Canadiens.
1. La question de la majoration des transferts fédéraux aux provinces
dans le domaine de la santé
C’est dans un esprit de coopération que le Premier ministre du Canada va
inviter prochainement ses homologues provinciaux à une rencontre des premiers
ministres sur le thème de la santé. L’objectif est de convenir d’un plan
pour améliorer les soins de santé, assorti d’un financement accru. Le
gouvernement du Canada annonce depuis des mois son intention d’accroître ses
transferts dans le domaine de la santé. Les détails de cette majoration seront
confirmés dans le cadre du prochain budget.
La bonne nouvelle est que le gouvernement du Canada dispose d’une marge de
manœuvre suffisante pour accroître ses injections de fonds, même si cette
marge n’est pas aussi grande qu’on le souhaiterait. Imaginez la différence
si nos premiers ministres devaient se rencontrer d’ici quelques semaines pour
discuter de compressions fédérales plutôt que de réinvestissements.
Rappelons-nous qu’ailleurs dans le monde industrialisé, aux États-Unis, en
Europe, au Japon, les gouvernements nationaux sont confrontés à des déficits
importants.
Lors de la rencontre des ministres des Finances des 17 et 18 décembre
derniers, les ministres des provinces ont réitéré leur désir d’obtenir un
réinvestissement fédéral majeur de l’ordre de 24,7 milliards de dollars
dans le domaine de la santé pour les quatre prochaines années. Ce montant
excède de 4,6 milliards de dollars (soit de 30,7 %) les montants
suggérés dans le rapport Romanow pour la période allant de 2003-2004 à
2005-2006. Le ministre fédéral John Manley a répété clairement qu’il
lui sera très difficile de trouver une telle somme car, bien que la santé soit
la priorité, d’autres besoins légitimes et pressants exigent aussi des
dépenses additionnelles. De plus, M. Manley a insisté sur la nécessité de
respecter le cadre financier du gouvernement du Canada.
Examinons ce cadre financier. Vous êtes des gens d’affaires, vous savez à
quel point il importe de gérer de façon prudente. C’est vrai dans le secteur
privé, ce l’est aussi dans le secteur public. Pour l’avoir oublié dans le
passé, le Canada s’est endetté de façon imprudente. Mais nous avons appris
de nos erreurs.
Afin d’assainir ses finances, le gouvernement du Canada a considérablement
réduit le poids de ses dépenses dans l’économie canadienne. En effet, en
pourcentage du PIB, les dépenses fédérales totales ont diminué pour s’établir
à 15,0 % en 2001-2002, soit le niveau le plus bas enregistré depuis...
1948-1949! Ce pourcentage est de 6,7 points inférieur à celui de 1993-1994.
Maintenant qu’il a retrouvé une certaine marge de manœuvre, le gouvernement
du Canada fait face, et ce n’est pas étonnant, à des pressions énormes pour
réinvestir dans tous les domaines. Les provinces, en particulier, le pressent
de renforcer son partenariat avec elles non seulement dans le domaine de la
santé, la priorité des Canadiens, mais aussi dans celui des infrastructures,
de l’agriculture, des enjeux urbains, de l’environnement, des politiques
sociales, de la recherche scientifique, de l’aide au secteur du bois d’œuvre,
etc.
Le gouvernement du Canada fera de son mieux, mais en veillant à ne pas
retomber dans les déficits. Vous savez bien qu’il ne nage pas dans l’argent.
Il faut garder en tête que la dette fédérale de 536 milliards de dollars est
plus de deux fois supérieure à celle des provinces. Le surplus du gouvernement
du Canada, qui se chiffre à 8,9 milliards de dollars pour la dernière année
budgétaire complétée, peut paraître important, mais il fondrait comme neige
au soleil si nous relâchions notre prudence budgétaire.
Pour vous donner une idée de ce que représente ce surplus, 8,9 milliards de
dollars, cela équivaut à 5 % des revenus du gouvernement du Canada.
Supposons qu’une famille dispose d’un revenu annuel de 100 000 $ et qu’à
la fin de l’année, une fois tous les comptes payés, elle ait dépensé
95 000 $. Cette épargne de 5000 $ serait certes la bienvenue, mais
personne ne dirait de cette famille qu’elle nage dans les surplus, et ce d’autant
moins si elle devait composer avec une dette de 310 000 $ Il
lui faudrait rester prudente. Il en va de même pour le gouvernement du Canada.
Il est vrai que la prudence de l’ancien ministre des Finances, M. Paul
Martin, l’a conduit à obtenir des surplus plus importants que prévus, ces
dernières années, ce qui est en soi une excellente nouvelle, car nous devons
réduire notre lourd endettement. On aurait bien tort de reprocher à
M. Martin de s’être ainsi trompé « dans le bon sens ». Il
faut tenir compte du fait que ses prévisions budgétaires étaient conformes à
celles des économistes du secteur privé.
Reprenons l’exemple du plus récent surplus, celui de 8,9 milliards de
dollars. Nous n’aurions pas dégagé un tel surplus si le Canada avait connu
le ralentissement économique que lui annonçaient les économistes du secteur
privé au moment du dernier budget fédéral en décembre 2001. Alors qu’ils
entrevoyaient une croissance du PIB de 1,1 % pour le Canada en 2002,
celle-ci sera de 3,5 % selon le Fonds monétaire international (FMI). Cette
performance inattendue de l’économie canadienne est tout à fait
exceptionnelle dans les circonstances. La croissance ne sera que de 1,4 %
en moyenne pour les pays du G7, toujours selon le FMI.3
Les effets de balancier en matière budgétaire sont considérables et
commandent la plus grande prudence. Regardons la situation dans d’autres pays.
Le gouvernement fédéral américain prévoyait, lors du dépôt du budget de
2001-2002, un surplus de 230 milliards de dollars US; les plus récentes
données font plutôt état d’un déficit de 158 milliards de dollars US. En
Europe, les gouvernements de la France, de l’Italie, de l’Allemagne et du
Portugal ont des problèmes importants de trésorerie.
Le Canada est une économie ouverte, sujette aux fluctuations de la
conjoncture internationale. Si les économies des États-Unis, de l’Europe et
du Japon croissaient à un rythme aussi impressionnant que la nôtre au lieu de
montrer des signes de faiblesse, si les gouvernements de ces pays dégageaient
des surplus comparables au nôtre au lieu de renouer avec des déficits
importants, il est certain que notre ministre des Finances, M. John Manley,
envisagerait le prochain exercice budgétaire avec un optimisme accru. Mais,
dans les circonstances, tous, y compris ses homologues provinciaux et
territoriaux, devraient le féliciter de sa prudence.
Car les ministres des Finances des provinces et des territoires savent bien
que ce n’est pas surtout par des transferts d’argent que le gouvernement
fédéral peut leur être utile. Le gouvernement fédéral les appuie avant tout
en contribuant à mettre en place les conditions d’une économie saine, dont
la croissance remplit les coffres des gouvernements provinciaux et territoriaux
mieux que ne pourront jamais le faire les transferts fédéraux.
Or, le bilan économique non seulement du gouvernement Chrétien, mais de l’ensemble
de la fédération, est impressionnant. Dans un rapport tout récent, le Fonds
monétaire international qualifie d’« exceptionnelle » la
performance macroéconomique du Canada depuis le milieu des années 1990 et il
estime qu’elle est « largement tributaire d’un cadre stratégique
sain et de son adroite mise en œuvre ».4
Le fait est que l’économie canadienne se porte exceptionnellement bien. Il
a été dit, et répété, que nous avons mis nos finances publiques en ordre (voir
tableau 1).
Mais, ce qu’il faut souligner surtout, c’est que cet assainissement de notre
situation budgétaire s’est accompagné d’un redressement spectaculaire de
notre performance économique. Depuis 1994, cette performance est bien
supérieure à celle des dix années précédentes. Tant du point de vue de la
croissance économique que de la création d’emplois, nous étions à peine
dans la moyenne du G7; nous sommes maintenant les premiers (voir tableaux
2, 3 et 4).
N’oublions pas que, si la santé ressort comme étant de loin la priorité
des Canadiens, c’est en partie parce que des questions comme l’économie, l’emploi,
le déficit et l’unité nationale ne les préoccupent plus comme il y a dix
ans (voir tableau 5).
Ce redressement spectaculaire de l’économie canadienne ne doit nous porter
ni à la complaisance ni au relâchement de la discipline budgétaire. Mais il
doit nous aider à poser sur notre fédération le regard serein qui nous
permettra de trouver les solutions aux défis qui sont les nôtres dans tous les
domaines, y compris celui de la santé.
En somme, je ne peux pas dire quel montant additionnel le gouvernement du
Canada pourra transférer aux provinces pour la santé. Mais j’affirme qu’il
fera son possible, tout en tenant compte du cadre financier.
2. La question du rôle fédéral dans la réforme des soins de santé
au Canada
Les dépenses totales (privées et publiques) dans le domaine de la santé au
Canada se sont chiffrées à 112 milliards de dollars en 2002 selon le
dernier rapport de l’Institut canadien d’information sur la santé, rendu
public le 18 décembre dernier.5 Cela
représente 9,8 % de notre PIB, l’un des plus hauts pourcentages de tous
les pays. C’est beaucoup d’argent. L’ajout d’un financement additionnel
du gouvernement fédéral n’aura d’impact que s’il aide à financer des
réformes qui auront des effets structurants. L’amélioration de notre
système de santé, ce n’est pas qu’une question d’argent. M. Landry
lui-même en a convenu lors d’une entrevue télévisée, le 15 mars 2000.6
Il nous faut des objectifs clairs.
Heureusement, nos gouvernements ont tout en main pour s’entendre sur le
choix de ces objectifs. Ils ont convenu d’un plan lors de la dernière
rencontre des premiers ministres en septembre 2000. L’ancien premier
ministre du Québec, M. Lucien Bouchard, avait accepté ce plan, qui comportait
des transferts fédéraux ciblés. Depuis l’entente de 2000, les ministres de
la santé de notre pays se sont réunis à plusieurs reprises pour assurer la
mise en œuvre de ce plan. Ils ont aussi beaucoup travaillé pour développer
des indicateurs de performance afin de rendre l’action des gouvernements plus
efficace, transparente et imputable au public. Plusieurs gouvernements ont
commandé des études, tels le rapport Clair au Québec ou le rapport Romanow au
fédéral, afin de les guider dans leurs réformes. Les conclusions de ces
rapports sont assez convergentes.
Il est possible de bâtir sur ces acquis afin de conclure une nouvelle
entente entre nos premiers ministres au cours des prochaines semaines. Nous
avons tout ce qu’il faut pour fixer ensemble les bons objectifs, pourvu que
chacun y mette de la bonne volonté. Voilà ce que les Québécois et les autres
Canadiens attendent des gouvernements de leur fédération.
Le ministre de la Santé du Québec, M. François Legault, a déclaré qu’il
ne voulait pas se faire imposer par le gouvernement fédéral des objectifs qui
seraient mal adaptés à la situation québécoise. Je suis tout à fait d’accord
avec lui et telles ne sont pas les visées du gouvernement du Canada. La ministre
fédérale de la Santé, l’honorable Anne McLellan , a fortement
insisté sur la nécessité d’élaborer un plan d’action flexible, ajusté
au contexte de chaque province et de chaque territoire. Le gouvernement du
Canada veut aider les provinces à atteindre des objectifs qui sont aussi les
leurs. Les transferts ciblés n’ont pas d’autre but que celui d’aider les
gouvernements de notre fédération à atteindre ces objectifs et d’en être
imputables au public.
Conformes à l’intérêt public, ces transferts ciblés sont en
outre tout à fait constitutionnels. Depuis le début du régime de l’assurance-maladie,
les transferts fédéraux en matière de santé ont été liés au respect de
certains principes. Les principes rattachés à la Loi canadienne sur la
santé (gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité et
accessibilité) ont été reconnus par les tribunaux comme étant conformes au
cadre juridique. Comme l’a écrit la Cour suprême en 1997, « la
constitutionnalité de ce genre de subvention conditionnelle a été confirmée
par notre Cour ».7 Les transferts
fédéraux ciblés est sont d’ailleurs pratique courante dans les autres
fédérations.
De la même manière qu’en septembre 2000, il est concevable que le
prochain plan d’action pour la santé comporte des fonds ciblés. Cette façon
de faire, tout à fait constitutionnelle, peut aider à accélérer les
réformes. Tel est d’ailleurs l’avis des Québécois. Les résultats d’un
sondage récent indiquent que les deux tiers d’entre eux sont d’accord pour
que les investissements supplémentaires du gouvernement du Canada en matière
de santé soient ciblés vers des services de santé identifiés au préalable.8
En fait, les Québécois, comme les autres Canadiens, veulent que leurs
gouvernements conviennent d’un plan en vue d’améliorer de façon durable la
qualité et l’accessibilité des soins de santé.
Conclusion
Ma conclusion sera brève. Ce que je souhaite, c’est ce que les Québécois
souhaitent : que nos gouvernements se donnent la main, qu’ils travaillent
ensemble, dans le respect mutuel. Nous avons un pays qui fonctionne. En fait, c’est
probablement le pays qui fonctionne le mieux actuellement sur la planète. Mais
les défis que nous avons à relever sont énormes, dans le domaine de la santé
comme dans tant d’autres. Les enjeux sont trop importants pour que nous
gaspillions notre énergie dans de vaines querelles.
Et s’il faut absolument emprunter un langage guerrier, que ce soit non pas
pour nous diviser, mais pour nous unir afin de mieux « combattre »
la maladie, « vaincre » la pauvreté et l’exclusion et « conquérir »
de nouveaux marchés. Voilà le genre de « guerre » qu’il nous
faut livrer ensemble.
-
« " Peuple, debout! ". À moins que Jean Chrétien n’injecte
sans condition de nouveaux fonds en santé, les Québécois seront appelés
à vivre un " moment historique" », Le Devoir, 28
décembre 2002, p. A1.
-
Par exemple dans un sondage réalisé au cours de l’automne 2001, 66
pour 100 des Québécois sont d’avis que les deux ordres de gouvernement
devraient s’occuper de la plupart des domaines ensemble pour prendre les
meilleures décisions pour le Canada, alors que seulement 30 pour 100
croient que le gouvernement fédéral devrait avoir le dernier mot dans
certains domaines et les gouvernements provinciaux dans d’autres. (Sondage
CRIC / CROP, Environics Research Group, effectué auprès de 2 940
Canadiens [1 001 Québécois] entre le 28 septembre et le 14 octobre
2001.)
-
Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale,
septembre 2002.
-
Fonds monétaire international, Consultation avec le Canada sur l’article
IV en 2003. Énoncé de la mission du FMI, 15 novembre 2002.
-
Institut canadien d’information sur la santé. Tendances des
dépenses nationales de santé, 1975 à 2002.
-
Entrevue de Bernard Landry à Salut Bonjour, TVA, 15 mars 2000.
-
Eldridge c. Colombie-Britannique (P.G.) [1997] R.C.S. 25.
-
Sondage Santé Canada / Environics Research Group, effectué auprès de 2
446 Canadiens (547 Québécois) entre le 1er et le 12 décembre
2002. Voir aussi le sondage Le Devoir, The Globe and Mail /
Léger Marketing, effectué auprès de 1005 Québécois entre le 4 et le 9
décembre 2002 dont les résultats ont été publiés le 14 décembre 2002.
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