« Un plan d’action pour les
langues officielles conçu pour le début du XXIe siècle »
Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Discours prononcé
dans le cadre de la conférence annuelle
de l’Association des études canadiennes
Pavillon des sciences politiques
Université McGill
Montréal (Québec)
le 24 mai 2003
L’allocution prononcée fait foi
Je suis bien placé pour savoir à quel point la politique sur les langues
officielles du Canada, qui est certainement l’une des plus réussies qui
soient, est issue d’un effort de recherche tout à fait exceptionnel. Mon
père, le politologue Léon Dion, a été le conseiller spécial pour la
recherche de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le
biculturalisme. Il y a consacré plusieurs années de sa vie. Aussi j’éprouve
de la gratitude envers l’Association d’études canadiennes de m’avoir
invité à ce colloque qui souligne le quarantième anniversaire de la mise sur
pied de cette Commission royale d’enquête qui a tant marqué notre pays.
Sans insister davantage sur la métaphore du lien filial, je voudrais
saisir l’occasion qui m’est donnée pour faire ressortir la continuité qui
marque la politique des langues officielles du gouvernement du Canada, à partir
des recommandations de la Commission jusqu’au Plan d’action pour les langues officielles1.
1. Notre politique linguistique de la Commission royale à la loi
de 1988
La Commission s’est appuyée sur le plus vaste programme de recherche en
sciences humaines que le Canada ait connu jusqu’alors. André Laurendeau
mentionne dans ses mémoires que Lester B. Pearson en était même inquiet: il
craignait que les chercheurs n’en finissent plus2.
En fait, grâce à la Commission, le législateur a pu passer à l’action
sur des bases solides.
Même si des suggestions de la Commission n’ont pas été retenues, il
reste que certaines de ses recommandations constituent, encore aujourd’hui, le
fondement de la politique sur les langues officielles du gouvernement du
Canada. Conformément à son mandat, la Commission a recherché les moyens
susceptibles de permettre aux Canadiens d’apprendre le français et l’anglais,
mais elle a aussi reconnu qu’un pays bilingue en est un dont les principales
institutions doivent dispenser leurs services dans les deux langues à des
citoyens dont l’immense majorité peut être unilingue. Sur la base de ce
principe général, la Commission a formulé un certain nombre de
recommandations prémonitoires :
que l’anglais et le français soient déclarés langues officielles du
Parlement du Canada, des tribunaux fédéraux, du gouvernement fédéral et de
l’administration fédérale;
que le Parlement fédéral adopte une loi sur les langues officielles et
que le gouverneur général en conseil désigne un Commissaire général aux
langues officielles;
que soit reconnu le droit des parents canadiens de faire instruire leurs
enfants dans la langue officielle de leur choix (selon la concentration
démographique);
que la Constitution soit modifiée de façon à y inscrire les principes
fondamentaux appuyant la politique proposée.
La mise en œuvre de ces recommandations a demandé plusieurs années. La
Loi sur les langues officielles de 1969 en a constitué le premier
acte, que nous devons à Pierre Elliott Trudeau. Cependant, cette loi
était purement déclaratoire, elle ne prévoyait aucun recours judiciaire.
Le deuxième acte de la mise en œuvre des recommandations de la Commission a
bien sûr été la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. En
plus d’instituer en droit l’égalité de statut des deux langues du Canada,
elle confère des droits à l’instruction dans leur langue aux minorités de
langue française et anglaise. L’avènement de la Charte a nécessité un
ajustement législatif, qui est survenu en 1988 sous la forme de la Loi
concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada. Cette
loi est le troisième acte de la mise en œuvre des travaux de la Commission.
Elle a mis à jour les moyens de faire respecter l’égalité de statut quant
à l’usage des langues officielles au sein des institutions fédérales et
elle prévoit la promotion de ces deux langues dans la société canadienne de
même que des communautés minoritaires qui les parlent.
Lorsque le Premier ministre du Canada, le très honorable Jean Chrétien,
m’a demandé, en avril 2001, de préparer un plan d’action pour
insuffler un nouvel élan à la dualité linguistique canadienne, j’ai convenu,
avec mes collègues, qu’il importait de s’inspirer de la démarche de la
Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme. J’entends par là qu’il
nous fallait prendre le temps de poser un bon diagnostic avant de lancer ce qui
deviendra, nous l’espérons, le nouvel acte de la politique sur les langues
officielles. C’est ce que nous avons fait, en consultation étroite avec les
communautés de langue officielle.
2. Où en est notre dualité linguistique aujourd’hui?
Nous avons dressé un double constat : premièrement, notre dualité
linguistique a progressé de façon impressionnante depuis l’époque de la
Commission; mais deuxièmement, cette dualité fait face à des défis qui n’avaient
pas la même ampleur il y a quarante ans.
Le progrès accompli, on le voit apparaître d’abord du point de vue des
mentalités : la majorité anglophone est bien plus ouverte à la dualité
linguistique qu’elle ne l’était à l’époque. Les enquêtes d’opinion
montrent d’ailleurs que l’appui à la politique sur les langues officielles
est particulièrement élevé chez les jeunes. Ces mêmes enquêtes font
ressortir un fort désir chez les parents que leurs enfants apprennent l’autre
langue officielle. Les résultats ne sont pas à la hauteur de ces souhaits
cependant. La maîtrise de l’anglais chez les jeunes francophones du Québec
(15-24 ans) est passée de 31 % en 1971 à 42 % en 2001. La
maîtrise du français chez les jeunes anglophones hors Québec s’est
aussi accrue, passant de 7 % en 1971 à 14 % en 2001. On progresse,
mais lentement, trop lentement.
Notre droit a connu une évolution aussi spectaculaire que celle des
mentalités. Notre jurisprudence protège bien mieux qu’autrefois l’égalité
de statut du français et de l’anglais au Canada. Les dernières décennies
ont vu apparaître des jugements qui prennent en compte la vulnérabilité du
français ou des minorités de langue officielle pour des raisons d’équité
propres à notre Constitution et à notre vision du Canada.
D’énormes progrès ont également été accomplis du point de vue des
institutions. La fonction publique fédérale n’est plus du tout l’institution
quasi unilingue qu’elle était il y a quarante ans. Aujourd’hui, les
francophones sont bien représentés dans l’administration fédérale à tous
les échelons de la hiérarchie et le nombre de postes désignés bilingues n’a
cessé de s’accroître, passant de 21 % en 1974 à 37 % en 2001.
Encore plus notable a été la transformation des institutions d’enseignement
des communautés francophones en situation minoritaire. On ne trouvait pas d’écoles
françaises dans la moitié des provinces en 1982. Encore en 1990, les
minorités d’expression française ne géraient que quelques écoles en
Ontario et l’ensemble de celles du Nouveau-Brunswick. Quel contraste avec la
situation d’aujourd’hui, alors que des structures de gestion scolaire
minoritaires sont en place dans toutes les provinces et dans les territoires. La
clientèle scolaire en milieu minoritaire francophone est passée de 56 %
des élèves admissibles en vertu de la Charte en 1986, à 68 %
en 2001.
Cependant, malgré ces progrès substantiels, la situation du français reste
fragile. Je voudrais insister ici sur un défi en particulier. Une donnée clé
pour l’avenir des communautés francophones en situation minoritaire, sans
doute la plus importante, est la transmission de la langue française aux
enfants. Ce taux de transmission du français est de 62 % selon le
recensement de 2001. Comment se fait-il qu’il ne soit pas plus proche de
100 % compte tenu des progrès culturels, institutionnels et
juridiques accomplis? Nous avons trouvé que le principal élément de réponse
tient à ce que, de plus en plus, l’un des deux parents n’est pas
francophone : c’est ce qu’on appelle l’exogamie.
Lorsque les deux parents sont francophones, la transmission du
français se fait dans 95 % des cas. Mais lorsque l’un des deux parents n’est
pas francophone, ce taux baisse à 42 %. Or, l’exogamie se généralise.
En fait, près des deux tiers de ces enfants se trouvent aujourd’hui dans des
familles où seulement l’un des deux parents est de langue maternelle
française. C’est là un phénomène qui était beaucoup moins développé à
l’époque de la Commission et dont la politique sur les langues
officielles d’aujourd’hui doit tenir compte.
Une donnée très importante à intégrer de ce point de vue est celle
voulant que, lorsque le parent anglophone ne parle pas français, la
probabilité que les enfants apprennent cette langue n’est que de 32 %,
alors qu’elle grimpe à 70 % s’il maîtrise le français.
On retrouve le même phénomène chez les Québécois de langue maternelle
anglaise, bien que les conséquences en soient moins significatives étant
donné la force d’attraction de leur langue. Le taux de transmission de la
langue est de 86 %, mais il baisse à 54 % lorsque l’un des parents
est francophone. La transmission de l’anglais aux enfants n’est donc pas
automatique chez les couples exogames. Or, les couples dont la communauté
anglophone est formée sont maintenant exogames presque six fois sur dix.
Il y a donc un lien positif entre l’apprentissage de l’autre langue
officielle par la majorité et la vitalité des communautés de langue
officielle en situation minoritaire : plus les parents en situation minoritaire
ont un conjoint qui parle leur langue, ou du moins en a une certaine maîtrise,
plus les chances qu’ils transmettent leur langue à leurs enfants sont
élevées.
3. Un Plan d’action pour le début du XXI e siècle
C’est fort de ce constat que le gouvernement du Canada a conçu son plan d’action
pour les langues officielles. La première priorité est bien sûr l’éducation,
car c’est par elle que l’on peut aider les parents à transmettre leur
langue. Le gouvernement du Canada réinvestit dans l’enseignement dans la
langue de la minorité et dans l’enseignement de la langue seconde, y compris
dans les écoles d’immersion. Il y consacre les sommes nécessaires. Il ajoute
au montant prévu de 929 millions de dollars sur cinq ans la somme de
381,5 millions. Mais il ne s’agit pas seulement de majorer le financement.
Il faut aussi se donner des objectifs plus exigeants, qui correspondent aux
défis que je viens de décrire.
Avec ses partenaires, et dans le plein respect de leur compétence
constitutionnelle, le ministère du Patrimoine canadien voudra financer des
mesures assorties d’objectifs clairs, tant du point de vue de l’accès à l’enseignement
dans la langue que de la qualité de cet enseignement, des garderies jusqu’aux
études postsecondaires. Un objectif majeur est d’augmenter de façon
substantielle la proportion des étudiants admissibles inscrits dans les écoles
francophones. Elle est actuellement de 68 %; nous voulons qu’elle
atteigne 80 % dans dix ans. Autre objectif ambitieux, mais réaliste :
doubler d’ici dix ans le pourcentage des jeunes Canadiens âgés de
15 à 19 ans qui connaissent l’autre langue officielle. Actuellement,
ce pourcentage est de 24 %. L’objectif est que d’ici dix ans un jeune
Canadien sur deux maîtrise ses deux langues officielles. Pour cela, il faut
améliorer le français et l’anglais de base, donner un nouvel élan à l’immersion,
augmenter le nombre d’enseignants qualifiés et offrir aux diplômés l’occasion
de mettre à profit leurs compétences.
Mais il faut aller au-delà de la salle de classe si l’on veut assurer la
vitalité de nos communautés de langue officielle. La grande nouveauté du Plan
sous cet aspect est de cibler de façon particulière des domaines prioritaires
et d’y consacrer un financement fortement accru. Ces domaines sont la
petite enfance, la santé, la justice, l’immigration et le développement
économique. Dans tous ces domaines, le Plan élargit l’accès des
communautés à des services publics de qualité dans leur propre langue et à
des programmes gouvernementaux appropriés qui pourront mieux les aider
pour un développement qui dépend avant tout d’elles-mêmes. Le gouvernement
du Canada se donne les moyens d’être un partenaire plus efficace, présent
et attentif.
Mais pour cela, il faut que le gouvernement du Canada soit lui-même
exemplaire du point de vue de la pratique des langues officielles. Or, il reste
beaucoup à faire avant que la fonction publique fédérale soit conforme à la
vision du Canada énoncée à l’époque par la Commission. Le fait est que les
bureaux censés offrir leurs services dans les deux langues ne sont pas toujours
en mesure de le faire, que les postes bilingues ne sont pas tous comblés par
des titulaires bilingues et que les retards s’accumulent dans l’évaluation
et la formation linguistiques. Aussi le Plan d’action vise-t-il à replacer
les langues officielles parmi les priorités gouvernementales et à modifier en
conséquence la culture organisationnelle de la fonction publique fédérale.
À cette fin, au cours des cinq prochaines années, le gouvernement investira
des fonds nouveaux totalisant 64,6 millions de dollars pour rendre la
fonction publique exemplaire. Pour le Conseil du Trésor, cela représente une
majoration de 208 % de son budget affecté aux langues officielles. Les
mesures prévues seront déterminantes, avec notamment le nouveau Fonds
régional pour les partenariats, le nouveau Fonds d’innovation et une
Direction des langues officielles substantiellement mieux outillée. Toutes les
institutions fédérales seront plus à même, non seulement de remplir les
obligations que leur assigne la Loi, mais d’être vraiment imprégnées de la
culture des langues officielles.
D’ailleurs, pour que les langues officielles demeurent une priorité
quotidienne dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques et
des programmes gouvernementaux, le Plan d’action dote le gouvernement d’un
cadre d’imputabilité et de coordination. Ce cadre accomplit deux choses.
Premièrement, il codifie, pour la première fois, les responsabilités
actuelles des institutions fédérales en matière de langues officielles.
Deuxièmement il en ajoute de nouvelles. Désormais, les institutions
fédérales sont tenues d’analyser les incidences des propositions qui font l’objet
de mémoires au Cabinet sur les droits linguistiques du public et des
fonctionnaires fédéraux. L’exécution générale de leur mandat doit
prévoir la consultation des communautés de langue officielle. Un ministre
responsable des langues officielles assure la coordination horizontale
nécessaire à la mise en œuvre et à l’évaluation du Plan d’action.
Conclusion
La Commission royale d’enquête sur le
bilinguisme et le biculturalisme, forte d’un programme de recherche
imposant, a identifié les bons objectifs : aider les Canadiens à
apprendre les deux langues officielles et leur donner des institutions en mesure
de les servir dans ces deux langues. Les progrès accomplis depuis sont
spectaculaires. Notamment, les communautés francophones en situation
minoritaire ne pouvaient que rêver, il y a quarante ans, aux institutions ou
aux droits dont elles disposent aujourd’hui. De même, la dualité
linguistique était une valeur beaucoup moins intégrée dans notre culture
politique.
Le Canada doit continuer à poursuivre les objectifs que la Commission lui
avait indiqués. Mais il doit le faire en tenant compte du contexte d’aujourd’hui.
À l’époque de la Commission, le taux de fécondité était plus élevé et
les jeunes restaient davantage dans leurs communautés que maintenant. De même,
les jeunes de langues différentes ne fondaient pas des familles en proportion
comparable à la situation actuelle. Il faut donc repenser nos politiques de
façon à aider ces jeunes à renforcer leurs liens avec leur langue et leur
communauté, dans un contexte où ils sont beaucoup plus mobiles qu’autrefois.
Il faut aussi aider ces nombreux couples exogames à transmettre leur double
héritage linguistique à leurs enfants.
Si nous devons aider les jeunes Canadiens à apprendre leurs deux langues
officielles, ce n’est pas seulement afin de renforcer la cohésion de notre
pays. C’est aussi parce que notre dualité linguistique est un atout pour
notre avenir, en ce début de XXI e siècle, dans ce monde
de plus en plus global, où les communications revêtent une importance toujours
plus grande, où l’économie est de plus en plus axée sur le savoir et l’innovation.
Le Canada a l’immense chance d’avoir deux langues officielles qui sont des
langues de stature internationale. Nos deux langues officielles sont les deux
volets grands ouverts d’une belle fenêtre qui nous donne accès au monde.
Elles nous familiarisent avec le pluralisme linguistique et l’apprentissage
des autres langues qui sont parlées chez nous et ailleurs.
Alors que les autres pays développés investissent massivement dans les
compétences langagières de leurs populations, le Canada se doit de s’appuyer
sur l’héritage que nous a laissé la Commission royale sur le bilinguisme et
le biculturalisme. Nous devons tirer le plein parti de notre dualité
linguistique. Les Canadiens le demandent. Le Plan d’action du gouvernement du
Canada les y aidera.
- Canada, Bureau du Conseil privé, Le prochain acte : un
nouvel élan pour la dualité linguistique canadienne, Ottawa, 2003,
79 pages.
- « Le Premier ministre parle des critiques formulées
autour de lui contre la Commission et son programme de recherche. S’ils m’arrive,
dit-il, d’avoir des moments d’impatience par rapport à vous (recherches
qui n’en finissent pas et prolifèrent indéfiniment), on comprend que
chez d’autres, cela aille à l’exaspération.», André Laurendeau,
Journal tenu pendant la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme
et le biculturalisme, VLB Éditeur/Le Septentrion, Montréal, 1990,
p. 358.
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